Dans le vaste champ des sciences d’observation, les Singularitez de Belon constituent un livre d’un rare intérêt. Pierre Belon, nous l’avons dit [1], était originaire de la Soulletière, village dépendant du bourg d’Oizé, dans la Sarthe. Notre compatriote, « docteur en médecine en l’Université de Paris », quitta la France au commencement de l’année 1546. Il alla d’abord à Candie et à Constantinople. Il visita ensuite Lemnos, le mont Athos et les ruines de l’antique Salone. De là, il se rendit en Égypte, explora Alexandrie elle Caire où il fil des observai ions qui sont restées célèbres. Il parcourut ensuite la Terre-Sainte, la Syrie, et revint à Constantinople par l’Anatolie. Il rentrait en France en l’année 1549. Ce voyage, qui dura trois années, inspira la verve de Ronsard, pour lequel il prit les proportions et l’importance d’une exploration générale du globe [2].
Une des parties les plus instructives des observations de Belon est, à mon gré, le récit de son itinéraire en Égypte. On lira avec plaisir les pages que le naturaliste manceau a consacrées à la géographie, à l’ethnographie, à la médecine, à la faune et à la flore de cet étrange pays. On trouve dans son livre des détails fort curieux sur Alexandrie, les mœurs des Alexandrins, la, ville de Rosette, les pêcheurs du Nil, les maisons et les jardins du Caire, les pyramides, « la mumie », les plantes qui croissent autour de Suez, etc. Le même ouvrage renferme un plan de la ville d’Alexandrie et les portraits de l’île de Lemnos, du mont Athos et du mont Sinaï. Bien qu’ils soient d’une géométrie élémentaire, ils montrent un grand travail de réflexion. Belon a dessiné, d’après nature et pour la première fois, di vers animaux, tels que l’ichneumon (fig. 4), l’hippopotame (fig. 1), le crocodile (fig. 2), le caméléon (fig. 3), le sacre d’Égypte, l’ibis noir et quelques poissons. Ses Singularitez, remplies d’originalités locales, sont remarquables par l’ampleur des informations. Nous remarquons chez lui cette rigoureuse bonne foi attentive à découvrir la signification des faits sans en rien dissimuler. Qu’on lise à cet égard la description de l’ichneumon, le portrait qu’il fait d’une femme du Caire, et ce qu’il dit de l’usage de la teinture de henné.
Après avoir donné le sommaire de son voyage de Constantinople à Alexandrie, Belon ajoute : « Le lendemain matin, nous descendismes de navire et allasmes en la ville d’Alexandrie. Alexandrie est située en pays sablonneux dessus une poincte, car d’un costé elle a la mer Méditerranée, et de l’autre costé est le grand lac Mareotis. Les mesmes murailles qu’Alexandre le Grand feit anciennement edifier sont encore en leur entier, mais le dedans de la ville n’est pour la plupart que ruine des anciens bastiments. On y apporte toutes sortes de vivres, tant du pays d’Egypte que de Cypre et des autres lieux voisins. Le pain qui est fait en ce pays-là et en Syrie est formé en tourteaux, dessus lequel ils ont coustume semer de la nigelle. Parquoy on trouve cette semence en vente à grandes sachées par les marchez et dans les bouutiques des marchands. »
Les semences dont parle Belon sont celles du Nigella sativa. Pendant notre séjour dans le Sahara algérien, nous avons vu, comme du temps de Belon, les Orientaux faire un grand usage des semences de nigelle qu’ils nomment sinoudj. A Biskra, les Arabes s’en servent pour saupoudrer le pain et certaines pâtisseries.
« A Alexandrie - ajoute notre voyageur - il y a encore toutes sortes de vins qu’on apporte par mer de divers lieux, Les chairs de mouton, de veau et de bœuf y sont moult savoureuses. L’on y trouve aussi des poulies et des œufs. Alexandrie est située en lieu abondant en poisson ; nous avons recogneu des bresmes de mer, bars, maigres, mulets, raies, chiens, gourmaux. Ils ont aussi des grenades, limons, oranges, figues, caroubes et plusieurs autres sortes de fruicts que nous n’avons point. Les Egyptiens ne font guère de repas qu’ils n’ayent de la colocase qu’BI> font cuire avec la chair. Elle est de grand revenu à toute l’Egypte : aussi est-ce la chose qu’on-y vend le mieux par les marchez des villes et villages. Or, puis que sommes. en propos d’Alexandrie, suivant notre observation, avons cy retiré la figure d’icelle pour la représenter au naturel. »
Quelques pages plus loin, ce qui concerne la colonne de Pompée, le lac Maréotis, le Harmala et les plantes de la campagne d’Alexandrie, les obélisques, la pierre thébaïque, « la mumie », lé bois de palmiers, l’ichneumon, l’ibis noir et les jardins de la cité d’Alexandrie, est plein d’intérêt. « Le jour d’après- dit Belon - allasmes voir la haute colonne ’de Pompée, hors de la ville, dessus un petit promontoire, à demy quart de lieue d’Alexandrie. La colonne est d’admirable espaisseur et de desmesurée hauteur. Toute la masse, tant de la colonne, du chapiteau,. que de la forme cubique, est de pierre thébaïque, de, la mesme pierre dont furent faits tous les obelisques qui ont été retirez d’Egypte. L’on dict que César la feit eriger là pour la victoire qu’il obtint contre Pompée. Tournant le visage vers le midy, on voit le lac Mareotis, large et spacieux, environné de forests de palmiers [3]. D’Alexandrie au susdict lac n’y a pas demie lieue. Les campagnes sont pour la plus grande ’partie de sable mouvant qui seroient stériles n’estoit qu’il y croist une herbe nommée harmala et aussi des capriers sans espines qui portent cette manière de grosses capres qui nous sont apportées de ce pays-là. Le harmala est une sorte de rue que les Arabes, Egyptiens et Turcs ont à présent en divers usages. Ils ont coustume de s’en parfumer tous les malins et se persuadent par là qu’ils déchassent tous mauvais esprits. Cela a donné si grand usage à cette herbe et à sa semence qu’il n’y a si petit mercier qui n’en tienne en sa boutique, comme si c’estoit quelque précieuse drogue. » Notre, compatriote fait encore preuve ici d’un remarquable talent d’observation. « Le harmala, dit-il, est une sorte de rüe. » Cette plante appartient, en effet, à la famille des Rutacées et se place à côté de la fabagelle (Zygophyllum Fabaço, L.) et des herses (Tribulus). C’est ici que s’offre à nous un rapprochement qui me parait intéressant : je veux parler des propriétés merveilleuses que les Arabes attribuent encore de nos jours, comme au temps de Belon, au harmala. Dans l’oasis de Biskra (Sahara algérien), nous avons appris, il y a deux ans, que lorsqu’on ,soupçonne que des maladies sont causées à un enfant par un talisman, un sortilège ou par la présence d’une chauve-souris, on lui administre un remède composé de feuille de harmel et d’Amni Visnoga que les Arabes appellent souak en nebi. Le harmala (harmel, armel. .. ) (Peganum harmala) croit dans la région méditerranéenne et en Orient ; son odeur est forte, peu agréable et sa saveur amère. La plante est sudorifique et emménagogue. En Perse, elle est très employée contre les œdèmes des pieds. À Biskra et dans le sud de l’Algérie, le harmel fournit de nombreuses graines, qui sont stimulantes, enivrantes et tinctoriales, dont on retire une huile abondante propre aux usages alimentaires.
ICHNEUMON OU RAT DE PHARAON. — Les chapitres XII et XIII des observations renferment la description de l’Ichneumon ou Rat de et cette partie des Singularitez n’est pas la moins curieuse. « Les habitants d’Alexandrie, dit Belon, nourrissent une bête nommée Ichneumon qui est particulière à l’Égypte [4]. On peut l’apprivoiser dans les maisons comme un chat ou un chien, et le vulgaire l’appelle rat de Pharaon. » Au temps de notre compatriote les paysans vendaient ces animaux au marché d’Alexandrie. On les élevait tout petits, dans les maisons, pour faire la chasse aux rats. Belon nous apprend qu’il observa le premier ichneumon dans les ruines du château d’Alexandrie : « Le rat de Pharaon est cauteleux en espiant sa parure, car il s’élève sur les pieds de derrière et quand il a advisé sa proie, il va se traînant contre terre et se darde impétueusement sur ce qu’il veut estrangler, se paissant indifféremment de toutes viandes vives, comme lézards, chaméléons, grenouilles, rats et souris. Il est friand des oiseaux et principalement des poules et poulets. Quand il est couroussé, il se hérissonne, faisant dresser son poil qui est de deux couleurs, c’est-à-dire blanchâtre et jaune par intervalles. Il est de corpulence plus longue et plus trapue que n’est un chat, et a le museau noir et pointu comme celuy du furet, et sans barbe. Il a les aureilles courtes et longues (fig. 4). Les jambes sont noires et à cinq doigts aux pieds de derrière, dont l’ergot de la partie de dedans est court, sa queue est longue. Il a un grand pertuis tout entouré de poils, hors le conduict de l’excrément : lequel conduict il ouvre quand il a chaud. Il porte le génitoire comme un chat et craind le vent. Combien que cette beste soit petite, toutefois elle est si dextre et agile que elle ne craind de se hasarder contre un grand chien ; et mesmement si elle trouve un grand chat elle l’étrangle en trois coups de dents. » Cette description de l’ichneumon est intéressante ; elle renferme en elle quelques-uns des caractères généraux du genre Ichneumia, créé par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, pour des mammifères carnassiers (trois espèces) qui habitent l’Afrique dans la plus grande partie de son étendue continentale [5]. Comme Belon, Geoffroy Saint-Hilaire accorde aux ichneumies (ichneumons) un pelage composé de deux sortes de poils : cinq doigts à chaque pied ; des oreilles à conques très larges et très courtes ; un nez assez prolongé ; une queue longue, une poche anté-anale.
L’étude ou plutôt le récit de quelques coutumes des Alexandrins parait d’une manière très curieuse dans le chapitre XXIIIe.
DES MŒURS DES TURCS ALEXANDRINS. — LA PIERRE D’AIGLE. — SECRET POUR TROUVER UN LARRON. — PHAROS. — LANGAGE DES ALEXANDRINS. — La pierre d’aigle, nommée Cissites, se trouve en Égypte près de la ville de Copte, et Belon nous apprend que les anciens nous ont laissé un secret pour éprouver un larron avec cette pierre. Quand on veut connaître le larron, on assemble « tous ceux qui sont soupçonnez du cas. Avec une paste sans levain, on forme de petits pains de la grosseur d’un œuf ; et faut que chacun de l’assemblée mange ses trois pains, chacun en un morceau et les avale sans boire. Nous sommes trouvez à en voir faire l’expérience, et celui qui avoit commis le larcin ne peut onc avaler son troisième petit pain ; et se voulant efforcer s’estrangla quasi ; ainsi ne le pouvant avaler, le recracha. Plusieurs gardent cela comme pour un secret et ne le veulent dire. Nous avons appris que c’est avec la pierre d’aigle, de laquelle mettant un peu de poudre parmi la paste, en forment leurs pains. - Le lieu que Cœsar nommait Pharus [6], qui lors estait isle, est maintenant en terre ferme et y a un chasteau malaisé et fort incommode : car il faut porter l’eau chaque jour par chameaux, prinse des citernes d’Alexandrie. Tous les bastiments d’Alexandrie sont couverts en terrassé, comme aussi sont communément tous ceux de Turquie, d’Arabie et de Grèce où les habitants se mettent la nuit pour dormir au frais en tout temps, tant en hyver comme en esté. Les Égyptiens et Arabes dorment en tout temps au descouvert sans aucun lict ; et moyennant qu’ils ayent seulement quelque petit manteau ou couverture par-dessus eux ils ne se soucient : et n’ont aucun usage de licts, sçachant que la plume leur seroit fort dangereuse. Le naturel des Alexandrins est de parler arabe ou more ; mais les Turcs estant meslez avec eux, usent de langages beaucoup différents : et aussi parce qu’il y a plusieurs juifs, Italiens et Grecs, l’on y parle divers langages. »
Dans cette série d’études critiques sur les Singularitez auxquelles je laisse leur forme primitive, le récit du voyage de la ville d’Alexandrie à la ville de Rosette occupe, à mon gré, une place importante.
Les habitants de la ville de Rosette sont diligents à bien cultiver les jardinages dans lesquels croissent des Papyrus, des Musa (bananiers), des Cannes à sucre, des Colocases, des Sycomores.
LE PAPYRUS. — Cette plante par son emploi dans l’antiquité intéresse les érudits autant que les savants. En Égypte, le papyrus se plaisait dans les eaux paresseuses du Delta et devint l’emblème mystique de cette région. « On cueille, dit Hérodote, les pousses annuelles du papyrus. Après les avoir arrachées dans les marais, on en coupe la tête qu’on rejette et ce qui reste est à peu près de la longueur d’une coudée. On s’en nourrit et on le vend publiquement. Cependant les délicats ne le mangent qu’après l’avoir fait cuire au four. » Ce pain de lys était une friandise recherchée et figurait sur les tables royales. Au XVIe siècle le papyrus existait encore en Égypte dans les champs et les jardins des beaux villages bâtis le long du Nil, à Anguidie, Mahatelimie, à Dibi, à Nanntubes, à Elminie. On le cultivait avec le riz, les musa et les colocases ; la description qu’en donne Belon en fait foi. Notre compatriote a donc encore vu les derniers représentants de cette végétation qui donnait à l’Égypte primitive un aspect caractéristique. Il a observé le papyrus et le lotus, ces deux plantes qui jouent un rôle si important dans l’histoire, la religion, la littérature sacrée ou profane de l’Égypte. Mais aujourd’hui — et depuis bien longtemps sans doute — le papyrus (Cyperus Papyrus) ne croît plus en Égypte et c’est en vain qu’on le chercherait en dehors de la Nubie. Il ne figure pas dans la flore de Delile et, quant au papyrus que les voyageurs et les historiens signalent de nos jours encore sur les bords du Nil, il n’existe pas. La plante que l’on attribue au papyrus d’Égypte est une magnifique Cypéracée, le Cyperus dives Desf., commune effectivement dans les eaux du Delta. Le papyrus qui croît en Sicile constitue une espèce distincte ; c’est le Cyperus Syriacus, qui vit en Syrie et dans la vallée de l’Anapus, en Sicile, au voisinage de Syracuse. Mais le papyrus de Sicile a sans doute servi aux mêmes usages que le papyrus d’Égypte, comme le prouvent les essais de fabrication de papier à la manière antique, faits à Syracuse de notre temps même. Dans un récit de voyage resté célèbre, M. Ernest Renan consacre au papyrus quelques lignes spirituelles que nous reproduisons avec plaisir : « Si cette plante qui a rendu de si grands services à l’esprit humain et qui mérite une place si capitale dans l’histoire de la civilisation pouvait être un jour en danger de disparaître, je voudrais que les nations civilisées, à frais communs, lui assurassent une pension alimentaire dans la vallée de l’Anapus. Ces masses touffues de tiges vertes flexibles, de quinze à dix-huit pieds de haut, couronnées par un élégant épanouissement de fils légers terminés en éventail, forment de petites îles impénétrables dans l’eau pure du Cyanée. La végétation aquatique qui s’établit dans ces canaux rarement troublés est d’une fraîcheur exquise. Ce sont de vraies prairies flottantes qui couvrent la surface des ruisseaux et ondulent sous le mouvement de la rame comme l’eau elle-même. De belles feuilles vertes en forme de conques tournées vers le soleil étalent tout le luxe voluptueux d’une végétation hâtive [7]. » Le papyrus dont parle l’illustre philosophe n’est pas le vrai papyrus d’Égypte, mais le papyrus de Syrie ou de Sicile (Cyperus Syriacus). M. Maspéro donne aussi des renseignements très instructifs sur le papyrus. Le docte égyptologue nous apprend que dans les vignettes des papyrus funéraires, le mauvais principe est figuré par le crocodile, la tortue et diverses espèces de serpents. Il parle des papyrus médicaux et du papyrus qui renferme les seuls fragments qui nous restent de la philosophie primitive des Égyptiens [8].
COLOCASE. — Les monuments des anciens Égyptiens n’ont fourni aucun indice de l’existence de la colocase en Égypte. Mais Pline parle d’un arum qui pourrait bien être cette plante. Pierre Belon est le premier naturaliste européen qui ait signalé, avec quelques détails positifs, la colocase dans les champs de Rosette, du Caire et d’Alexandrie. Lorsque notre compatriote arriva à Alexandrie, il remarqua que la colocase tenait une large place dans l’alimentation des habitants : « Les Égyptiens ne font guère de repas qu’ils n’ayent de la colocase qu’ils font cuire avec la chair. Elle est de grand revenu à toute l’Égypte ; aussi est-ce la chose qu’on y vend le mieux par les marchez des villes et des villages. » Ces renseignements nous apprennent que la colocase était cultivée en Égypte longtemps avant l’arrivée de Pierre Belon et depuis une époque qu’il est impossible de préciser. Depuis Belon, cette plante a été revue par Prosper Alpin, botaniste italien, qui partit pour l’Égypte vers l’année 1580. Ce naturaliste nous dit que le nom, dans le pays, est Culcas qu’il faut prononcer Coulcas et que Delile a écrit Qolkas et Koulkas. M. Alp. de Candolle fait très justement remarquer qu’on aperçoit dans ce nom arabe des Égyptiens quelque analogie avec le sanscrit Koutschou, ce qui appuie l’hypothèse assez probable d’une introduction de l’Inde ou de Ceylan. Les anciens ont donné le nom de Colocasia à deux plantes différentes et c’est encore Belon qui a su le premier distinguer la vraie colocase qui est une Aroïdée, de la fève d’Égypte ou lotus, qui est une Nymphéacée : « Et parce que ceste colocasse est aussi nommée lotus ou fève d’Égypte, ayant veu qu’il ne nous avoit de rien servy de faire diligence de chercher de ses semences, et que mesme ceux du Caire s’en sont moquez, voulant inférer qu’elle n’en a point ; avons eu occasion d’enquerir la raison pourquoy les autheurs anciens l’ont nommée fève d’Égypte, sachant bien qu’elle ne produit aucune fève. Nous maintenons qu’il en croist par les ruisseaux de Crète, car nous y en avons trouvé de sauvage ; mais les Égyptiens la cultivent diligemment. Et à la fin avons trouvé la source de l’erreur. C’est qu’Hérodote très ancien autheur a parlé de deux sortes d’herbes venant au Nil, dont l’une avoit la racine ronde qui est la colocasse : l’autre porte quelque chose en une teste, qui ressemble à des noyaux d’olives. Les Égyptiens font diverses sortes de vaisseaux avec les feuilles du lotus ou fève d’Égypte ; ces feuilles sont larges et les Égyptiens les troussent et les plient comme un cornet, en sorte qu’ils peuvent puyser de l’eau du Nil et la boire : après qu’ils en ont bu ils les ettent. »
Au total, la colocase (Colocasia antiquorum) existe encore en Égypte. Cette plante est cultivée de nos jours dans les localités humides des pays intertropicaux à cause du renflement de la partie inférieure de la tige qui forme un rhizome comestible. Les pétioles et les jeunes feuilles sont utilisés comme légumes. Forster l’a vue cultivée au nord de la Nouvelle-Zélande, par suite probablement d’introductions anciennes sans coexistence certaine avec des’ pieds sauvages. Elle existe aussi aux îles Fidji et au Japon, et on la cultive aux Antilles et dans l’Amérique tropicale. Quant au lotus, originaire de l’Inde, qui croissait dans les eaux du Delta et qui fut choisi pour symbole de la Thébaïde, il a cessé de vivre en Égypte. Les anciens confondaient sous ce nom de lotus des individus appartenant à trois espèces de Nymphea différentes. L’espèce principale, le nénuphar rose, a été décrite assez exactement par Hérodote. « Elle produit un fruit porté sur une tige différente de celle qui porte la fleur et qui sort de la racine même. Il est semblable, pour la forme, aux gâteaux de cire des abeilles et de la grosseur d’un noyau d’olive bonne à manger fraîche ou desséchée [9]. C’est là ce que les anciens appelaient la fève d’Égypte [10]. »
LE MUSA ou BANANIER. — LA CANNE A SUCRE CULTIVÉE EN ÉGYPTE AU XVIe SIÈCLE. — Les Hébreux et les anciens Égyptiens n’ont pas connu le bananier, qui est originaire de l’archipel indien. L’ancienneté et la spontanéité du bananier en Asie sont des faits incontestables. Les Grecs, les Latins et ensuite les Arabes en ont parlé comme d’un arbre fruitier remarquable de l’Inde. Pline dit que les Grecs de l’expédition d’Alexandre l’avaient vu dans l’Inde, et il cite le nom de Pola, qui existe encore au Malabar. Les sages se reposaient sous son ombre et en mangeaient les fruits. De là le nom de Musa sapientium des botanistes. Musa est tiré de l’arabe mouz ou mauwz, qu’on voit déjà au XIIIe siècle dans Ebn Baithar. Le nom spécifique paradisiaca vient des hypothèses ridicules qui faisaient jouer au bananier un rôle dans l’histoire d’Ève et du paradis [11].
Pierre Belon a signalé, le premier, le bananier dans les champs d’Alexandrie, du Caire et de Rosette. Le Musa croissait à cette époque avec le papyrus et la canne à sucre, dont la culture a été introduite par les Arabes en Égypte, en Sicile et dans le midi de l’Espagne.
PALMIERS RAMEUX OBSERVÉS PRÈS DE LA VILLE DE ROSETTE. — On doit à Belon une observation très curieuse concernant la ramification des palmiers, phénomène très rare chez cette famille de végétaux monocotylédonés : « Entre la ville d’Alexandrie et la ville de Rosette, les palmiers sont moult hauts : desquels il y en a qui sur un seul tronc portent vingt gros arbres séparez les uns des autres, ayant tous une mesme origine dessus le pied d’une souche. » Pendant notre séjour à Biskra (Sahara algérien), les Arabes nous ont montré, au village de Ras el Gueria, un palmier bifurqué qu’ils regardent comme un phénomène extrêmement rare.
Dans les chapitres suivants, le célèbre voyageur raconte de quelle manière les Égyptiens font couver les œufs et il décrit les principaux oiseaux et autres animaux qu’il a observés le long du Nil.
MANIÈRE DE FAIRE COUVER LES ŒUFS EN ÉGYPTE. — L’oie et le canard, apprivoisés de toute antiquité en Égypte, remplissaient la basse-cour de sujets de Ména et tenaient la place du poulet ’encore inconnu. Au XVIe siècle, la poule était élevée sans doute depuis longtemps dans les villages, et ses œufs étaient très recherchés. « Les Égyptiens n’ont pas coustume de faire esclore les poullets sous les ælles de leur mère, ains ont des fours faits par artifice, comme nous avons veu, où chaque fois ils mettent trois ou quatre mille œufs, lesquels sçavent si bien gouverner, et leur tempérer la chaleur, qu’ils font es clore tout en un temps. Ces fours sont communs à plusieurs villageois qui y apporteront leurs œufs couver de diverses parts [12]. »
Tels sont les premiers chapitres des Singularitez de Belon sur l’Égypte. L’esprit, le talent, la largeur du jugement, la finesse des observations, l’ampleur des informations coulent à pleins bords dans ces récits décousus, mais pleins d’une science variée et attachante au plus haut point. Les limites de cet article ne nous permettent pas de suivre notre compatriote dans la dernière partie de. son voyage, Il nous resterait encore à faire connaître ses recherches sur le sacre d’Égypte, l’ibis noir, l’hippopotame, le crocodile, l’oxyrhynque et autres animaux observés le long du Nil ; les arbres des cultures du Caire ; le caméléon ; « la tour qui enseigne la crue du Nil pour sçavoir la fertilité de l’année » ; « la ville du Caire et son chasteau » ; les arbres à baume ; les pyramides ; "la mumie et l’ancienne manière de confire ou embaumer et ensevelir les corps en Égypte » ; la girafe ; le bœuf d’Afrique ; le henné, et beaucoup d’autres observations qui assurent à leur auteur la première place parmi les voyageurs du XVIe siècle.
Louis Crié