De l’intérieur de Madagascar

L. Carayon, Le musée des Science — 29 avril 1857
Dimanche 28 juin 2020

De l’intérieur de Madagascar

D’après le révérend Ellis, nous avons hasardé quelques mots sur l’intérieur de Madagascar, pays presque inconnu et à propos duquel on peut hardiment répéter le proverbe : A beau mentir qui vient de loin ; ces quelques mots nous ont valu la bonne fortune de recevoir, d’un de nos honorables correspondants, une intéressante lettre de rectification ; nous nous faisons un devoir de la mettre sous les yeux de nos lecteurs :

Monsieur le directeur du Musée des Sciences,

Le No 49 de votre intéressant journal vient de me parvenir. — Je vous demanderai la permission de vous adresser quelques observations au sujet de l’article intitulé : L’intérieur de Madagascar, qui se trouve à la page 392. [1]

Que de souvenirs, Monsieur, le mot Madagascar rappelle en moi ! J’ai passé dans ce pays les plus belles années de ma vie, et bien que j’y eusse été envoyé contre ma volonté, je ne l’ai quitté, après onze années de séjour, qu’avec un douloureux regret. Ce pays continue donc à m’intéresser vivement, et toujours je lis avec avidité les moindres publications qui le concernent. C’est dans ces dispositions d’esprit que j’ai couru à votre article, après en avoir vu l’annonce dans le sommaire de la livraison ; mais ma déception a été grande en voyant un article fautif et de peu de valeur.

Ne m’en voulez pas, Monsieur, de la liberté avec laquelle je vous transmets sans ménagement le résultat de mes impressions : le reproche ne saurait s’adresser à vous, qui n’avez pas, peut-être, quitté Paris et qui ne pouvez parler des pays lointains que sur le dire de ceux qui les ont visités.

Ma curiosité a été surtout excitée par le nom du révérend Ellis, qui a fourni le sujet de votre article. Le révérend Ellis est pour moi une vieille connaissance. Il y a dix ans, dans une lettre publiée par l’Annuaire des voyages et de la géographie (Gide, éditeur, année 1847, page 202), j’eus l’occasion de relever une grave erreur géographique commise par lui au sujet de l’intérieur de Madagascar, laquelle erreur se trouvait reproduite dans une compilation, faite par M. Macé-Descartes ( Paris, 1846. P. Bertrand, éditeur) ayant pour titre : Histoire et géographie de Madagascar. Si j’en juge par votre article, le révérend Ellis ne serait pas plus exact aujourd’hui qu’il ne le fut alors, et c’est cette persistance de légèreté à juger ainsi d’un pays qu’il traverse sans l’étudier consciencieusement, qui m’a déterminé à vous mettre en défiance contre ses assertions.

Voici ce que je reproche au révérend Ellis dans votre article :

D’abord il attribue au sol du pays des Ovas une richesse qu’il est loin d’avoir ; car, à l’exception des plaines et des vallées susceptibles d’être arrosées et qui sont cultivées en riz, il est partout d’une aridité repoussante. C’est à peine si ce sol ingrat, qui se trouve dénudé de tout arbre ou arbuste, donne naissance à une herbe rare, qui croît par touffes isolées comme la lavande sur les montagnes de l’Europe, laquelle est même impropre, par sa dureté, au pacage des bestiaux. Le bois de chauffage y est si rare et y vient de si loin, qu’il n’y a que les riches de la capitale qui puissent en faire usage pour cuire leurs aliments, la majorité de la population n’ayant d’autre combustible que de l’herbe ou de la bouse de vache séchée au soleil. Il y avait mieux à faire que de vanter la richesse du sol du pays des Ovas ; c’était de faire ressortir l’industrieuse activité du peuple qui l’habite et son intelligence à tirer parti du mauvais sol qui lui est tombé en partage …

Je m’arrête ici, Monsieur, croyant inutile de répéter ce que j’ai longuement traité dans la relation de mon voyage en cette contrée.

Quant à l’arbre du voyageur, la dénomination qui sert à le caractériser est plus poétique que justifiée par l’utilité dont il peut être à celui qui voyage. Il n’est point vrai que ce palmier donne une nourriture substantielle, ni même agréable, car son chou est loin de valoir pour la nourriture celui du palmiste, ni même celui du raphia (que vous écrivez ropia), autre palmier de la feuille duquel on retire les fils dont on fabrique les étoffes sur le littoral de Madagascar ; et s’il est vrai qu’en perçant la partie inférieure de la feuille de l’arbre du voyageur, il en découle une eau bonne à boire, cette eau ne saurait être d’aucune utilité au voyageur, puisque cet arbre ne croît que dans les lieux humides ou fréquemment arrosées par les pluies, dans lesquels les sources abondent et où, par conséquent, on n’a que faire de l’eau que pourrait fournir cet arbre.

Au reste, l’eau qu’il fournit n’est pas le produit de la végétation de cette plante : elle est le résultat de la pluie recueillie par la feuille centrale de son éventail roulée en entonnoir avant son développement complet, lequel entonnoir a jusqu’à trois mètres de longueur. Ainsi, même en admettant que cet arbre pût croître avec vigueur dans un pays dépourvu d’eau, par suite de la rareté des pluies, il ne pourrait alors fournir cette eau précieuse et beaucoup trop vantée qu’on suppose que le voyageur aurait la ressource de trouver en lui.

Ne croyez pas, Monsieur, que je veuille faire ici une guerre systématique à cet arbre élégant et gracieux ; car en lui déniant les avantages qu’on lui attribue faussement pour le voyageur, je reconnais avec empressement qu’il est de la plus grande utilité aux peuples qui le possèdent, non certes pour la nourriture et la boisson qu’il peut exceptionnellement leur procurer, mais par l’utilité dont il leur est pour la construction de leurs cases et pour leur service de table. Je ne parlerai ici que de ce dernier usage. L’immense et belle feuille de cet arbre, lorsqu’elle a acquis son complet développement et avant que les vents, en la déchirant, ne l’aient réduite à l’état des barbes de plume, cette belle et immense feuille forme une seule pièce de plusieurs mètres de longueur, sur quatre-vingts à cent centimètres de largeur, imperméable aux liquides, qui acquiert une certaine ténacité en lui faisant subir une préparation au feu, mais qui se déchire très facilement dans son état naturel. C’est néanmoins dans ce dernier état qu’elle sert, divisée par fragments convenablement pliés ; à faire les cuillers et les vases pour boire, dont les Madécasses du littoral font usage dans leurs repas, pendant qu’un grande portion de la même feuille sert d’assiette et de nappe. On ne lui fait subir de préparation au feu que lorsqu’on veut en envelopper quelque objet qu’on désire conserver, tel que des rayons de miel ; ce qui fait que celui-ci, qui est d’ailleurs de bonne qualité, a toujours, sur le littoral de Madagascar, un goût de fumée dû à la préparation de la feuille qui l’enveloppe et que l’étranger, nullement au courant des usages de ce peuple, est d’abord disposé à attribuer au miel lui-même et à le croire de mauvaise qualité.

C’est parce que les Ovas n’ont pas l’arbre du voyageur dans leur pays (la température y est trop froide pour qu’il puisse y croître), qu’ils ont été amenés à se fabriquer des cuillers en corne et des vases en poterie, Si vous étiez curieux, Monsieur, de vous instruire sur l’intérieur de Madagascar et de comparer la relation de mon voyage à celle du révérend Ellis, car je suivis à mon retour d’Ankova la même route que le Révérend a suivie en y allant, je vous dirai que cette relation se trouve insérée dans l’Annuaire des voyages et de la géographie déjà cité (année 1847, pages 49 à 126). J’ai en outre publié, en 1846, l’Histoire de l’établissement français de Madagascar pendant la restauration (Gide, éditeur), dont il est rendu compte dans le même annuaire (page 264), et dont M. Mace-Descartes, dans sa compilation, m’a pris tant de passages sans daigner indiquer la source d’où il les avait tirés.

J’ai l’honneur d’être, etc.

L. Carayon, Capitaine en retraite, à Castres (Tarn).

[1L’INTÉRIEUR DE MADAGASCAR.

Un missionnaire anglais nous fournit sur l’île de Madagascar des détails d’autant plus intéressants que cette île, si parfaitement connue de nom, n’a été visitée que par un petit nombre d’explorateurs qui ont négligé de nous en révéler les secrets.

Le rév. William Ellis a quitté l’Angleterre en mars dernier, sur l’invitation expresse de la reine de Madagascar et du prince son fils. Il est arrivé dans la capitale après un aventureux voyage de 300 milles depuis les côtes, et d’une durée de trois semaines.

Plus de 100 hommes avaient été envoyés par le gouvernement de Madagascar pour transporter à bras l’hôte royal et ses bagages. De telles précautions n’étaient pas d’ailleurs superflues dans un pays difficile et sans moyens de communication. On rencontra des terrains marécageux et des rivières peu profondes où il fallut surélever le palanquin du révérend pour empêcher l’eau d’y pénétrer, et où l’on dut pousser de grands cris pour éloigner les crocodiles. Un lac fut traversé dans quinze canots ; puis ce furent des forêts immenses, d’une majesté silencieuse à jeter l’épouvante au cœur des plus intrépides. Quelquefois le lieu par lequel il fallait passer avait si peu de largeur qu’un seul homme pouvait s’y introduire à la fois. On était dans la saison des pluies, et M. Ellis appelle avec raison districts fiévreux les marécages de cette île. Cependant l’escorte passa saine et sauve. Un seul homme, un porteur, fut atteint de la fièvre. Tout, le temps du voyage, M. Ellis put admirer la beauté, la variété des fougères et d’une foule de plantes grimpantes portant les plus belles fleurs. Le palmier ropia, si important pour les manufactures du pays, croissait abondant comme l’arbre du voyageur, une espèce de palmier particulière à l’île de Madagascar. La propriété remarquable à laquelle cet arbre doit son nom est de fournir au voyageur altéré ou affamé qui le presse dans ses mains une boisson rafraîchissante, une nourriture substantielle, précieuse dans ces pays sauvages.

En quittant le pays des fièvres, on foule un sol riche et bien cultivé, où ne se rencontre plus le palmier du voyageur, mais où le riz vient en abondance, excellent, et où l’industrie des Hovas se manifeste en vastes fabriques de soie d’où sortent des tissus aux couleurs éclatantes.

Aux stations, le révérend Ellis trouva toutes les commodités désirables. Lorsqu’on approcha de la capitale, des messagers vinrent au-devant de l’hôte royal pour lui exprimer la satisfaction que la reine et son fils avaient éprouvée à la nouvelle de son arrivée.

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