Un médecin grec à Rome sous la République : Asclépiadès

Maurice Albert, la Revue Scientifique — 25 mars 1893
Dimanche 11 décembre 2016 — Dernier ajout samedi 7 septembre 2019

Conférence faite, le 4 mars 1893, à l’Association française pour l’avancement des sciences. Cette étude, plus développée que la conférence, est extraite d’un ouvrage que M. Maurice Albert prépare en ce moment. Le premier volume de cet ouvrage aura pour titre : les grecs à Rome, 1e série : les Médecins. Le second volume sera intitulé : les Grecs à Rome ; 2e série : Artistes et professeurs.

On a souvent raconté comment la Grèce soumise soumit à son tour son vainqueur barbare ; mais ce que l’on n’a pas dit, je crois, c’est que, de tous les conquérants pacifiques venus de la nouvelle province d’Achaïe, les plus vaillants et les plus fiers, les plus indépendants et les plus tenaces, les plus rebelles à l’assimilation latine furent les médecins. On a pu chasser de Rome les philosophes, on n’en a jamais chassé les médecins. Un décret, porté après la mort du vieux Caton, expulsa d’Italie tous les Grecs : les médecins demeurèrent sourds à cet ordre stupide et fermes au poste conquis. Il y a plus. Une fois acclimatés en Italie et cultivés par les Romains, les principaux genres littéraires, épopée, comédie, tragédie, etc., se sont modifiés sous l’influence de l’esprit national ; la médecine, elle, est restée grecque aux mains des Grecs. Si d’aventure quelques Romains, comme Sextius Niger et Julius Bassus, alléchés par les profits certains de ce métier très lucratif, ont osé le pratiquer, ils n’ont eu de succès et de clients qu’à la condition de devenir, comme les appelle Pline l’Ancien, des transfuges, c’est-à-dire de n’écrire qu’en grec et de ne parler que grec, comme parlaient latin les médecins au temps de Molière. L’étiquette grecque fit toujours prime à Rome, et les Romains l’ont presque toujours exigée. Sur ce point, le triomphe de l’Hellénisme fut complet, définitif et très bienfaisant.

De tous les médecins grecs de l’ancienne Rome, le plus grand fut Asclépiadès, de Bithynie.

I.

C’est dans la première moitié du VIIe siècle, quelques années après la réduction de la Grèce en province d’Achaïe, qu’Asclépiades vint se fixer à Rome. Suivant une tradition, dont Pline l’Ancien demeure responsable, il ne faudrait voir en lui qu’un des premiers types de ces Grecs affamés, si maltraités par Juvénal, de ces hardis aventuriers, capables de tout et propres à tout, à volonté peintres, augures, danseurs de corde, magiciens, grammairiens, rhéteurs et médecins. Asclépiadès, pour gagner sa vie, aurait d’abord enseigné l’éloquence. Ce métier ne l’enrichissant pas (ce qui parait étrange, puisqu’il avait un talent de parole que toute l’antiquité a reconnu et célébré), il se serait un beau jour avisé d’exercer la médecine sans l’avoir étudiée, à peu près comme feront plus tard ces industriels sans scrupules ni clients que Pline voyait quitter l’établi du menuisier, l’enclume du forgeron et l’échoppe du savetier pour pratiquer l’art de guérir ou de tuer impunément, et auxquels il semble penser quand il parle d’Asclépiadès. « Qu’un étranger, ajoute-t-il, qu’un enfant du plus léger des peuples ait pu tout d’un coup, à lui seul, dans le seul but de faire fortune, prescrire au genre humain des lois de santé, n’y a-t-il pas là de quoi nous indigner tous ? »

Si tel était réellement Asclépiades, comment expliquer qu’il ait été le médecin et l’ami de personnages comme L. Crassus, Marc-Antoine, Cicéron, le maître de Lucrèce, le favori de Mithridate, un des écrivains les plus féconds de son temps [1], l’idole des Romains, le bienfaiteur reconnu des hommes ? Comment se fait-il qu’après sa mort, pendant des siècles et jusqu’après Galien [2], malgré toutes les sectes médicales qui lui succédèrent et en dépit des progrès réalisés, il soit demeuré dans le souvenir de tous, très souvent invoqué, discuté quelquefois, presque toujours respecté ? Celse, qui le cite à chaque instant, se proclame sur beaucoup de points son disciple ; Sextus Empiricus déclare que son génie ne le cède à celui d’aucun autre ; Scribonius Largus et Cœlius Aurélianus voient en lui un très grand auteur de la médecine, et Apulée, après avoir mis Hippocrate hors de pair, l’appelle le prince des médecins. Galien lui-même, dont les idées étaient si opposées à celles d’Asclépiadès, rend hommage à son intelligence, à son habileté, à son éloquence ; et la peine qu’il se donne pour discuter son système, toujours en vigueur, prouve le cas qu’il faisait et qu’on faisait encore autour de lui du savant et du praticien.

En somme, Pline reste seul avec son indignation et son mépris [3]. Les anciens furent à peu près unanimes à reconnaître le génie d’Asclépiadès et de bonne heure, après quelques années d’exercice, son nom devint célèbre dans tout le monde romain, plus célèbre même et plus populaire que celui d’Hippocrate. C’est qu’en effet le système qu’il représentait était, on va le voir, plus agréable, plus décidé, plus accessible à tous. Asclépiadès avait encore un avantage sur le grand médecin de Cos : il était plus facile à sa gloire, reconnue et consacrée par les maîtres du monde, de se répandre dans toutes les parties de l’univers ébloui par le prestige de Home, qu’il ne l’avait été à celle d’Hippocrate d’aller de Grèce en Italie. Ainsi, de nos jours, un nom illustre dans la capitale va plus aisément jusqu’au bout de la France qu’une célébrité provinciale ne s’impose à Paris.

Celle d’Asclépiadès s’imposa très vite ; car le nouveau venu savait où il allait et ce qu’il faisait. Lorsqu’il vint s’établir à Rome, aux environs de l’année 630, il ne comptait pas, comme la plupart des autres émigrants grecs, sur le hasard pour trouver un métier et faire fortune ; il apportait avec lui des projets très arrêtés, un plan de vie tracé d’avance. Et son but, malgré l’affirmation de Pline ; qui a confondu ce Bithynien de Pruse avec un autre Bithynien du même nom, originaire de Myrlée et grammairien du temps de Pompée, n’était pas d’enseigner la rhétorique. C’est à conquérir et garder des clients, non à former des orateurs, qu’Asclépiadès devait employer cette éloquence séductrice que tous ont vantée. Il se proposait d’exercer la médecine, dont il est bien injuste de dire qu’il ne s’était jamais occupé [4].

Au témoignage d’un autre médecin, qui fit de lui une étude très sérieuse, de Cœlius Aurélianus, il l’avait apprise à bonne école, dans cette glorieuse Académie d’Alexandrie, illustrée, sous la protection magnifique des Ptolémées, par tant de découvertes en tout genre, surtout en anatomie, par les travaux de médecins dogmatiques tels que Praxagoras, Chrysippe, Érasistrate, Hérophile de Chalcédoine, et d’empiriques comme Apollonius d’Antioche, Glaucias et Héraclides le Tarentin. De ces premières études, fortifiées par une connaissance approfondie de la philosophie d’Épicure et par une longue pratique dans les villes de l’Asie Mineure et de la Grèce, à Parium surtout et à Athènes, Asclépiadès avait tiré un système très nouveau, très original et très hardi, dont Celse a dit qu’il changea presque complètement l’art de guérir, medendi rationem ex magna parte mutavit. Et c’est ce système qu’il venait offrir aux romains. Ce n’est donc pas seulement un médecin étranger, un simple praticien, comme on en avait vu jusqu’alors, qui pénètre en Italie avec le nouveau venu ; c’est la médecine même, la médecine grecque, que son représentant va habiller à la romaine et accommoder aux goûts des clients qu’il convoite.

II.

Asclépiadès comprit tout de suite combien la jalouse surveillance des empiriques latins, élèves de Caton, et l’orgueilleuse répugnance des maîtres du monde à se laisser soigner par des étrangers, rendaient sa position délicate. Il savait aussi quels fâcheux souvenirs avait laissés à Rome un de ses prédécesseurs, le chirurgien Archagatos, que l’on avait surnommé le bourreau, à cause du sang-froid et de la cruauté dont il faisait preuve quand il coupait les membres et taillait dans la chair vive. Avec infiniment de tact et d’adresse, Asclépiadès s’appliqua d’abord à détruire les préventions des Romains contre les médecins grecs, et à ruiner l’autorité de ses confrères romains, ignorants et grossiers. En même temps qu’il séduisit ses clients par des manières affables, une causerie brillante, des discours caressants et des attentions délicates [5], il les flatta dans leurs maladies par la façon dont il entreprit de les traiter. Son principe était qu’il faut guérir sûrement, promptement, agréablement, sûrement. Hélas ! Quel médecin fut jamais certain de guérir ses malades ? Promptement ! Assurément, il serait à souhaiter qu’on pût toujours le faire, id votum est, soupire Celse ; mais il est parfois téméraire de vouloir guérir trop vite. Agréablement ! C’est là qu’Asclépiades triomphait. Sans doute (et cela suffirait à prouver qu’il ne se préoccupait pas, comme Pline le lui a reproché, de plaire toujours et quand même), il y eut des cas où il se crut obligé de se montrer très énergique [6] : il lui arriva de condamner des malades à des veilles prolongées, à une soif intense, avec défense même de se rincer la bouche, pour que l’excès d’incitation amenât une débilité qu’il jugeait favorable à son traitement ; il dut aussi saigner dans la pleurésie, l’épilepsie et les convulsions, pratiquer la laryngotomie dans les suffocations, et la paracentèse, ou l’ouverture du ventre, dans l’hydropisie ; mais il ne risquait qu’a son corps défendant ces opérations qui lui étaient pénibles et peu familières [7]. C’est que, par nature et par goût, il était bien moins chirurgien que médecin. « Il faut, dit Celse, que le chirurgien ait un cœur intrépide. Résolu à guérir le malade confié à ses soins, il ne doit pas se laisser émouvoir par ses cris, ni se hâter plus qu’il ne convient, ni couper moins qu’il n’est nécessaire. Qu’il achève sa besogne en restant insensible aux plaintes du patient. » Un médecin, au contraire, peut être compatissant, et Asclépiadès l’était de toutes les façons, par sa parole, par les encouragements et les consolations qu’il prodiguait à ses clients, par le régime facile à suivre qu’il leur recommandait dans leurs maladies chroniques, par les remèdes très doux, surtout très peu nombreux, qu’il leur prescrivait dans leurs affections aiguës.

Ce fut là pour les Romains une chose toute nouvelle, une surprise très agréable. « Les anciens médecins, dit Celse, ceux-là surtout qui prirent le nom d’empiriques, attribuaient de grandes vertus aux médicaments qu’ils faisaient intervenir dans les traitements de toutes les maladies. Asclépiadès, au contraire, a presque entièrement banni l’usage de ces moyens curatifs qui, selon lui, dérangent l’estomac, et il a reporté tous ses soins à l’application du régime. » Ainsi, les vomitifs, mis depuis peu à la mode par de grossiers intempérants, mais de tout temps détestés des malades, étaient d’un usage très répandu : en les proscrivant, avec une rigueur peut-être excessive, Asclépiadès fit acte de médecin aimable et de courageux moraliste. À toute occasion, les empiriques administraient des purgatifs, dont ils s’étaient fait une sorte de panacée [8]. Convaincu qu’ils sont nuisibles au corps, l’affaiblissent et l’empêchent de parvenir à la vieillesse, Asclépiadès leur substitua les lavements, dont il exposa les effets bienfaisants dans un livre, De clysteribus, presque entièrement transcrit par Celse. Beaucoup moins exigeant que ses confrères et ses prédécesseurs, qui souvent, comme Hippocrate lui-même, imposaient la diète à leurs clients pendant une semaine entière, il ne la prolongea pas au delà du quatrième jour, sachant bien que le climat de Rome ne permettait pas une aussi longue abstinence que celui d’Asie ou d’Égypte. Souvent même, si la fièvre avait diminué, il cessait dès le début de résister aux réclamations de ses malades dont l’appétit lui paraissait un symptôme favorable. Surtout, il ne tint pas compte, pour donner ou refuser la nourriture, de l’influence prétendue des jours critiques. Il ne croyait pas, comme Hippocrate, que les jours impairs, le 3e, le 5e, le 7e, le 9e, le 14e et le 21e, ce dernier surtout, et le 9e, fussent particulièrement dangereux pour le malade atteint de fièvre. Il faisait même remarquer que les partisans de ces idées se mettaient en contradiction avec leur propre théorie, puisqu’ils comptaient un jour pair, le 14e, parmi les époques redoutables. C’est le 13e, disait-il, ou le 15e, qu’ils auraient dû choisir. Et il ajoutait : « Ce n’est pas le temps qui, de lui-même ou par une volonté expresse des dieux, guérit les malades ; c’est le médecin par son adresse et son habileté. Il ne faut jamais, comme faisait Hippocrate, attendre sans rien faire qu’une maladie se termine toute seule : il faut, par des soins et des remèdes, accélérer la guérison et se rendre maître du temps." C’est sans doute cette inaction qu’Asclépiadès avait en vue lorsqu’il reprochait ironiquement à la médecine des anciens Grecs de n’être qu’une méditation de la mort, et à ceux qui l’exerçaient ainsi de ne venir au lit des malades que pour constater la façon dont la nature se tirerait d’affaire.

Les Romains étaient moins sceptiques et plus actifs. À cette époque, pour combattre la fièvre, ils avaient coutume de provoquer la sueur par tous les moyens possibles ; ils étouffaient les malades sous le poids des couvertures, les mettaient rôtir devant le feu, ou les exposaient aux rayons d’un soleil ardent ; et, entre temps, ils les faisaient vomir ou les purgeaient. C’est par des procédés tout différents qu’Asclépiadès entendit combattre cette terrible, cette éternelle ennemie de Rome. Pour la fièvre, comme pour la plupart des maladies, il substitua aux remèdes violents un régime très doux, à la portée de tous, qu’il exposa dans plusieurs ouvrages, De periodicis febribus, De tuenda sanitate, surtout dans son livre sur les secours communs.

De cammunibus adjutaris. Les promenades, les bains, les frictions et le vin, tels étaient ses remèdes favoris. Il alla même jusqu’à appeler à son aide la musique, qu’il estimait être un calmant de premier ordre.

Pendant la convalescence, ou dans les intervalles des accès, il prescrivait à ceux dont le corps ne tremblait plus de fièvre, mais seulement de faiblesse, l’exercice qui fortifie, les promenades à pied, à cheval ou en pleine mer ; aux alités, même quand la fièvre était ardente (et cela parait à Celse excessif et dangereux), il recommandait la promenade en litière et en bateau, sur un fleuve ou dans un port. Les plus malades même, il se refusait à les laisser, comme c’était l’usage, dans l’obscurité et l’immobilité. Il avait imaginé pour eux des lits suspendus dont le bercement calmait les douleurs et appelait le sommeil.

Il était aussi très partisan des bains, qu’il donnait tantôt chauds, tantôt froids [9]. C’est lui qui fut le créateur de l’hydrothérapie, si goûtée sous Auguste, et personne ne contribua davantage à généraliser la mode des thermes que les mœurs grecques avaient introduits à Home. Qu’aurait pensé M. Porcius Caton de ce luxe de propreté ? Et quel nouveau grief il eût trouvé là contre les médecins détestés ! De son temps, en effet, on ne se baignait guère. « Au dire de ceux qui ont décrit les coutumes de la vieille Rome, raconte Sénèque, on se lavait chaque jour les bras et les jambes pour enlever les souillures contractées par le travail, mais l’ablution du corps entier ne se renouvelait qu’une fois la semaine, aux jours de marché [10]. » C’est à partir d’Asclépiadès, surtout, que les malades et tous les Romains adoptèrent un usage jusqu’alors plus particulièrement réservé aux amateurs de gymnastique ; c’est grâce à son influence que le goût se répandit des bains d’eau chaude et de vapeur dans des salles enveloppées d’air brûlant par des calorifères souterrains. Ce n’est pas tout : un des premiers voluptueux de Rome, l’ingénieux Sergius Orata, avait inventé des baignoires mobiles et suspendues au-dessus du foyer, sortes de berceaux d’eau douce ; Asclépiadès les adopta et les employa pour ses malades, qui trouvaient ainsi réunis le bain, le feu, la promenade et le lit. C’est lui encore qui introduisit dans la médecine romaine le système des onctions pour les maladies aiguës et récentes, du massage et des frictions pour les affections chroniques déclinantes. Hippocrate avait déjà emprunté à la gymnastique grecque et recommandé ce traitement qui fortifie les organes relâchés, rend la souplesse aux organes trop faibles ; et un de ses disciples, Prodicus de Sélymbrie, fit même de ce traitement un art spécial, l’écliptique, ou science de guérir par les frictions. Asclépiadès reprit ce système d’Hippocrate et le vulgarisa. Désormais, mais surtout plus tard, sous l’Empire, on verra de simples frotteurs de peau grasse s’ériger en médecins. Sous prétexte qu’ils ont quelque connaissance du corps humain, qu’ils règlent le régime des athlètes, qu’on les appelle quelquefois au chevet des malades ; comme on a recours aujourd’hui à un poseur de ventouses ou à un fabricant de bandages, ils se croiront de grands savants, rebattront de leurs conseils pédants les oreilles de leurs clients et joindront sans scrupules à leur nom d’Alipice le titre d’Iatras.

Enfin, voici le remède souverain d’Asclépiades, celui qu’il avait préconisé dans un traité spécial, De vini daliane, et dont il égalait la puissance à celle même des dieux. « C’est lui, dit Apulée, qui le premier a fait du vin un médicament salutaire. Il savait le donner à propos et connaissait merveilleusement les cas où il devient bienfaisant, et les malades auxquels il convient." Quels malades ? Les fiévreux, qui ont besoin d’être soutenus, et le vin faisait l’office de l’eau-de-vie que nous donnons dans les fièvres typhoïdes ; les phrénétiques qu’on calme et assoupit en les enivrant ; les léthargiques qu’on excite et dont on réveille les sens avec du vin donné à petites doses ; les cardiaques qui, transpirant beaucoup (boire et suer, dit Sénèque, telle est la vie du cardiaque), doivent être fortifiés et réchauffés. Cet emploi raisonné du vin et ses effets bienfaisants, est-il besoin de dire que Pline ne les a pas compris ni soupçonnés ? Oubliant sans doute qu’il vient, par erreur, de compter l’abstinence du vin parmi les remèdes qu’appliquait Asclépiadès, il ajoute un peu plus loin que ce médecin en promettait et en donnait aux malades ; et il ne veut voir là qu’un adroit moyen de séduction, mirabile artificium. Il se trompe, on vient de le voir. Pourtant, il est bien certain qu’en employant ce remède, Asclépiadès n’a pas nui à sa réputation de médecin bon enfant, d’homme à la mode. Même, il a dû particulièrement réussir auprès des femmes. Le temps, en effet, n’était pas loin où le vin, sauf celui de marc et de raisins cuits au soleil, était si rigoureusement interdit aux Romaines, qu’elles risquaient la mort si leurs maris en les embrassant respiraient sur leur bouche l’odeur du fruit défendu. Le souvenir subsistait encore et subsistera longtemps de la malheureuse femme d’Eguatius Mecenius assommée à coups de bâton pour avoir bu du vin au tonneau, et de cette autre condamnée par sa famille à périr de faim parce qu’elle avait brisé les cachets de la bourse qui gardait les clefs du cellier. Asclépiadès devait donc plaire aux femmes en leur accordant pendant leurs maladies une liberté qu’il allait devenir aisé d’étendre à la convalescence, et de prolonger même indéfiniment. Qu’est-ce en effet que la santé, sinon une convalescence, un répit entre la maladie d’hier et la maladie de demain ? Quant aux hommes, ce remède devait leur sourire d’autant plus agréablement que le vin prescrit par Asclépiadès était le vin grec ; et malgré la réputation que la récolte faite sous le consulat d’Opimius, précisément à l’époque d’Asclépiadès, venait de conquérir aux vins italiens, les crus de Chios, de Lesbos, de Cos gardaient pour les Romains le prestige mystérieux de l’ambroisie divine. Lucullus lui-même avouait que chez son père ces breuvages précieux ne faisaient jamais qu’une fois le tour de la table. Car c’étaient ces vins-là qu’Asclépiadès prescrivait à ses malades. Tantôt il les leur donnait au naturel, tantôt il les additionnait d’eau douce ou les préparait avec du miel, de l’hysope et autres produits que ses successeurs varieront et multiplieront à l’infini, pour remplacer l’alcool et l’éther inconnus des anciens ; le plus souvent, il les mélangeait d’eau de mer et obtenait ainsi un vin spécial très connu sous le nom de Tholassitès, et très recherché, parce que, même préparé avec du vin de l’année, il donnait l’illusion du vin vieux. Voilà, nous semble-t-il, une étrange boisson. Il était cependant si prisé des anciens ; ce vin récolté surtout et fabriqué à Cos, la patrie d’Hippocrate, dans le vignoble d’Hippos, que les Grecs l’appelaient Biôn, le dispensateur de la vie, et que les Romains trop pauvres pour se le procurer cherchaient du moins à l’imiter : ils s’imaginaient donner sa saveur et son bouquet à leur âpre vin de Sabine en mélangeant celui-ci d’eau de mer ou en laissant fondre dans leur tonneau du sel enfermé dans un sac de jonc odorant.

III.

Voilà comment, par la séduction qu’exerçaient sa personne et ses remèdes, Asclépiadès conquit très vite de nombreux clients et une gloire universelle. Il devint le type parfait du médecin à la mode et mondain, mais d’un médecin mondain qui serait en même temps, chose rare, un grand savant et le premier praticien de tous les pays. À cette époque, en effet, où les peuples de l’univers avaient les yeux tournés vers Home, la renommée d’Asclépiadès devait forcément se répandre partout ; et c’est ainsi que sa doctrine toute grecque, en somme, malgré les modifications introduites par son génie très original et la nécessité de se plier aux mœurs italiennes revint à la Grèce estampillée par les Romains. On fut ébloui par cette grande réputation, et l’on vit même Mithridate, par haine de Rome et par amour des sciences médicales, tenter de la confisquer à son profit.

À l’exemple d’Attalus, qui cultivait les plantes à Pergame, qui tentait des expériences avec les sucs et les semences et composait des poisons et des contrepoisons qu’il essayait sur les condamnés à mort, le grand roi de Pont avait appliqué à la médecine son génie si vaste. Il faisait partout rechercher et collationnait les livres relatifs à cette science, les recueils de remèdes et les descriptions de leurs effets. Lui-même avait inventé des antidotes et des électuaires dont un, composé de substances aromatiques et d’opium, est resté célèbre et porte encore son nom. Comme il aimait à vivre au milieu des médecins étrangers qu’il attirait à sa cour, et des eunuques instruits par lui-même dans l’art de guérir, il voulut s’attacher Asclépiadès. Mais celui-ci, peu soucieux d’abandonner une ville où il était traité en enfant gâté, répondit à cet appel à peu près comme les prêtres d’Épidaure avaient répondu aux députés romains envoyés en Argolide pour chercher Esculape, et qui durent se contenter de l’offre d’un serpent sacré. Au lieu de venir lui-même, Asclépiadès expédia à Mithridate le recueil de ses œuvres, que Pompée devait retrouver dans la bibliothèque du roi vaincu et rapporter à Rome, pour être traduites, avec les autres livres médicaux de cette collection fameuse, par son affranchi Lenœus. Lorsqu’il rappelait avec orgueil que la défaite du roi de Pont avait été de la sorte aussi profitable à la santé qu’à la gloire des Romains, Pline ne songeait pas qu’au nombre de ces ouvrages reconnus par lui si utiles se trouvaient précisément ceux du médecin qu’il traitait de charlatan.

Mais telles étaient, il l’avoue lui-même, la gloire de ce charlatan et son autorité, qu’on finit par le vénérer, de son vivant, comme un être surnaturel, un élu des dieux. On allait même jusqu’à se demander s’il n’était pas descendu du ciel, quand un événement extraordinaire, dont le souvenir souvent évoqué dans la suite devait survivre à trois siècles, se produisit tout d’un coup, qui permit aux enthousiastes de n’en plus douter.

Asclépiadès revenait un soir de sa maison de campagne. Comme il franchissait la porte Capène, il aperçut un long cortège, une multitude en deuil, des pleureuses, des licteurs noirs et un mort qu’on allait brûler. Le bûcher préparé attendait le malheureux dont les membres étaient parfumés d’aromates et le visage enduit d’odorante fleur de farine… Asclépiadès, qui fut, dit Apulée, un grand curieux, un badaud flâneur que tout attirait et intéressait, s’approcha, fendit la foule, vint au lit funèbre, se pencha sur le cadavre, le regarda attentivement, lui prit la main qu’il garda quelques secondes entre les siennes, et tout à coup se redressant : « Cet homme n’est pas mort ! s’écria-t-il ; éteignez ces torches et renversez ce bûcher. » Alors, de la foule stupéfaite un murmure s’éleva, et des cris d’admiration se firent entendre mêlés de quelques moqueries et protestations d’assistants incrédules et d’héritiers déçus. Non sans peine, Asclépiadès obtint qu’on différât la cérémonie et que le défunt lui fût confié. Celui-ci, reporté dans sa maison et soigné avec des médicaments mystérieux, quibusdam medicamentis, revenait bientôt à la vie… Et le peuple alla partout répétant qu’Asclépiadès ressuscitait les morts. Car il ne vint à l’idée de personne, tant était grand et irréfléchi l’enthousiasme universel, que le prétendu mort était en catalepsie, et que son sauveur, merveilleusement habile, dit Apulée, dans l’art de l’auscultation, avait simplement senti sous ses doigts battre à coups faibles le pouls du cadavre vivant. Seul, parmi les Romains de cette époque, un poète savant allait chercher à expliquer ce phénomène encore inconnu de la mort apparente ; et c’est peut-être à cette cure quasi divine que nous devons ces beaux vers de Lucrèce :

Quin etiam, fines dom vitro vertitur intra Sœpe aliqua tarnen e causa Iabefacta videtur Ire anima, ac toto solvi de corpore velle, Et quasi supremo languescere tempore voltus, Molliaque exsangui trunco cadere omnia membra,

Souvent, tandis qu’elle demeure encore au séjour des vivants, l’âme, blessée d’un mal mystérieux, parait vouloir s’en aller et se séparer entièrement du corps. Les traits du visage s’affaissent, comme à l’heure suprême les membres se laissent aller, et le corps privé de sang reste inerte.

À ce nouveau titre de gloire, très exceptionnel, Asclépiadès eut la bonne fortune de pouvoir en ajouter un autre, que tout le monde, et particulièrement les médecins, ne sauraient trop ambitionner : il ne tomba jamais malade et vécut très vieux. Sulpicius écrivait à son ami Cicéron : « Ne fais pas comme ces mauvais médecins qui se prétendent très habiles à guérir les autres, et qui ne savent pas se soigner eux-mêmes. » Asclépiadès se soigna très bien, et toute sa vie porta sur sa figure la preuve évidente de son pouvoir et de sa science. Cette santé robuste, il savait, d’ailleurs, en tirer parti. « Refusez-moi votre confiance, avait-il coutume de dire, et le titre de médecin, si vous me voyez jamais malade. » Aussi s’imaginait-on que les dieux qui l’avaient envoyé sur la terre ne l’en rappelleraient plus ; et une tradition, naïvement adoptée encore par un érudit allemand du XVIIe siècle, le faisant vivre cent cinquante années. Il est tout au moins certain qu’il ne mourut qu’à un âge très avancé, non de maladie ou de vieillesse, mais d’une chute dans un escalier.

IV.

Si longue et si heureuse qu’ait été la vie de cet homme plein de gloire, quelque chose lui manqua. Ils sont rares en tout temps les malades capables ou soucieux de se rendre compte de tout ce qu’ils doivent à leur médecin et de calculer combien de travail, de veilles, d’années d’efforts et de dangers courus sont souvent enfermés et résumés, pour ainsi dire, dans une seule visite, une indication de traitement, une simple ordonnance. Il ne faut donc pas s’étonner si les Romains, ignorants et pratiques, dont Cicéron disait : « ce n’est pas pour sa science, mais pour la santé qu’il procure qu’on fait cas du médecin », ne soupçonnèrent pas tous les mérites d’Asclépiadès. De son vivant, et longtemps après sa mort, jusqu’au jour où Cœlius Aurélianus expliqua les idées philosophiques du médecin, ils restèrent sans comprendre que ses traitements, si efficaces et si doux, pouvaient bien être, non une adroite flatterie, mais le résultat de longues études et l’application raisonnée d’une théorie supérieure. Bien loin, en effet, d’avoir pour but unique le désir de plaire, le système thérapeutique d’Asclépiadès reposait sur les principes scientifiques et philosophiques. C’est la doctrine épicurienne, une nouvelle venue chez les Romains, qui en était, comme elle le sera tout à l’heure pour le poème de Lucrèce, la grande inspiratrice, la mère et la nourrice.

Soucieux d’assurer aux hommes la félicité suprême, Épicure s’était nécessairement préoccupé de la santé du corps en même temps que de celle de l’âme, et il avait écrit un traité, Περι νοσου δοξα ; où il entreprenait d’appliquer à l’art médical son système scientifique, et au corps humain sa théorie des atomes. C’est cette théorie qu’Asclépiadès reprit, adopta, et dont il fit un ensemble complet, qu’il exposait dans son livre perdu, Περι οτοιχειων attachant très étroitement ses propres idées sur la médecine à la doctrine philosophique de son maître, dont il avait fait en Grèce une étude approfondie, il découvrit un rapport intime entre la substance organisée et la substance brute, entre la vie et la matière. Il expliqua le corps humain, ses accroissements, ses affaiblissements, ses maladies, non par des lois spéciales, mais par les lois mêmes, physiques et chimiques, du système épicurien ; et tous les mouvements de notre organisme devinrent à ses yeux des applications particulières de ces lois. La machine humaine fut pour le médecin ce que le monde était pour le philosophe, un composé de matière qu’il appela atomes ou molécules, et de vide qu’il appela pores. Ces pores, disait-il, sont autant d’ouvertures percées dans ces atomes agglomérés qui forment notre corps. Par ces trous, comme à travers un crible, pénètrent d’autres atomes très ténus et de figures diverses, carrés, triangulaires ou ronds, qui se répandent dans l’organisme, vont et viennent, entrent et sortent. Tant que l’harmonie subsiste entre les pores et ces molécules voyageuses, c’est-à-dire tant que ces dernières circulent librement et régulièrement, la santé est assurée. Elle se trouble, au contraire, les maladies surviennent, et notre machine commence à se détraquer dès que ces rapports sont interrompus, quand les atomes deviennent trop gros ou trop petits, les pores trop ouverts ou trop fermés. Trop grosses ou trop nombreuses, les molécules ne peuvent plus passer par les pores trop resserrés, et des compressions, des déchirements se produisent qui amènent les spasmes, la paralysie, les fluxions, la fièvre, le plus évident de tous les symptômes de l’obstruction du corps, la fièvre qui devient plus ou moins forte selon que ces corps plus ou moins gros ont plus ou moins de peine à circuler. Au contraire, les molécules sont-elles trop petites ? Elles s’écoulent alors trop rapidement dans les filières trop larges ; le corps humain n’est plus soutenu ni nourri ; et voici venir la faim canine, les langueurs, les défaillances, etc., etc. Resserrer et relâcher les pores à propos, voilà donc la tâche du médecin.

Et l’on comprend maintenant pourquoi Asclépiadès proscrivait les médications violentes qui ouvrent les pores d’une secousse trop brusque, comme les vomitifs, ou qui, comme les purgatifs, créent des humeurs sales au lieu de les expulser ; et pourquoi, au contraire, il prescrivait des remèdes très doux, tantôt le vin et les douches froides qui resserrent les tissus, tantôt l’exercice, les frictions, les bains chauds qui les relâchent et forcent les corps retenus dans les canaux à circuler et à sortir en entraînant avec eux tous les éléments impurs. Ces traitements agréables, qui semblaient aux Romains de simples prévenances, d’adroits procédés d’un homme uniquement soucieux de plaire, étaient en réalité des remèdes très logiques, destinés à amener la contraction ou la dilatation des pores, à retenir les atomes ou à les mettre en mouvement, à retarder ou à faciliter leur passage.

En faisant d’Asclépiadès le disciple d’Épicure et le premier représentant de cette doctrine à Rome, ce système étroit et dont nous sourions aujourd’hui, mais qui se tient, faisait aussi de lui, et nécessairement, l’adversaire de la plupart des anciennes théories médicales. Comment, par exemple, un médecin sans cesse préoccupé, comme il devait l’être et l’était en effet, de surveiller les pores trop ou verts ou trop fermés de ses malades, aurait-il consenti à voir dans la nature ce principe intelligent qu’avait salué Hippocrate, et à déclarer avec lui « qu’elle suffit aux êtres pour toutes choses, leur tient lieu de tout, fait d’elle-même tout ce qui leur est nécessaire, sans avoir besoin qu’on le lui enseigne et sans l’avoir appris de personne » ? - « Non, disait Asclépiadès (et c’est surtout par ces affirmations qu’il exaspérait Galien), non, il ne faut pas croire que ce qu’on appelle la nature fait toujours le bien ; elle fait souvent le mal. Ce n’est pas elle qui assure la marche régulière des atomes dans les canaux, c’est le médecin. Le médecin n’est point le serviteur docile et l’exécuteur respectueux des ordres de la nature : il est son guide, son correcteur et son maître. »

Mais ce n’est pas seulement Hippocrate qu’Asclépiadès osait combattre. Par cette application à la médecine de la doctrine épicurienne, et par l’importance qu’il attachait à l’étude générale de l’organisme, à la connaissance des causes cachées qui font la santé et la maladie, il se séparait des empiriques indifférents aux causes lointaines ou prochaines, et préoccupés seulement de faire l’histoire de chaque maladie, de suivre son évolution, de la comparer à celles d’autres affections identiques ou analogues, de réunir le plus d’observations possibles, et d’adopter enfin le traitement qui avait le plus souvent réussi. D’un autre côté, par l’attention et la sollicitude avec lesquelles il examinait et suivait ses malades, par la place qu’il donnait à la pratique, il se distinguait des dogmatiques de l’école d’Alexandrie, qui faisaient reposer l’art médical sur le raisonnement, et n’accordaient à l’expérience qu’une valeur très secondaire. Mais, outre ces différences fondamentales, la doctrine d’Épicure ; ainsi rattachée à la médecine, devait amener sur d’autres questions moins générales des divergences curieuses entre Asclépiades et ses prédécesseurs ou ses confrères. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, voici le phénomène de la digestion. On l’expliquait en disant qu’introduits dans l’estomac les aliments s’y décomposaient ou que la chaleur du corps les soumettait à une sorte de cuisson. Or, pour accepter cette hypothèse d’une décomposition ou d’une cuisson, il fallait reconnaitre que les éléments peuvent se modifier ; et c’est ce que la doctrine épicurienne refusait absolument d’admettre, « La nature est inaltérable », affirmait Asclépiadès. C’est-à-dire que les aliments descendent dans l’estomac, où ils se désagrègent et se divisent en une infinité de molécules, ni froides ni chaudes, qui, reçues dans les canaux, vont ensuite se répandre dans toutes les parties du corps.

v.

On s’est souvent étonné de la science profonde de Lucrèce, surtout de ses connaissances en physiologie, aussi exactes et précises que merveilleusement exposées. La description que le poète a faite de certains phénomènes, et en particulier de la nutrition et de la digestion, a paru à quelques savants tout à fait extraordinaire [11]. Quoi donc ! Lucrèce était un médecin, en même temps qu’un poète, un philosophe, un savant ! Un siècle avant notre ère, il connaissait l’existence et les pérégrinations du liquide nutritif, de la lymphe plastique passant, par transsudation, à travers les parois des vaisseaux capillaires pour aller humecter et fortifier tous les tissus 1. .. Cet étonnement s’évanouit et tout s’explique, si l’on songe que Lucrèce était le jeune contemporain d’Asclépiadès, et qu’un commun enthousiasme pour Épicure avait dû les attirer l’un vers l’autre et peut-être les lier. Il est difficile, impossible même, quand on lit les vers sur l’alimentation, de ne pas reconnaître entre les deux grands hommes une étroite parenté intellectuelle, et, bien plus encore, l’influence directe du médecin sur le poète. C’est la théorie même d’Asclépiadès que Lucrèce expose en vers éclatants, quand, au va-et-vient naturel et facile, pendant la jeunesse, des éléments absorbés par les tissus régulièrement constitués, il oppose la circulation plus lente ou plus rapide, dans la vieillesse, des molécules arrêtées ou emportées à travers les canaux trop étroits ou trop relâchés. Et la ressemblance devient plus frappante encore dans ce passage où le poète explique, bien plus clairement que ne le fera plus tard Cœlius Aurélianus, la théorie médicale des atomes et des pores, le système même d’Asclépiadès :

Comme tous les êtres qui se nourrissent diffèrent au dehors, selon leurs espèces, par la forme et les contours de leurs membres, de même, au dedans, ils sont formés d’atomes et de figures diverses. La différence que présentent leurs atomes doit se retrouver dans ces ouvertures, ces canaux que nous appelons pores, les uns sont plus étroits et les autres plus larges, ceux-ci sont triangulaires et ceux-là carrés, beaucoup sont ronds ou prennent la forme de polygones variés. Car, suivant la figure et les mouvements des atomes, les pores et les canaux doivent changer de forme en raison de l’espace qui leur est laissé par le tissu du corps.

Et aussitôt après, dans un élan de reconnaissance pour l’inventeur de cette théorie, le poète ajoute : « Maintenant, avec ces principes, il n’est pas de problème que tu ne puisses résoudre."

Nunc facile est ex his rebus cognoscere quœque.

Et pour bien montrer que c’est à la médecine, c’est-à-dire sans doute à Asclépiadès lui-même, qu’il doit cette explication, il prendra pour exemple une maladie, la maladie romaine par excellence, la fièvre :

Quippe, ubi cui febris, hili superante, coorta est, Aut alla ratione aliqua est vis excita morbi, Perturbatur ibi jam totum corpus, et omnes Commutantur ibi positurœ principiorum.

Ainsi, quand un accès de bile ou quelque autre cause allume en toi la fièvre, il se produit une perturbation, un bouleversement des atomes.

Sans insister davantage et sans chercher, ce qui serait facile, d’autres rapprochements entre le poète et le médecin, n’est-il pas curieux de remarquer que Lucrèce parle de l’éléphantiasis, qu’il n’avait jamais vu se manifester à Home, et dont il dit lui-même qu’il ne naît qu’aux bords du Nil ?

Elephas morbus, qui propter flumina Nili

Gignitur, AEgypto in media, neque prmterea usquam.

S’il est vrai, comme le dit Plutarque, que celte maladie resta ignorée des Romains jusqu’à la venue d’Asclépiades qui la leur révéla, n’est-ce pas au médecin de Pruse, au moins indirectement, que le poète dut de la connaitre et d’en pouvoir parler ?

Certes, Épicure n’a pas eu de disciple plus illustre, plus soumis, plus enthousiaste que Lucrèce, et leurs deux noms restent à jamais unis. Mais on souhaiterait qu’entre le philosophe et le poète une place fut réservée au médecin, une grande place. Car c’est Asclépiadès, en somme, qui, avec un nouvel art de guérir, répandit à Rome la nouvelle philosophie. C’est lui qui, le premier, adopta et exposa la théorie des atomes, pour montrer comment il faut soigner notre corps composé de molécules dont le jeu libre à travers les pores entretient la santé. C’est lui qui, par l’emploi de remèdes très simples, à la portée de tous, réduisit à néant (c’est Pline lui-même qui le constate) les impostures de la magie, et couvrit de ridicule les débitants de drogues merveilleuses, comme cette Ethiopis qui desséchait les fleuves et ouvrait les serrures, cette Achémènis qui, jetée dans les bataillons ennemis, y répandait la terreur et la fuite, cette Latacè qui assurait à leurs possesseurs l’abondance de toutes choses.

Lucrèce ne fera que reprendre ces idées. Seulement, il ira plus loin, et surtout plus haut. Avec la doctrine d’Épicure qu’il applique à la médecine, Asclépiadès ne prétend délivrer les hommes que de leurs maux physiques ; il ne cherche à leur rendre que celte paix du corps qui s’appelle la santé. Combien plus élevées les ambitions du poète ? S’il étudie à son tour pendant les nuits sereines, et s’il répète avec une volupté divine les leçons du maître, c’est pour assurer aux hommes la santé de l’âme, la paix ; c’est pour les guérir de toutes les maladies morales qui les assiègent, la peur des dieux toujours présents, cruels, envieux, persécuteurs, la crainte de la mort, la crainte surtout d’une autre vie malheureuse, et l’ambition, et l’amour, et l’ennui. S’il développe, lui aussi, la théorie des atomes, ce n’est pas pour chasser du corps la douleur, mais pour dissiper les tourments de l’âme, en substituant à l’idée d’une création divine l’idée de l’éternité de la matière. S’il analyse le mécanisme des sens, et fait de l’amour une description toute technique et physiologique, c’est pour détruire les prestiges de la sorcellerie, cent fois plus funestes à l’esprit qu’au corps, pour bannir les terreurs superstitieuses nées du sommeil et des rêves, la croyance aux philtres amoureux, aux préparations louches des sages grecques et romaines.

Mais, si complètement qu’ils se distinguent dans l’application du système épicurien, le médecin et le poète font, l’un après l’autre, une œuvre commune : ils répandent à Rome la doctrine du maître. Ils se ressemblent même par le soin qu’ils prennent de la rendre intelligible et aimable. Asclépiadès, parmi les remèdes inspirés d’Épicure, choisit les plus agréables et les plus doux ; Lucrèce, pour une fois infidèle à celui qui veut que ses disciples passent à côté de la poésie les oreilles bouchées avec de la cire, invoque, afin de charmer le vulgaire rebelle, l’aide des Muses à la voix mélodieuse, et enduit de miel les bords de la coupe remplie d’absinthe amère.

Certes, Lucrèce est plus grand qu’Asclépiadès. C’est, dans l’histoire de la pensée humaine, le plus grand des Romains. Il semble pourtant que la Fortune n’ait pas été équitable dans la façon dont elle a réparti la gloire entre les deux disciples enthousiastes d’Épicure. L’œuvre dans laquelle le poète a immortalisé la doctrine du maître a survécu ; celles où Asclépiadès l’exposait, au point de vue de l’hygiène et de la thérapeutique, se sont perdues ; et, chose plus singulière, regrettable pour la gloire d’Épicure, les Romains ne semblent guère s’être doutés des liens étroits qui attachaient l’un à l’autre le philosophe et le médecin. Si le nom d’Asclépiades resta très longtemps populaire à Borne, Épicure n’y fut pour rien : le médecin ne dut qu’à lui seul toute sa renommée.

VI.

Voici même qui est plus curieux. De son vivant et après sa mort, Asclépiadès eut parmi ses admirateurs et ses disciples des adversaires déclarés d’Épicure. On eût bien étonné l’auteur du De finibus en lui disant qu’il avait, lui aussi, subi l’influence et éprouvé les bienfaits de cette grande doctrine épicurienne qui, physiquement et moralement, peut être si réconfortante. Et pourtant, comme la plupart de ses contemporains, il est bien sur un point le disciple d’Epicure, puisqu’il est l’élève d’Asclépiadès. En même temps qu’après Lucrèce il travaille plus que personne à vulgariser, en la critiquant, la doctrine du maître, il répand partout autour de lui, dans sa famille et parmi ses amis, les préceptes d’Asclépiadès, le régime et les remèdes dont on connait maintenant l’origine. Volontiers, en effet, dans sa vie privée et dans sa correspondance, il fait de la médecine domestique, prodigue les conseils, multiplie les ordonnances. Il s’impose à lui-même et veut imposer aux autres une hygiène et des médicaments qu’il croit peut-être de son invention et qui sont directement inspirés d’Asclépiadès, dont, au reste, il ne parle jamais qu’avec, sympathie et respect. Comme Asclépiades, Cicéron veut qu’avant de traiter un malade, le médecin étudie son état de santé habituel, analyse sa complexion, recherche les causes lointaines de la maladie. Mais, comme Asclépiades, il veut aussi qu’a cet examen général se joignent des soins assidus et une observation quotidienne des faits particuliers, « car un médecin, dit-il, pas plus qu’un orateur ou qu’un général, ne peut avoir de grands succès par la seule théorie de son art, sans le secours de l’expérience et de la pratique ».

Cette expérience, Cicéron croit la posséder, lui aussi, au moins sur certains points, et il n’a pas tout à fait tort. Asclépiades, dans ses livres et dans ses causeries si vives, si éloquentes et dont le souvenir ne s’est pas perdu, avait expliqué les différentes maladies, surtout les formes variées de la fièvre, avec une netteté telle que depuis lors les gens éclairés surent les distinguer très bien. Quand Atticus est malade au loin, son ami comprend tout de suite, d’après les nouvelles envoyées et les détails précis comme des bulletins de santé, si la fièvre est simple, tierce ou quarte, quarte simple ou quarte double ; et, d’après ces renseignements, il calcule avec exactitude le retour des périodes aiguës. Ah ! qu’Atticus n’espère pas s’autoriser de sa fièvre pour se dispenser d’aller voir son ami. Celui-ci le reprend aussitôt, et sa réplique est péremptoire, du tac au tac : « Par une de tes lettres, lui dit-il, écrite au début d’un léger accès de fièvre, j’ai connu quel était le jour où tu devais l’avoir de nouveau. J’ai fait mon calcul ; tu peux venir me voir à Albe le 3 des nones de janvier. » Cicéron a compris aussi que les fièvres graves étaient toujours précédées de frissons. C’est pourquoi la santé de la fille d’Atticus ne l’inquiète pas outre mesure ; car si l’enfant a eu la fièvre, elle n’a pas senti de frissons. Enfin il partage l’horreur d’Asclépiadès pour les remèdes violents. Persuadé que le corps humain, comme la République, doit être soigné avec la plus grande douceur, il prétend qu’il vaut mieux guérir que couper ou arracher, et guérir précisément avec les remèdes d’Asclépiades, dont il recommande l’usage, non seulement à ses amis, mais même aux médecins de ses amis, à Alexion, à Métrodore, à Asclapon, à Craterus : la distraction, les promenades modérées, les frictions. « Soigne-toi bien, écrit-il à Tiron malade, digère sans peine, garde ton ventre libre, ne te fatigue pas, fais de courtes promenades, distrais-toi. C’est le vrai moyen de me revenir avec une mine superbe. » Asclépiadès aurait-il mieux dit, et ne semble-t-il pas qu’il ait lui-même rédigé cette ordonnance ? Ainsi, cinquante années avaient suffi pour répandre et vulgariser les idées de cet homme qui, créateur d’un nouveau système très savant, se trouvait être du même coup le fondateur bien faisant de l’hygiène publique. On pourra dans la suite combattre sa doctrine et lui substituer d’autres théories médicales ; mais la plupart de ses remèdes, et les principaux, tous ceux qui sont simples, faciles à comprendre et à appliquer, ne cesseront d’être populaires, comme son nom.

VII.

Car le nom d’Asclépiadès restera pendant des siècles connu dans le monde et respecté. Et ce ne fut pas, comme on serait tenté de le croire, parce qu’il était celui de la grande famille médicale des prêtres d’Esculape. Pour les Romains, ce nom était avant tout celui du grand médecin de Pruse. Après Asclépiades, d’autres médecins viendront à Rome, qui auront la bonne fortune de porter ou l’audace d’usurper le même nom. On ne comptera pas, dans la suite, moins de quatorze Asclépiades fameux : Artorius Asclépiadès, un des nombreux médecins d’Auguste, le prédécesseur d’Antonius Musa, et si célèbre que le Sénat et la ville de Smyrne lui décerneront des honneurs divins à cause de son savoir immense ; Asclépiadès Pharmacion, qui décrira et classera les principaux médicaments externes et internes ; C. Calpurnius Asclépiadès, très estimé de Trajan ; P. Numitorius Asclépiadès, un oculiste ; Cœlius Asclépiadès, attaché à l’école des gladiateurs du Colisée, etc., etc. Sans doute, tous ces médecins, en adoptant ce nom, entendront se mettre, pour ainsi dire, sous ra protection d’Esculape, et profiter du prestige de ses prêtres, de leur gloire antique et consacrée. Mais ce n’est pas ce souvenir qui séduira surtout les Romains. S’ils accueillent avec faveur ces nouveaux Asclépiadès, c’est parce que leur nom rappellera un médecin très aimé de son temps, très célèbre et très bienfaisant. Comment refuser sa confiance et son argent à un homme qui se proclame habile à guérir, et qui a le double privilège de venir de Grèce et de s’appeler Asclépiadès ? Qui sait ? Peut-être, comme l’autre, ressuscite-t-il les morts !

Maurice Albert

[1La liste des ouvrages d’Asclépiadès est trop longue pour que bous puissions la donner ici. Il ne nous reste de ses œuvres que de très rares fragments.

[2Galien reconnaît que, de son temps, la secte d’Asclépiadès existait encore. Il y a aujourd’hui, dit-il, quatre sectes florissantes : celle d’Hippocrate, celle d’Érasistrate, celle d’Hérophyle et celle d’Asclépiadès. » (De Facult, nat., t. 1er, p. 17.)

[3J’ai vu avec regret que, parmi les modernes, l’auteur de la grande Histoire des Romains traitait Asclépiadès de charlatan

[4« Qui nec id egisset, nec remedia nosset » (Pline l’Ancien)

[5Jusque-là, qu’il exposa dans un traité spécial les moyens de combattre la calvitie. Les préparations relatives à l’embellissement du corps (ars ornatrix) étaient du domaine des médecins. On trouve chez Celse, Galien, etc., des recettes pour fabriquer ces sortes de produits.

[6Quo magis falluntur, dit Celse, qui per omnia jucundam ejus disciplinam esse concipiunt ; tortoris vicem exhibuit.

[7Galien le juge sur ce point avec une extrême sévérité. li estime qu’il n’entendait rien à la chirurgie, ni même il. l’anatomie, et voudrait l’envoyer prendre des leçons chez les bouchers et les cuisiniers

[8Ils se bornaient à les varier, prescrivant il. tour de rôle l’hellébore noir, la filleule, l’écaille de cuivre, le suc de tithymale ou laitue marine, le lait d’ânesse mêlé de sel, etc.

[9On l’appelait souvent le donneur d’eau froide.

[10C’est bien plus encore qu’on ne fait aujourd’hui. D’après une statistique récente, les Italiens prennent en moyenne un bain tous les deux ans. A Rome, il y a très peu d’établissements de bains : les ruines des Thermes semblent leur suffire.

[11Voyez Études médicales sur les poètes latins, par M. Mènière

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