M. Édouard Foà, qui commence à se faire un nom dans la science, continue ses explorations dans l’Afrique centrale, où il est retourné en 1894,. Le livre qu’il vient de publier à la librairie Plon et Nourrit (Du Cap au lac Nyassa) se rapporte au séjour qu’il a fait dans le bassin du Zambèze de 1891 à 1893. Au train dont vont les choses, cette époque est déjà assez éloignée, et ce qu’il nous conte du Transvaal, par exemple, nous paraît de l’histoire ancienne. Mais ce n’est là que la moindre partie de son récit, celle qui offre le moins d’intérêt. Au contraire, à partir de Prétoria, l’expédition entre dans le peu connu, dans le mal connu, sinon dans l’inconnu. Car notre auteur ne se donne pas comme ayant découvert les pays dont il parle. Il lui suffit d’en avoir rapporté des impressions neuves et une ample moisson de documents, d’échantillons, de spécimens de toutes sortes et de photographies, parmi lesquelles celles qu’il nous est donné de reproduire ici.
Malheureusement M. Foà nous annonce qu’il remet à plus tard la publication des notes volumineuses qu’il a prises sur les résultats scientifiques de son voyage, des renseignements qu’il a recueillis sur l’ethnographie, la géologie, la flore, la faune ; la climatologie, la topographie de ces régions…, ce qui ne l’empêche pas, d’ailleurs, d’en dire un mot en passant. Son livre, en effet, n’est pas purement anecdotique et descriptif : tant s’en faut. Mais il n’a pas la sécheresse d’un répertoire statistique, et il est égayé par des considérations variées sur l’histoire du pays, les mœurs des habitants, la culture et l’industrie locales, les dangers du climat, les méfaits des fauves et même des insectes. Car si l’homme a à redouter les attaques des bêtes féroces qui infestent ces contrées et que la persécution des chasseurs a exaspérées, un ennemi bien plus redoutable s’oppose, dans certains districts, à tout établissement de longue durée ; il est même difficile d’y passer, parce que chevaux, bœufs, chiens, chèvres, tous les animaux domestiques enfin, y succombent rapidement sous la piqûre de la mouche empoisonnée qu’on appelle, on ne sait trop pourquoi, du nom de tsé-tsé.
A en croire notre voyageur, en effet, on l’appelle tout autrement dans le pays ; les Zoulous, dont le langage a servi évidemment à former la langue bantou, la nomment inzouzelena ou isiba, Les Magandjas du sud du lac Nyassa, les Maravis, les Angonis et Mpesenis, la désignent sous le nom de kamzemba, les Yaos disent memba, les Magandjas du Sud (district de la rivière Chiré), mzaba ou bouboula ; enfin, toutes les populations riveraines du Zambèze sans exception, de l’Océan aux deuxièmes cataractes, disent pepsi. Livingstone, et après lui Capello et Ivens, parlent de cet insecte sous le nom de tsé-tsé ; il faut croire que le célèbre voyageur a adopté ce mot pour avoir mal prononcé ou mal entendu le moi pepsi, qui se prononce p’hepsi, l’h étant aspiré comme dans le mot « hâter ».
Au temps de l’expédition anglaise en Abyssinie, la mouche fit des ravages tels parmi les chevaux et les bestiaux, que l’attention fut appelée sur elle. Et il se peut que tsé-tsé soit le mot abyssin. En tout cas, on ne l’emploie pas dans l’hémisphère austral : M. Foà n’a pas entendu davantage celui de zimb, qui est indiqué.
Quoi qu’il en soit, ce diptère est un dangereux ennemi, dont la description détaillée est donnée dans le livre que voici (p. 142-145). L’auteur y indique le mode d’inoculation du venin, son action sur les bêtes de somme et divers autres animaux domestiques, ainsi que les moyens employés, sans aucun succès, hélas ! pour les en préserver (p. 145-149), La faune sauvage, elle, paraît indemne : que la piqûre de la tsé-tsé soit désagréable aux fauves, « comme toute mouche aux quadrupèdes, j’en conviens ; mais je n’ai jamais vu ou entendu parler d’une bête sauvage qui en éprouve autre chose qu’une tracasserie. Et néanmoins, la tsé-tsé suit le grand gibier ; on peut être certain qu’elle existe partout où on le trouve. Quand les animaux sauvages sont exterminés dans un endroit, la tsé-tsé en émigre. Elle affectionne particulièrement le buffle et les grandes antilopes ; aussi peut-on être certain qu’on trouve ces animaux partout où on rencontre la tsé-tsé, tandis que, dans certains districts de petit gibier, on ne la trouve pas )J. De là, cette conclusion que, pour la détruire, il suffit de détruire les grands fauves. Et, comme « la civilisation, les armes à feu et les chasseurs » pénètrent tous les jours plus avant dans le cœur de l’Afrique, la terrible bestiole est refoulée progressivement.
Mais ce moyen qu’il indique et préconise n’inspire sans doute à M. Foà qu’une confiance médiocre, car à deux reprises il réclame l’intervention de la science. Quelle immense reconnaissance, s’écrie-t-il, ne devront pas les voyageurs de l’avenir à celui qui aura trouvé un préservatif contre les effets de la piqûre et qui leur aura ainsi permis de voyager à cheval, d’emmener des chariots à bœufs et d’avoir des chiens de garde ou de chasse ! Pour faciliter la découverte du vaccin, il a recueilli de nombreuses tsé-tsés qu’il a soumises à l’examen de nos plus savants bactériologistes. Espérons que leurs travaux aboutiront au résultat désiré. Déjà, d’ailleurs, si on en croit de récentes expériences, la nature, l’origine et la marche du mal seraient assez connues pour qu’on doive s’attendre à en trouver prochainement le remède.
Ajoutons que si l’homme souffre de l’inoculation du venin, il n’en meurt jamais, alors qu’elle tue un bouc en une heure. Après la piqûre, on éprouve une légère douleur ou plutôt une démangeaison à laquelle on ne fait, le plus souvent, aucune attention. La plupart du temps on porte distraitement et instinctivement la main au point piqué, et les doigts rencontrent l’ennemi repu. Ceelui-ci s’échappe aussitôt, et d’autant plus facilement que son corps est beaucoup plus résistant que celui de la mouche ordinaire : il faut, pour l’écraser, frapper dessus de toute sa force.
L’impression de démangeaison se change au bout de quelques secondes en un prurit douloureux qui dure à peu près un quart d’heure ; la partie piquée rougit, enfle légèrement et continue à gêner pendant un moment. Un grand nombre de piqûres peuvent jeter incontestablement du désordre dans l’organisme ; elles ont surtout le don de surexciter outre mesure ; un sentiment de rage s’ajoute à la souffrance [1]. Les parties que la mouche affectionne chez l’homme sont généralement celles qui sont à découvert : mains, bras, cou, jambes, joues, toujours à l’ombre autant que possible.
Pendant mes nombreuses chasses et mes marches continuelles, il m’est arrivé d’être pris, à la suite d’innombrables piqûres, d’un accès de l’age froide ; dans ce cas, pour me calmer, j’avais coutume de m’asseoir, de prendre mon couteau et de captiver des mouches ; sortant ensuite d’une petite trousse de poche de minuscules ciseaux je m’amusais à les torturer en leur coupant toutes les pattes par petites tranches, ainsi que l’aiguillon, les ailes et les antennes ; après cette opération, je me gardais bien de les tuer comme les noirs, qui leur arrachent la tête. Je faisais durer le supplice en les plaçant simplement au soleil sur quelque pierre. Après une dizaine d’exécutions, nous repartions ainsi, continuant, avec des paquets de feuilles, à nous battre par tourte corps, pour claquer le maudit insecte.
M. Foà ajoute, comme dernier et curieux renseignement, que les effets de la piqûre sont particulièrement rapides sur les animaux domestiques, au moment des pluies. Une autre particularité qui aurait été observée, c’est que les petits à la mamelle ne souffrent pas de l’empoisonnement ; ils doivent néanmoins s’en ressentir, car le lait d’une mère malade, sans appétit, subissant de grandes souffrances, ne peut être ni sain ni nourrissant.
Comme ou le voit, il y a là-dedans des renseignements précis qui peuvent apporter une sérieuse contribution à l’étiologie d’un mal redoutable. Ailleurs, c’est ’une étude de mœurs que nous donne notre voyageur. Je signalerai tout particulièrement le chapitre XII, consacré aux Atchécoundas, dont le niveau moral est plus élevé que celui de leurs voisins, et dont par suite il n’est pas sans intérêt de connaître les croyances religieuses, les coutumes, les institutions judiciaires, les industries, les divertissements. Déjà, M. Foà s’était complu à nous parler du Zoulou (chapitre IV), étant animé d’une évidente sympathie pour ce beau peuple de soldats pasteurs dont il admire le courage héroïque et dont il aime l’esprit de tradition. Le Zoulou a la passion du bétail ; l’Atchécounda s’adonne surtout à la culture. Parfois aussi il s’occupe de Corger le fer, notamment dans le nord du pays de Makanga, où ce métal est abondant. Forgerons aussi, les Magandjas, sujets du roi Tchimbéré, de chez lesquels notre explorateur a rapporté un marteau, un soufflet, des pincettes, qui figurent aujourd’hui dans une salle du Musée d’ethnographie, au Trocadéro.
D’ailleurs il a exposé au Cercle de la librairie, au printemps de 1894, une foule d’objets provenant tant de son dernier voyage dans l’Afrique australe que de son précédent séjour au Dahomey [2] : meubles et instruments aratoires, vêtements et échantillons du sol, photographies et herbiers, le Parisiens ont pu examiner tout cela, ainsi que les trophées cynégéniques et notamment de belles collections de cornes. Car M. Foà est un grand chasseur devant l’Eternel, et cet amour de la chasse lui a fait verser sur le sort des éléphants des larmes… de crocodile, ce me semble, mais en tous cas aussi abondantes que celles qu’arrache à M. A. Boutaric la dépopulation de l’Afrique. Il sied bien à l’émule des Jules Gérard et des Bombonnet, à l’enragé Nemrod qui a abattu en deux ans et demi 300 grosses pièces, dont 5 éléphants, 2 rhinocéros, 19 hippopotames ; 41 buffles, 4 lions et 11 léopards, il lui sied bien, n’est-ce pas ? de proposer aux puissances européennes, qui de tous côtés s’acharnent à démembrer le continent noir, d’y créer, d’un commun accord, pour ces pauvres bêtes, un asile inviolable, une zone neutralisée, avec des écriteaux, je suppose, portant en diverses langues :« Défense de chasser (car je ne pense pas qu’y mette : Il y a des pièges à loups dans cette propriété) C’est très sérieusement qu’il parle de laisser quelque part « un coin de terre de quelques milliers de kilomètres où ces pauvres animaux puissent se réfugier sans être inquiétés et où leurs espèces, au lieu de disparaître, se reproduiraient en toute tranquillité ». Pour adopter cette proposition, il y a, dit-il, plus qu’un motif sentimental ou scientifique ; il y a la raison pratique que voici :
Il n’est pas prouvé que l’éléphant africain ne puisse être réduit en domesticité : il l’a été autrefois ; pourquoi n’en serait-il pas de même aujourd’hui ? Quels services ne pourrait-il pas rendre dans son propre pays, où les importer et y acclimater à grand’peine des animaux d’autres régions, après avoir détruit ceux que la nature y avait placés dans le même but. Ceux qui élaborent les législations coloniales devraient être plus prévoyants.
Comme chasseur, j’ai pris une bonne part à cette destruction, j’en conviens ; mais ceux qui liront mes souvenirs de chasse verront que je n’ai presque jamais tué pour le seul plaisir de tuer, et que j’ai vécu de ma carabine pendant plusieurs années. Je n’ai pas à me reprocher d’avoir jamais gaspillé le tribut que je prélevais qur les ressources du pays, et j’estime que ceux-là commettent une mauvaise action qui tuent une pauvre bête pour satisfaire leur orgueil de chasseur et l’abandonnent ensuite aux vautours.
En écrivant ceci, en octobre 1894, à Chiromo, M. Foà ne se doutait certainement pas qu’une campagne serait, deux ans plus tard, menée dans le même but, et que la presse française s’associerait à la croisade entreprise par la Société de protection des animaux africains. Mais ayant, sur le conseil de l’auteur, relu ses souvenirs de chasse [3], j’avoue n’avoir nullement constaté qu’il n’eût « presque jamais tué que pour le seul plaisir de tuer ». Il m’a paru, au contraire, qu’il y allait de tout son cœur et qu’il lui est arrivé de chercher fort loin l’occasion de faire le coup de feu, lorsqu’elle ne se présentait pas et sans qu’il y fût d’ailleurs poussé par le besoin de se nourrir. Je me souviens, en particulier, d’une course de plus de deux semaines à la poursuite d’une troupe d’éléphants, sans autre raison que la passion de la chasse, une passion poussée à la rage. Mais on ne se connaît pas soi-même, et M. Foà se croit peut-être sincèrement meilleur qu’il n’est. Je me hâte d’ajouter que, s’il l’exerce mal sur lui-même, sa psychologie ne manque pas de perspicacité lorsqu’il l’applique à d’autres. Autant qu’on en peut juger, il discerne avec une réelle pénétration les traits caractéristiques des êtres primitifs avec lesquels il se trouve. Sa peinture des Bushmans, par exemple, dénote une curiosité attentive et intelligente. Les natures simples ne sont pourtant pas peut-être celles qu’on comprend le plus facilement, quand on a l’esprit un peu compliqué, et le commandant Toutée, dans son récent et remarquable ouvrage (Dahomé, Niger, Touareg), dit très justement que nous avons une fâcheuse tendance à rapporter cette civilisation rudimentaire à la nôtre : la manière intuitive de raisonner de ces peuples contraste avec nos habitudes de dialectique rigoureuse, et nous ne savons pas toujours nous en rendre compte. C’est même une raison, soit dit en passant, pour que nous accordions notre entière confiance à un négociant qui a séjourné plus de cinq ans dans le pays dont il parle et qui a été forcé d’en adopter plus ou moins les mœurs, qui s’est trouvé contraint d’en pénétrer l’esprit. En traversant de vastes régions, pour y remplir une mission diplomatique ou militaire, un officier, même supérieur, est moins porté à « entrer dans la peau du bonhomme » et, si son récit y gagne en piquant, en intérêt et en variété, peut-être a-t-il par là-même une autorité moins grande.
Article non signé