La fabrication du papier n’est pas une industrie nouvelle : Champollion le jeune a retrouvé en Égypte des contrats sur papyrus qui remonteraient à 3600 ans. Dans le livre de Tobie, on voit que le contrat de mariage du jeune Tobie avec Sara, célébré en 684 avant notre ère, fut écrit sur une feuille de papier. Si nous en croyons certains documents, les Chinois qui, pendant les premières dynasties, gravaient leurs lettres sur de petites planches de bambou, découvrirent le papier 213 ans avant notre ère. A cette époque, l’empereur Tsin-Chi-Hoangti ordonnait la destruction de tous les livres écrits sur des planchettes de bambou, et son ministre Mung-Thian inventait le papier qui allait permettre de multiplier ces écrits que le farouche prince voulait faire disparaitre du Céleste Empire. Au Mexique, en Océanie, les habitants fabriquaient aussi, avant l’arrivée des Européens, une sorte de papier qui n’était pas toujours destiné à être recouvert de signes graphiques.
Chez nous, cet article se fabrique aujourd’hui avec des chiffons ou des substances filamenteuses végétales. Lorsqu’on se sert de tissus, il faut, comme chacun le sait, les soumettre à l’effilochage, opération qui a pour but de les réduire en fibrilles, tout en les brisant le moins possible. Tant qu’ils conservent quelque chose de l’arrangement que leur a donné la filature, ils ne peuvent pas servir, les fibrilles du papier devant être enchevêtrées dans tous les sens. Cet enchevêtrement a été recherché, nous allons le voir, dès les temps les plus reculés.
Les anciens Égyptiens se servaient, pour leur papyrus, d’une plante qui croissait spontanément dans . les marais de leur pays, le Souchet à papier (Cyperus papyrus). Ils arrachaient la plante, en coupaient la racine et tout ce qui avait poussé au-dessus de l’eau ; la partie de la tige qui avait été constamment submergée était seule utilisée. Après l’avoir fendue dans le sens de la longueur, le fabricant en déroulait avec soin les pellicules dont elle se composait, les nettoyait et les étalait l’une contre l’autre sur une surface plane, humectée d’eau. D’autres pellicules étaient placées en travers, sur les premières. Pour enchevêtrer les fibres, on soumettait le tout à un battage, puis à une forte pression qui avait pour but de faire disparaitre les inégalités. Il restait à sécher les feuilles et à les réunir bout à bout pour obtenir des rouleaux de fortes dimensions. Il fallait encore les lisser, opération qui se faisait à l’aide de polissoirs en pierre ponce, en agate ou en ivoire. Le papier ainsi fabriqué était plus ou moins fin, plus ou moins blanc, selon que les pellicules provenaient de la périphérie ou du centre de la tige. Pour le préserver de l’humidité et des insectes, on le trempait dans de l’huile de cèdre. C’est à cette dernière opération que les Égyptiens devaient la solidité de leur papyrus, solidité telle qu’ils pouvaient, à l’aide de plusieurs feuilles superposées, faire des semelles de souliers.
L’usage du papyrus se répandit d’Égypte en Grèce, dans l’Asie Mineure, puis à Rome et enfin dans plusieurs autres pays d’Europe. Il était fabriqué en Égypte et envoyé dans les autres régions. En 263 avant notre ère ; Ptolémée Philadelphe rencontra en Eumène 1er, roi de Pergame, un rival qui, comme lui, protégeait les lettres et les sciences. Ce prince achetait chaque année, aux Égyptiens, une quantité considérable de papyrus. Pour empêcher son rival d’attirer les savants à sa cour, Ptolémée interdit à ses sujets l’exportation du papyrus. Cependant, plus tard, les Romains tirèrent presque tout leur papyrus d’Égypte, notamment de Saïs et d’Alexandrie. L’usage en fut abandonné très tard : les papes s’en servirent et c’est sur du papyrus qu’écrivaient les rois de France de la première dynastie.
Au début, le papier chinois était fabriqué, comme il l’est souvent encore, au moyen d’écorces d’arbres soumises à un battage prolongé. C’est de la même manière que diverses populations de l’Océanie fabriquaient la tapa, véritable papier analogue à celui de la Chine, bien qu’il fût destiné à la confection des vêtements, Forster qui, en 1773, se trouvait à Taïti, avec le capitaine Cook, vit, l’un des premiers, la façon dont on traitait les écorces. Sous un petit hangar, « cinq ou six femmes, dit-il, assises sur les deux côtés d’une longue pièce de bois carrée, battaient l’écorce fibreuse du mûrier, afin d’en fabriquer leurs étoffes. Elles se servaient pour cela d’un morceau de bois carré, qui avait des sillons longitudinaux et parallèles, plus ou moins serrés, suivant les différents côtés. Elles s’arrêtèrent un moment pour nous laisser examiner l’écorce, le maillet et la pou Ire qui leur servait de table ; elles nous montrèrent aussi, dans une écale de coco, une espèce d’eau glutineuse dont elles se servaient de temps à autre afin de coller ensemble les morceaux d’écorces.
Cette colle qui, à ce que nous comprîmes, vient de l’Hibiscus esculentus, est absolument nécessaire dans la fabrique de ces immenses pièces d’étoffes, qui, ayant quelquefois six à neuf pieds de large et cent cinquante de long, sont composées de petits morceaux d’écorces pris sur des arbres d’une très petite épaisseur.
Tous les musées possèdent aujourd’hui des échantillons de tapa brute ou ornée de dessins peints. Le musée du Trocadéro possède aussi plusieurs de ces maillets qui servaient à frapper le liber du mûrier à papier (Broussonetia papyrifera), pour en enchevêtrer les fibres. Le dessin ci-joint (N°1) représente une de ces battes qui appartient à M. Eug. Boban.
Dans diverses provinces du Mexique, on a rencontré des instruments cubiques, en pierre dure, portant, sur deux de leurs faces, des cannelures absolument semblables aux « sillons longitudinaux et parallèles » que Forster avait déjà observés sur les battoirs à tapa des habitants de Taïti. M. Boban en possédait plusieurs qui font presque tous partie aujourd’hui des collections du Musée d’ethnographie, Celui qu’il a bien voulu me communiquer appartient actuellement à M. Eug. Goupil. Comme la plupart des battes océaniennes, la pierre dont il s’agit porte des cannelures de largeur inégale sur ses deux faces. Pour leur être entièrement comparable, il ne lui manque qu’un manche. Mais ce manche devait exister ; les profondes encoches qui se voient sur le pourtour (N° 2) indiquent que l’instrument portait une emmanchure soit de cuir, soit de bois flexible. Si nous reconstituons le manche (N° 4), le battoir mexicain et celui de l’océan Pacifique sont absolument analogues.
Servaient-ils au même usage ? Il me semble tout à fait plausible de l’admettre. Au Mexique, le papier servait non seulement pour les manuscrits, mais il jouait un grand rôle dans les cérémonies civiles, militaires ou religieuses. On en faisait une consommation considérable : Cuauhnahuac (aujourd’hui Cuernavaca) devait fournir à la capitale un tribut annuel de 160 000 paquets de papier. Nepopohualco, Tlaxcalla, Tepoxotlan et d’autres villes payaient des contributions de même nature. Or ce papier se fabriquait par des procédés analogues à ceux employés en Océanie pour la tapa. Le savant Francisco Herrnandez, envoyé au Mexique par le roi d’Espagne, Philippe II, vit encore fabriquer le papier à Teepoxotlan ; il nous dit que les Mexicains employaient les mêmes procédés que les Égyptiens, et ceux-ci, avons-nous vu, battaient le papyrus. Boturini ajoute qu’au Mexique on employait le maguey (Agave americana) dont on faisait macérer les feuilles qu’on battait ensuite pour séparer la pulpe des filaments. « Ceux-ci une fois nettoyés, dit-il, on les étend par couches qu’on maintient avec un peu de colle et on leur donne l’épaisseur qu’on désire ; puis on les lisse et elles sont prêtes à être livrées au commerce. »
Boturini, comme Herrnandez, fait allusion au battoir dont on se servait pour la fabrication du papier. Les Mexicains avaient, d’ailleurs, un mot pour désigner l’opération : ils disaient Amanitequi, battre le papier et Amatequini, batteur de papier. Souvent le battage était l’opération principale, lorsque par exemple ,au lieu de feuilles d’agave on emmployait l’écorce de Cordia, arbre de la famille des Borraginées que les Mexicains appelaient Amacuahuitl, c’est-à-dire arbre à papier.
Après cela, il m’est difficile de ne pas voir le battoir dans cette pierre à cannelures si comparable à la batte à tapa des mers du Sud. Cette détermination me semble bien plus plausible que celle donnée dans le catalogue du Musée national de Mexico par M. Gondra qui veut y voir un polissoir ou une pierre à égrener le maïs. La première hypothèse est peu compatible avec la petitesse de l’instrument et n’explique pas les encoches du pourtour ; la seconde est encore plus hasardée. Pour égrener le maïs, il n’était pas nécessaire de travailler à grande peine une pierre dure comme celle dont il s’agit ; le premier caillou venu eût rendu le même service.
Je dois, en terminant, adresser mes remerciements à M. Boban qui non seulement m’a confié les deux objets figurés ci-dessous, mais encore m’a fourni sur le Mexique, qu’il connait si bien, les intéressants détails qui précèdent.
Dr Verneau