Le jour même où Mendeleïev était conduit à sa dernière demeure, mourait, également à Saint-Pétersbourg, une autre illustration de la science chimique russe, le professeur Menschoutkine.
Nicolaï Menschoutkine, naquit à Saint-Pétersbourg le 24 octobre 1842 (12 octobre ancien style). Élève de l’école Saint-Pierre d’où sont sorties tant d’éminentes personnalités russes, il manifesta le goût le plus vif pour les sciences et plus particulièrement la chimie. A 16 ans, il fut donc élève de l’Université et débuta sous les leçons de Sokolow dont la parole avait tant d’autorité et d’influence. Quatre ans plus tard, il quittait l’Université et comme le faisaient alors tant de ses compatriotes, dont furent Mendeleïev et Beilstein, il entreprenait de voyager à l’étranger. C’est ainsi que le jeune savant fut successivement l’hôte studieux des laboratoires de Strecker. de Würtz et de Kolbe et qu’il put puiser à ces sources diverses l’indépendance, l’originalité, la variété des méthodes scientifiques, dont il se servit si habilement par la suite.
A son retour, en 1866, il soutint une dissertation magistrale sur « l’hydrogène de l’acide phosphoreux non remplaçable par les métaux » travail inspiré de Würtz et obtint le titre de privat-docent de Chimie ; peu après il fut nommé docent chargé de leçons de chimie analytique. Il déploya dans ces fonctions un zèle et un talent d’organisation tels que la Faculté physico-mathématique déclara les travaux pratiques d’analyse obligatoires pour les étudiants des sections de sciences naturelles. En 1867, il passa sa thèse de Docteur en Chimie sur « la synthèse et les propriétés des uréides » et fut nommé professeur ; il occupa cette fonction jusqu’à la mort de Boutleroff auquel il succéda comme professeur de chimie organique (1886). A plusieurs reprises, pour réorganiser les laboratoires de l’Université devenus insuffisants, pour la fondation du nouveau Polytechnicum, pour gérer la Faculté physico-chimique en tant que doyen, le gouvernement russe fit appel à l’esprit d’ordre et d’organisation de Menschoutkine : tout cela lui demanda beaucoup de temps, de peine et de fatigue. Au commencement de l’année dernière, il se démit même des fonctions de doyen de la section métallurgique du Polytechnicum qui lui avaient été confiées, lors de la fondation, de cet établissement en même temps qu’une chaire de chimie organique et analytique ; il espérait ainsi pouvoir se consacrer plus entièrement à ses travaux scientifiques, mais il ne jouit pas longtemps de cette période sans soucis et après un an à peine de tranquillité, la mort l’enleva. En décembre dernier, il souffrit des reins et le matin du 5 février 1907 (23 janvier ancien style), il mourait d’un épanchement de sang au cerveau.
Menschoutkine fut un professeur brillant, mais aussi un savant de premier ordre, Il publia. une chimie analytique qui a eu jusqu’à dix éditions, a été traduites dans toutes les langues des nations est-européennes et a contribué singulièrement à donner au savant russe une popularité méconnue dans notre pays.
Il rédigea le journal de la Société physicochimique russe depuis sa fondation (1868), jusqu’en 1900 et fut l’un des facteurs essentiels de la prospérité de ce journal.
C’est plutôt par quelques-unes de ses recherches expérimentales que Menschoutkine appartient à notre enseignement et principalement par ses études sur la vitesse et la limite des réactions. Poussant plus loin, approfondissant les mémorables recherches de Berthelot et de Péan-de-Saint-Gilles sur l’éthériflcation, étudiant les cas nouveaux que pouvaient présenter les divers alcools artificiels ou naturels, créés ou trouvés depuis, il reconnut que l’étude méthodique de leur éthérification permet de les classer rapidement dans l’une ou l’autre série : alcools primaires, secondaires ou tertiaires.
On sait que cette diagnose s’effectue d’après deux données : la vitesse initiale et la limite d’éthérification. Si on mêle molécule à molécule, un alcool et un acide organique, tel que l’acide acétique et si on chauffe à 150°, en tube scellé pendant une heure, la quantité d’acide disparue par rapport à la molécule primitive représentera conventionnellement la vitesse initiale d’éthérification ; or cette vitesse varie suffisamment quand on passe d’un alcool primaire (0,50 environ), à un alcool secondaire (0,10 à 0,26) et à un alcool tertiaire (0,01 à 0,02). Enfin si on chauffe assez longtemps, on arrive à un état d’équilibre dit limite, où la quantité d’éther formé reste invariable ; cette limite varie elle aussi avec la nature de l’alcool, primaire (0,70), secondaire (0,60) ou tertiaire (0,03 à 0,06). Ces résultats différents suffisent, dès lors, à classer les alcools dans les trois catégories citées.
Or, ce genre d’expériences est susceptible d’une infinie diversification, car l’alcool tout en étant primaire, secondaire ou tertiaire peut-être plus ou moins riche en hydrogène, être éthylénique, acétylénique, une fois, deux fois, être benzénique etc., et l’acide qu’on lui oppose, être lui même à chaine plus ou moins ramifiée, grasse, benzénique, saturée ou non, etc.
Enfin, ce genre de réactions n’est pas spécial à la formation des éthers : les amides, les combinaisons des amines sont susceptibles des mêmes études. De plus, on peut faire ces réactions dans des dissolvants variés, ce qui change étonnamment les résultats.
Ces lignes suffiront à montrer toute l’étendue des problèmes envisagés par Menschoutkine. L’ardeur, la persévérance et le succès avec lesquels il les a abordés et résolus suffiront eux-mêmes pour nous faire regretter la disparition de ce travailleur infatigable qui mérite d’être donné en exemple aux jeunes générations.
A côté de ces fonctions scientifiques, Menschoutkine occupa diverses hautes situations politiques, car il était aussi plein d’entrain pour le bien de ses compatriotes que pour le bien de la science.
M. Delépine Professeur agrégé à l’École de Pharmacie.