Le nouvel accident du pont de Québec

R. Bonnin, La Nature N°2249 — 4 Novembre 1916
Samedi 4 juin 2011 — Dernier ajout mercredi 11 décembre 2019

Le nouveau pont de Québec dont La Nature a déjà eu l’occasion de s’occuper (n° 2008 [1]) est destiné à remplacer celui qui, à moitié terminé et pendant son montage, s’est effondré le 30 août 1907 dans le Saint-Laurent à la suite de la rupture d’une ries pièces principales de la superstructure.

Dans le numéro de La Nature du 9 novembre 1907, nous avons donné des détails circonstanciés sur cette catastrophe [2]. A la suite de cet événement, le gouvernement canadien chargea une commission composée d’ingénieurs d’en rechercher la cause, et le 9 mai 1908, elle déposait son rapport dont les conclusions étaient les suivantes :

La chute du pont de Québec provient de la rupture d’une pièce comprimée formant la membrure inférieure d’une des poutres de la travée de rive, rupture due à des erreurs commises par les ingénieurs chargés de l’étude de la construction du pont, et aussi à la disposition défectueuse des pièces comprimées.

L’erreur commise provient d’une part, d’avoir admis comme base de calcul des dimensions à donner aux différentes pièces de l’ossature du pont, un poids trop faible de ce pont et d’avoir ensuite négligé, comme cela se fait toujours, de faire un nouveau calcul ; d’autre part, chose plus grave, d’avoir admis pour le travail à faire subir au métal par millimètre carré de surface des valeurs de beaucoup supérieures à celles habituellement admises.

Il résulte de ces deux erreurs, l’une de calcul, et l’autre d’appréciation, que le travail auquel se trouvaient soumises les pièces de l’ossature du pont, dépassait celui déjà très élevé admis par le cahier des charges, et même, en fin de compte, la limite élastique du métal, c’est-à-dire la charge à partir de laquelle la rupture des pièces est à craindre. Enfin la disposition des pièces comprimées était défectueuse, en ce sens que le système de treillis qui relie à la partie supérieure et inférieure, les poutres verticales constituant les pièces comprimées et qui avait pour but de rendre celles- ci solidaires l’une de l’autre était de dimensions insuffisantes pour résister aux effets de flambage. En présence des conclusions de cette enquête et pour éviter le retour de pareilles erreurs, le gouvernement canadien chargea une commission d’ingénieurs très compétents d’étudier la reconstruction de cet important ouvrage, et, après des études et discussions longues et minutieuses, confia ce travail à la Compagnie St. Lawrence Bridge C° qui est la fusion de deux autres sociétés métallurgiques. Au point de vue des pièces comprimées, des essais très sérieux ont été faits dans l’usine, dans le but de comparer la résistance au flambage des diverses pièces étudiées et de choisir la disposition la plus résistante.

C’est ce nouveau pont de Québec dont nous allons indiquer les principales caractéristiques, qui, à son tour le 11 septembre dernier, vient de subir pendant son montage une avarie certainement grave, mais dont l’importance n’approche pas, comme nous le verrons, de celle du premier pont de Québec. Les détails manquent encore pour déterminer d’une manière certaine la cause de l’accident ; après l’enquête, qui certainement va être faite, nous en ferons connaître les résultats. En attendant nous nous bornerons à résumer les faits.

Le nouveau pont. - Le nouveau pont (fig. 1) est exactement dans le même axe que l’ancien, seulement, afin d’éviter les piles qui soutenaient l’ancien pont dont on doutait de la solidité, on déplaça celui-ci longitudinalement de quelques mètres. Comme le pont primitif, le nouveau est un pont en cantilever. Il se compose de trois ouvertures dont voici les caractéristiques principales :

L’ouverture de la travée centrale est de 548,60 m, c’est-à-dire la même que celle du pont écroulé. Cette travée centrale est formée de deux poutres en cantilever de 176,80 m de longueur chacune, et d’une poutre centrale les réunissant de 195 m. de portée. Le poids de cette travée centrale est de 5 000 tonnes environ. L’ouverture des travées d’ancrage est de 156,97 m, de telle sorte que la longueur totale du pont, entre les culées d’ancrage, est de 802,54 m. Les.poutres principales ont une hauteur de 94,48 m à l’aplomb des piles en rivière, et de 21,34 m aux extrémités. La hauteur de la poutre centrale de jonction est de 33,53m au milieu de la portée, et de 21,34m aux appuis sur les poutres en encorbellement. La largeur du pont d’axe en axe des poutres de rives est de 26,82 m. Quant à la triangulation de l’âme des poutres principales, elle est formée par des montants verticaux avec diagonales disposées en forme de K, disposition qui a pour avantage de diminuer les modifications des poutres sous l’influence des charges roulantes. Toutes les pièces composant les poutres d’ancrage et celles immédiatement en dessus des piles en rivière sont en acier au carbone. Il en est de même du plancher supportant les voies. Quant aux poutres en encorbellement et à celles de la travée centrale, le métal employé est l’acier au nickel. Contrairement à ce qui existait au pont primitif, les semelles inférieures des poutres en encorbellement et des poutres d’ancrage qui sont comprimées au lieu d’être courbes sont rectilignes. Le nouveau pont n’est destiné qu’à supporter deux voies de chemin de fer et des passerelles pour piétons, le Gouvernement canadien abandonnant complètement l’idée des voies de tramway et charretières, ce qui a permis de diminuer le poids de la superstructure.

Montage du pont et accident du 11 septembre 1916. - Le montage des travées de rive s’est fait sur échafaudage et celui des poutres en encorbellement de la travée centrale s’est opéré, ainsi que cela se fait le plus généralement, en porte à faux : ces opérations n’ont présenté aucune difficulté.

Toutes ces poutres d’ancrage et d’encorbellement étaient terminées dès la fin du mois d’août dernier. Il ne restait plus pour terminer le pont, qu’à monter la poutre centrale de jonction des deux poutres en encorbellement de la travée centrale. Deux méthodes pouvaient être suivies pour cette opération ; l’une consistait à monter la poutre centrale en porte à faux, à partir des extrémités des poutres en encorbellement, puis à faire, au milieu de la portée, le jonctionnement de ces deux parties de poutre ; l’autre consistant à construire sur les bords du Saint-Laurent la poutre centrale, à l’amener au moyen de chalands par flottaison au-dessous du pont qu’elle doit occuper dans le pont définitif ; puis enfin, au moyen d’organes mécaniques la soulever jusqu’à la hauteur du plancher du pont où elle sera ensuite fixée définitivement. C’est cette dernière méthode que les ingénieurs de la St Lawrence Bridge Co ont adoptée, malgré les dangers qu’elle pouvait présenter étant donnés la rapidité des courants de marée dans le Saint-Laurent et le peu de durée de l’étale entre le flot et le jusant.

Comme on le voit sur la figure 2, à l’extrémité de chacune des poutres en encorbellement de la travée centrale est fixée une charpente très résistante, s’abaissant jusqu’au-dessous des eaux du Saint-Laurent. Cette charpente peut tourner autour de son axe supérieur, de telle manière que cette charpente peut être amenée au niveau du plancher du pont définitif ; et empêcher ainsi, en cas de besoin, toute gêne à la navigation du Saint-Laurent. Cette charpente a été calculée de manière qu’elle puisse, lorsque la poutre centrale y sera fixée, résister aux efforts, agissant sur celle-ci, dus au courant du fleuve et qui sont variables, se dirigeant tantôt vers l’amont, tantôt vers l’aval.

Des tiges verticales en acier, également fixées aux poutres en encorbellement, descendent verticalement et se terminent par des supports sur lesquels viennent s’appuyer les extrémités des poutres de la travée centrale. Des presses hydrauliques agissent sur ces tiges verticales, soulèvent la poutre centrale pour l’amener à son niveau définitif.

Le montage du pont qui forme la travée centrale s’est opéré sur la rive du Saint-Laurent à quelques kilomètres en aval du pont définitif. Ce montage terminé, on amena ce pont par flottaison au moyen d’un remorqueur, au pont définitif, où on l’amarra aux charpentes dont nous avons parlé plus haut (fig. 2). Puis enfin, on le fit reposer sur les semelles dont nous avons également parlé, et qui devaient servir à amener ce pont à son niveau définitif, qui était d’environ 45 m au-dessus du niveau des eaux du Saint-Laurent.

Toutes ces opérations, dont l’une, le remorquage du pont, était des plus scabreuses, se sont effectuées sans aucune difficulté. Il ne restait plus maintenant qu’à soulever le pont et à ramener à son niveau définitif. Cette opération fut commencée dans la matinée, du 11 septembre dernier et tout allait Lien jusque vers 10 h. 1/2, où le pont avait atteint une hauteur d’environ 11 m au-dessus des eaux du Saint-Laurent, lorsque, une des semelles supportant le pont céda ; celui-ci ne portant plus que sur trois points d’appui s’inclina, puis après s’être brisé vers le tiers de sa longueur s’effondra dans le Saint-Laurent ; dans des profondeurs de 70 m environ. Sera-t-il possible de retirer du fond du fleuve une partie des matériaux qui constituait le pont et de le reconstruire. L’avenir seul le démontrera.

En résumé, c’est à la rupture d’une des semelles de support du pont que. l’accident est dû. Cette rupture est-elle due à des fissures ou à des criques dans le métal, quelques-uns le supposent ; d’autres, au contraire, mettent en avant la malveillance, ce qui serait loin d’être impossible. Dans tous les cas, nous attendrons l’enquête, qui certainement sera faite, et. qui nous permettra de déterminer la véritable cause de la rupture de cette semelle.

R. Bonnin.

[1Le nouveau pont de Québec sur le Saint-Laurent, R. Bonnin, La Nature, N°2008 - 18 Novembre 1911

[2La catastrophe du pont de Québec sur le Saint-Laurent, R. Bonnin, La Nature N°1788, 9 novembre 1907

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