La Section de Géographie et Navigation de l’Académie des Sciences a perdu récemment son doyen, l’Ingénieur général du Génie maritime Bertin, qui fut, pendant la majeure partie de la période comprise entre les deux guerres, le représentant le plus éminent de l’architecture navale en France. Son influence sur les progrès de cet art fut considérable, et s’il est encore peut-être à l’étranger qu’en France et s’il est juste de reconnaître qu’Émile Bertin finit par être prophète, et prophète très écouté, dans son propre pays, c’est toutefois d’un royaume très lointain que lui vint la première et la plus brillante consécration de ses rares facultés de précurseur.
Lorsqu’on considère son œuvre, en dehors même de maints détails techniques qu’admirent les spécialistes, ce qui frappe avant tout, c’est l’élégance et la simplicité vraiment scientifiques des solutions. En face d’un nouveau problème posé, Bertin ne se contente pas de chercher dans l’arsenal des anciennes formules les analogies tant bien que mal utilisables ; sachant qu’à un certain stade, l’érudition est le plus sûr obstacle à l’invention, il étudie la question en soi, l’analyse sous toutes ses faces, en retrouve les aspects, déjà connus, puis en dégage enfin l’essentiel, souvent encore inaperçu. Ainsi confère-t-il à toutes ses découvertes quelque chose de définitif, qui se retrouvera toujours sous les modalités diverses des adaptations successives.
Ses premières initiatives portent déjà cette marque du véritable esprit novateur. Lorsque Bertin débuta comme jeune ingénieur, en 1862, les expéditions lointaines du second Empire nécessitaient la constitution d’une importante flotte de transports de troupes. Les longues traversées que devaient faire ces bâtiments dans les régions tropicales metttaient au premier plan la question de leur habitabilité et principalement de leur aération.
Comment déterminer le courant ascendant capable d’aspirer, jusque dans les compartiments les plus reculés du navire, l’air vicié qui s’y confine ? Bertin a l’idée, aussi efficace que simple, de faire servir à cet objet l’énergie inutilisée que représente le rayonnement calorifique des cheminées. Il les entoure d’enveloppes de dégagement où viennent aboutir tous les conduits d’aspiration et crée ainsi sans force nouvelle mise en jeu, une ventilation incessante appelant l’air pur par tous les panneaux et les moindres hublots. Inauguré sur le Calvados, le système fait tout de suite ses preuves et, perfectionné dans le détail, mais conservé dans son principe, il est appliqué à ces superbes transports de Cochinchine, l’Annamite, le Mytho, le Tonkin, si admirés de toute une génération de marins ; il l’est encore, même aujourd’hui, concurremment avec les ventilateurs, sur les plus modernes cuirassés.
Mais c’est surtout dans l’étude de la stabilité des navires que Bertin donne toute la mesure de sa valeur scientifique. La célèbre croisière d’essai des cuirassés de l’Amiral Penaud avait, en bien des points, modifié les idées qu’avant 1863 on se faisait, d’après Daniel Bernoulli et ses continuateurs immédiats, sur les effets du roulis. Une théorie plus complète et moins contraire aux résultats des expériences récentes, s’imposait. Bertin y préluda par une étude originale des mouvements oscillatoires à courte période qui constituent la houle. L’admirable Mémoire de Poisson sur la propagation des ondes, dont les travaux de M. Boussinesq et de ses élèves allaient renouveler l’inépuisable fécondité, était alors un peu oublié des techniciens et les recherches particulières de Gerstner, de Stokes et de Rankine paraissaient inconnues en France. Bertin retrouva les résultats obtenus pour la houle simple par ses prédécesseurs, puis les étendit aux mouvements complexes résultant de la superposition de diverses houles, ainsi qu’à l’état d’agitation périodique occasionné par les lames.
Cette connaissance approfondie des ondulations de la surface lui permit d’analyser plus minutieusement qu’on n’avait fait jusqu’alors les caractères essentiels du roulis et du tangage sur mer tourmentée. Ce chapitre important de la théorie du navire doit beaucoup, à Bertin ; la distinction entre le roulis absolu et le roulis relatif, les notions d’ecclisité et d’agitation, reçurent de lui des définitions ,très précises, grâce auxquelles, un sens parfaitement déterminé put être attribué aux diverses qualités nautiques d’un navire. Et comme à l’esprit réalisateur de l’éminent ingénieur tout résultat théorique suggérait un perfectionnement ou une application nouvelle, l’adjonction de quilles latérales et l’utilisation du lest liquide, destinées à réduire les amplitudes dans le cas critique du synchronisme, furent parmi les premiers fruits de cette pénétrante étude. Par l’invention de l’oscillographe double, simple représentation mécanique des symboles analytiques, Bertin s’était d’ailleurs procuré le moyen de soumettre ses conclusions au contrôle de l’expérience.
Désormais, l’observation fut d’accord avec la théorie générale des oscillations contraintes, pour montrer que le roulis imprimé à tout navire par une houle simple, résulte de la superposition de deux oscillations de périodes différentes, l’une ayant la période du navire oscillant en eau calme, l’autre la période même de la houle perturbatrice, Si la première de ces périodes est beaucoup plus courte que la seconde, l’oscillation propre sera négligeable et le navire suivra le rythme de la houle, sa mâture restant à tout instant normale à la surface liquide : le roulis relatif sera nul. C’est ce qui a lieu pour les navires n’ayant qu’un faible moment d’inertie, mais auxquels une forte hauteur métacentrique confère une très grande stabilité.
Au contraire, si la période de roulis propre du navire est beaucoup plus longue que celle de la houle, la houle n’aura qu’une influence négligeable sur le roulis effectif, lequel conservera le rythme du navire oscillant en eau calme, mais, avec une amplitude rapidement amortie : le pont restera sensiblement horizontal, comme si le roulis absolu était nul. Tel est le cas des grands navires lorsqu’on leur donne une faible hauteur métacentrique.
Mais cette circonstance, très favorable à la précision du tir de l’artillerie, ne va pas sans un grave inconvénient. En cas d’envahissement par la mer à la suite d’avaries de combat, la hauteur métacentrique pourrait aisément se trouver réduite au point de compromettre la stabilité. C’est pour parer à ce redoutable danger de chavirement que Bertin recourut au procédé de cloisonnement cellulaire, inauguré sur le Sfax et qui devait valoir à son auteur une si brillante renommée.
Bientôt, en effet, le Gouvernement japonais, attentif à tous les progrès européens, fit appel à Bertin pour réorganiser ses arsenaux et sa flotte. C’était pour le savant novateur, alors en pleine possession de sa maîtrise, une occasion unique d’appliquer en toute liberté ses ingénieuses conceptions. On sait quelle sanction, éclatante reçurent celles-ci à la bataille du Yalu !
« Nous nous sommes battus hier — lui écrivait l’Amiral Ho au lendemain de sa victoire — et vos bateaux ont entièrement répondu à ce que vous aviez prévu. »
Rentré en France en 1890, avec une autorité dès lors incontestée, Bertin, après avoir dirigé l’École d’application du Génie maritime, fut mis à la tête de la Section technique des Constructions navales. Il s’y donna pour tâche la création d’une flotte cuirassée homogène, cette flotte nécessaire que, dans une brochure retentissante, réclamait alors l’Amiral Fournier. Si les exigences budgétaires ne lui permirent pas toujours de faire adopter ses plans dans toute leur étendue, surtout en ce qui concerne les cuirassés, du moins débarrassa-t-il la Marine de ces escadres d’échantillons, dont chaque unité semblait étrangère à celles qui l’encadraient. tout en perfectionnant l’application de la protection cellulaire, il réalisa avec le Henri IV le prototype des cuirassés de médiocre tonnage et à forte stabilité, donc de roulis relatif pratiquement négligeable et dont les brèches au-dessus de la flottaison sont ainsi soustraites à l’éventualité d’une immersion prolongée. Sur une mer courte et hachée, un tel bâtiment, pourvu d’une grande largeur de carène, restera comme indifférent aux multiples impulsions auxquelles il devrait simultanément obéir.
Mais déjà il ne suffisait plus de se prémunir contre les ravages de l’artillerie ennemie : les torpilles, les mines avaient créé des risques bien autrement redoutables. Bertin, dont l’esprit d’invention n’était jamais pris au dépourvu, atténua cette nouvelle menace en prévoyant dans ses plans l’installation d’une double coque. Enfin, dans cette lutte incessante entre les moyens destructifs et les mesures de protection, il ne se borna pas à la parade : c’est sous sa direction et son inspiration que fut conçu le programme du concours des projets de sous-marins d’où sortirent les remarquables submersibles de l’Ingénieur Laubeuf.
Sa carrière active, si féconde et si profitable au pays, prit fin en 1905, mais son influence, justifiée par tant d’innovations heureuses et une renommée mondiale, ne cessa de s’exercer sur de nombreux élèves, devenus ses émules et ses successeurs.
Émile Bertin avait été élu en 1903 Membre de l’Académie des Sciences, qu’il présida pendant l’année 1922. En le choisissant, la savante Assemblée n’avait pas seulement entendu s’attacher un technicien universellement réputé ; elle consacrait dans son œuvre ce caractère éminemment scientifique qu’au moyen de quelques exemples choisis parmi tant d’autres, nous avons tenté de faire ressortir ici.
E. Fichot, Ingénieur général hydrographe.