Olivier de Serres naquit en 1539. Les milieux agronomiques célèbrent son quatrième centenaire. Le livre qu’il fit paraître vers sa soixantième année rassemble les données agricoles du XVIe siècle. Il les avait recueillies dans les différentes provinces françaises et à l’étranger, et, ce qu’il est essentiel de noter, les avait soumises au contrôle de la pratique sur son domaine. Le Théâtre d’Agriculture et Mesnage des champs est une œuvre encyclopédique qui se rattache par l’étendue du sujet qu’elle voulait aborder aux immenses compilations et aux prétendues classifications dont le Moyen Age s’est montré si volontiers prodigue ; mais l’esprit précis et en quelque sorte rationnel qui l’anime en fait une œuvre tournée vers l’avenir dont la lecture est encore fructueuse.
Olivier de Serres est surtout connu par ses discours sur les cultures et sur les modes d’élevage des animaux domestiques ; nous jugeons qu’il s’est montré un précurseur ; certaines méthodes inaugurées au XVIe siècle sur ses terres semblent à maints praticiens du XXe inéluctablement liées au rythme des saisons. Mais ses contemporains l’appréciaient en grande partie sur son opuscule La Cueillette de la Soie, incorporé par la suite au Livre V du Théâtre d’Agriculture. La grande influence de cet ouvrage sur l’économie rurale de la France a permis à des régions pauvres de connaître une source de revenus qui ne fut négligée qu’à la fin du siècle dernier, lorsque la vigne eut conquis la Place prépondérante qu’elle y occupe encore aujourd’hui. Le mérite d’Olivier de Serres, bien longtemps avant que toute recherche agronomique s’imposât, en tant que telle, à l’esprit des hommes, est d’avoir consulté les diverses méthodes, recettes et superstitions formant l’art des magnans italiens et provençaux, confronté les résultats, et, d’après eux, recommandé une ligne de conduite. Ferions-nous autrement ?
L’économie du XVIe siècle
Avant d’analyser comment l’industrie de la soie s’implanta en France au Moyen Age, et quel rôle exact doit être attribué à l’ouvrage d’Olivier de Serres, il est intéressant de tracer rapidement un tableau de l’économie du XVIe siècle et de montrer les raisons profondément ancrées dans l’histoire de la Nation qui conduisirent Olivier de Serres à composer un Théâtre d’Agriculture et qui expliquent aussi le prodigieux succès du livre.
L’afflux incessant de métaux précieux que les peuples conquérants, principalement les Espagnols, apportent du Nouveau Monde, agit fortement sur l’économie européenne du XVIe siècle et lui communique une expansion commerciale considérable. Le courant de richesses monétaires qui envahit alors l’Europe provoque une hausse continue du prix des denrées périssables et des objets manufacturés. En même temps, la valeur foncière du sol augmente avec la rente qu’il procure. Durant un demi-siècle, sa valeur arrive à tripler ( [1]).
L’accroissement du capital mobilier et immobilier entraîne un mouvement de spéculation qui se marque par les progrès rapides du commerce, par la création de nouvelles industries. Le milieu agricole n’échappe pas à cette impulsion : dans les campagnes, les spéculations sur les produits de la terre conduisent à une spéculation sur la terre elle-même durant la période où Olivier de Serres voyage et expérimente. De nombreux marchands des villes, dont le capital nominal s’est gonflé dans le commerce intense qu’ils ont établi et par la montée des cours, pour arrondir un domaine, achètent de nouvelles terres ; les paysans, dont le capital foncier n’a pas suivi la hausse des prix, les cèdent facilement.
Cet attrait du sol sur les Bourgeois est souligné par Olivier de Serres quand il écrit : « Car à quoi travailler aux Armes, aux Lettres, aux Finances, aux Trafiques, avec tarit d’affectionné labeur, que pour en avoir de l’argent ; et de cet argent, après s’en estre entretenu que pour en achepter des terres (…) et en retirer les fruits pour vivre ? Et comment les en retirer que par la culture ? Ce n’est donc aux habitants des champs que nostre agriculture est particulière : ceux des vil les y ont leur fait. »
Ces nouveaux terriens n’envisagent pas la culture du sol comme le faisaient les possesseurs antérieurs. Au goût de l’observation, ils joignent le sens des améliorations qui rapportent. Ils ont vécu dans la tradition entreprenante du négoce, née de cette confiance en eux-mêmes qu’ils ont acquise en 50 ans de réussite continue. Ils l’amènent dans les campagnes, et l’appliquent à un nouveau but : l’agriculture.
Olivier de Serres, issu d’hommes d’église et d’hommes de loi, fait, par certains côtés, partie de ces nouveaux terriens. Sa jeunesse s’est passée dans une ambiance de richesse et de culture intellectuelle. Il tient de sa famille quelques biens ; il en acquiert d’aubes. Il est donc très qualifié pour suivre le mouvement psychologique qui se développe parmi la classe de ceux que l’on a nommés les marchands laboureurs.
Son œuvre, d’une actualité débordante sur le plan historique, est absolument irremplaçable : elle apporte l’opinion d’un homme averti sur les problèmes auxquels se heurtent ses contemporains. Il a expérimenté sur son sol et à ses dépens ; il est celui qui a eu assez d’habile ténacité pour triompher des essais entrepris, aussi hors de coutume qu’ils pouvaient paraître à son époque. On pourrait établir une parallèle entre lui et les Vilmorin, les Boussingault, les Riessler, les de Vogüé.
La cueillette de la soie
La Ceuillette de la Soie permit de résoudre un problème économique mal posé, auquel s’était heurtée la Monarchie depuis 150 ans ; il n’est donc pas étonnant que cet ouvrage ait alors particulièrement attiré l’atention sur Olivier de Serres. Pour en comprendre l’importance, il faut se souvenir de ce qu’était le com merce de cette précieuse « estoffe si admirable ». Bien avant de connaître la soie en tant que textile, l’Europe connut les tissus de soie expédiés d’Asie. Ce n’est qu’après l’an 1000 que la soie grège dût être tissée en Méditerranée occidentale, comme en font foi ces fragments relevés par FRANCISQUE-MICHEL dans le roman de Perceval où des chevaliers prisonniers :
« … tissent poiles et bofus et dras de soie à or batus. »
et dans le Chevalier au lion, où 300 filles, formant sans doute le harem des rois normands de Sicile :
« … diverses œuvres fesoient de fil d’or et de soie ornoient » ( CLOUZAT. Le métier de la soie en France)
La conquête arabe avait fait connaître le ver à soie à l’Europe : mais, il n’y avait alors pour ainsi dire pas de producteur de soie indigène ; au XIe siècle, une mention en est faite en Italie méridionale, et peu à peu, dans le courant du XIIIe et du XIVe siècles, un certain nombre d’éducations de vers à soie sont signalées à Venise, Bologne, Modène, Lucques, et en Espagne. L’industrie et le négoce de la soie étaient un quasi-monopole des marchands italiens, forts de leurs relations commerciales avec l’Orient.
Le métier de la soie existe en France depuis le XIIIe siècle, où des « fllaresses » de soie sont établies à Paris ; à la fin du XIVe siècle, on pouvait acheter des satins tissés en Avignon, où les papes avaient favorisé celte industrie de luxe. Le marché lyonnais de la soierie était fort actif, mais, en fait, aux mains des importateurs italiens. Louis XI essaya de briser cette hégémonie, comme bien d’autres. Il fil venir des ouvriers italiens qui teignent et tissent la soie, afin de monter une industrie nationale « pour empescher grant vuidange d’or et d’argent » en direction de l’Italie (1470). Les marchands italiens lui firent échec à Lyon, mais il réussit à Tours. Cependant, cette industrie périclite sous le règne de François Ier et, en 1596, était inférieure au dixième de ce qu’elle avait été. Quand Henri IV fut couronné ( [2]).
A ce moment, par conséquent, le métier de la soie français avait 400 ans d’existence ; mais, gêné par la difficulté d’acquérir la matière première, la soie grège, qu’il achetait à ses concurrents, il ne pouvait prendre d’envergure ; on ne tissait que de la mercerie, et les industries étrangères fournissaient le pays d’étoffes de grande longueur et de tissus imagés.
La sériciculture, en effet, était représentée par de rares plantations de mûriers et des magnaneries dispersées. Il en existait probablement dans le Languedoc depuis le XIVe siècle, en Touraine et en Provence, sur l’initiative, semble-t-il, de la maison d’Anjou établie à Naples. Cavalli, Ambassadeur de Venise, écrit : « Les Français ont commencé à planter des mûriers et à élever des vers à soie, à en tirer de la soie autant que le climat le permet. Ils tâchent de réussir à force d’industrie » (1546). Il aime à présenter l’idée, alors très couramment reçue, et qu’il n’aurait voulu voir démentie, que, seul, le climat chaud de l’Italie convient à l’éducation du ver.
En somme, le ver à soie, auquel l’Italie et l’Espagne s’intéressent lentement, gagne le Midi de la France ; mais son élevage délicat est peu suivi par les paysans, point par les gens instruits.
Henri IV cherchait, dans de nombreux domaines, à émanciper l’économie française de la dépendance des industries étrangères. Le Gouvernement Royal, comme plus tard le Gouvernement Révolutionnaire et le Gouvernement Impérial, eut toujours pour thèse, en prenant l’initiative de susciter les intérêts privés, que la France devait produire tout ce qui lui était nécessaire ( [3]).
Pour la sériciculture, il existait alors plusieurs circonstances favorables à son développement, comme le goût du luxe qui provoquait l’extension de l’industrie lyonnaise, et d’autres, d’ordre naturel, révélés par le témoignage d’Olivier de Serres, à ce moment à la Cour.
Son ouvrage se place donc dans un courant de tentatives économiques plus ou moins bien menées. Grâce à lui, les procédés d’éducation des vers à soie furent disséminés en France, et, comme ils étaient solidement basés sur l’expérience, il n’y eut pas d’échec.
Cet homme avait éloigné les procédés superstitieux et les pratiques mauvaises pour considérer seulement ce qui était utile à la réussite de son projet. Il est même assez curieux, étant données les tendances spirituelles de l’époque, que personne ne se soit trouvé pour le contredire au nom de la scolastique ou de principes a priori, ce qui tient peut-être à la nouveauté du sujet sur lequel on n’avait pas d’opinion formée, et à la faveur dont Henri IV entourait Olivier de Serres.
Le Chapitre XV du Lieu Cinquième du Théâtre d’Agriculture porte le titre de l’opuscule paru en 1599 La Cueillette de la soie, par la nourriture des vers qui la font. Il est composé d’une quarantaine de pages portant chacune l’empreinte de l’esprit positif d’Olivier de Serres.
Après un historique de la question, il indique « quelle terre et quelle culture désire le mûrier, quelle :graine de ver est à choisir, quel logis et quel traite ment requiert le bestail qui en provient, quel est son rapport et usage ».
Sa technique ne diffère pas sensiblement de celle que l’on emploie de nos jours. Il n’était naturellement pas question de mesurer des températures, ni d’étudier l’anatomie : le microscope existait à peine, et le thermomètre était inconnu. La pébrine contre laquelle lutta Pasteur, ne devait faire son apparition que près d’un siècle plus tard.
Les figures illustrant cet article montrent bien comment était conçue une éducation de vers à soie. Elles sont extraites d’un ouvrage paru en 1602 ( [4].), le texte qui les accompagne est un résumé de La Cueillette de la Soie. Peut-être est-ce Olivier de Serres lui-même qui le composa.
La lecture, même rapide de La Cueillette de la Soie révèle une vision directe des choses et des êtres de la nature. L’opinion d’Olivier de Serres, que « l’expérience et la raison doivent s’accorder et que l’on doit croire ce que l’expérience prouve journellement » devait le conduire à pouvoir installer la sériciculture en France sur une base solide.
Mais ce n’est pas un ouvrage scientifique au sens strict du mot ; c’est un ouvrage technologique : l’intelligence critique et positive d’Olivier de Serres n’est pas désintéressée, ce qui aurait été une tendance contraire à l’esprit de son époque. Il donne d’ailleurs ses sentiments à ce sujet : « La Science sans usage ne sert à rien mais l’usage ne peut estre asseuré sans Science… » et « comme l’usage est le but de toute louable entreprise, aussi la Science est l’adresse du vrai usage, la règle et le compas de bien faire ; c’est la liai son de la Science et de l’Expérience » (Préface).
Il a voulu résoudre des problèmes pratiques ; il ne tenait pas à connaître les problèmes théoriques. Cependant, cette résolution a le caractère et la valeur d’une expérience scientifique. Si la nécessité de réussir une entreprise a fait plus que la curiosité de connaître, les résultats, et la méthode mise en évidence, sont du domaine de la Science.
Il est ainsi normal de chercher comment cet ouvrage se place dans la série des écrits zoologiques et plus spécialement entomologiques du Moyen Age et du début de la Renaissance ; d’examiner ce qu’Olivier de Serres, dans une étude à affinités scientifiques, apporte de plus que ses prédécesseurs, et de profitable à ceux qui l’ont suivi. Car ainsi vaut toute œuvre.
Les débuts de la biologie
Des ouvrages d’Aristote et de Pline l’Ancien, dont une appréciable partie se fonde sur l’observation, ne subsiste, dans la période médiévale, aucun souffle de recherche ; seule, la scolastique tirait des fruits de leur enseignement pour bâtir d’interminables compilations. La magie et l’astrologie d’Orient, puis l’influence de la Cosmogonie biblique avaient détruit le goût de l’observation scientifique hérité de la Grèce. Toutes les langues du Moyen Age connurent le Physiologus, un des ouvrages les plus appréciés ; c’est un Codex de Morale pratique brodé sur des dissertations à prétention zoologique ; à côté d’animaux réels travestis pour les besoins de la cause, on voit paraître ces images de la rêverie : sirènes, griffons, basilics ou centaures… qui orneront les vitraux et pierres des cathédrales.
L’entomologie est encore moins étudiée que la Zoologie générale ; l’imagination l’entoure des volutes de monstres. Un seul manuscrit tient, à cet égard, une place à part parmi ceux du Moyen Age : celui de Petrus Candidus Decembrus (1399-1477) qui dessine fidèlement de nombreux insectes, en un rare travail de minutie et de vérité : Blattes, Courtillières, Mantes, Papillons, Mouches… On y voit un ver à soie sur une feuille de mûrier représenté avec la sincérité d’une photographie.
Nous avons cependant des témoignages qu’un certain intérêt pour les Choses de la Nature existait, dans toute cette poussière de petits ouvrages sans autre objet que la pratique ou l’amusement et qui décrivent chiens, chevaux, faucons, et mœurs véritables des bêtes des bois. Beaucoup d’expérience le nourrit, mais aussi beaucoup de merveilleux. De même les traités sur les abeilles, insectes, si populaires, enseignent les types de ruches et leur orientation, la disposition du couvain, la poursuite des essaims. Mais, la fantaisie s’y prodigue ; la difficulté de manier ces insectes susceptibles y est bien autant que le charme des fables. Les poèmes de Vida sur les vers à soie n’y échappent pas ( [5]).
Si bien que, dans un cadre entomologique, l’ouvrage d’Olivier de Serres, qui semble à première vue se rattacher à cette série de traités pratiques, est en réalité la première description étendue, précise, des mœurs d’un insecte. Cet homme, qui est tout le contraire d’un scientifique désintéressé, a dû, pour réussir, envisager des faits biologiques, sans le vouloir ainsi peut-être, « la solicitude estant requise très grande à la conduicte de ce bestail »
Et pas seulement dans ce sens a-t-il fait œuvre durable. Mais il a orné l’intelligence des gens, de l’esprit d’une méthode, une des seules de ces temps que nous utilisons encore dans nos laboratoires : l’élevage complet d’un insecte de l’œuf à l’adulte, à travers ses changements de forme interrogeant l’influence de l’humidité, de la chaleur, de la nourriture. Son livre ouvre l’ère de la Biologie expérimentale avant Redi, Bacon, Malpighi, Harvey.
Olivier de Serres a provoqué la dissémination d’un excellent matériel d’étude, soumis docilement à l’objectif du microscope que lui ne connaissait pas encore, et suscité l’intérêt pour un ordre de recherches alors délaissé. Il a démontré, au début du XVIe siècle, qu’un cycle existe inéluctablement dans la vie d’un insecte ; il a précisé la connaissance de ce cycle, ce qui a permis toutes les généralisations qui en découlent.