Pendant très longtemps, on a complètement négligé l’étude de la musique des indigènes du Nouveau Monde, l’attention des ethnologues semblant accaparée par les autres manifestations de leur vie sociale, religieuse et domestique.
C’est en Amérique du Nord que l’on a commencé à s’intéresser aux productions musicales indiennes et que des spécialistes autorisés, notamment Mmes Alice Flechter et Frances Densmore, se sont attachées à les récolter et à les analyser avec tout le soin désirable.
En Amérique centrale et en Amérique du Sud, aucun travail d’ensemble approfondi, fait sur des documents originaux, recueillis par de vrais musiciens, n’avait encore été entrepris. Le fait est d’autant plus surprenant que la musique indienne en Amérique du Sud a exercé et exerce encore une influence profonde sur la population blanche, qu’elle réagit sur la sensibilité des Hispano-Américains de plus pure race à l’égal d’une musique populaire nationale.
Combien de fois ai-Je pu noter, à la fin des soirees mondaines en Équateur, l’émotion non dissimulée ressentie par tous, lorsque le pianiste, ayant épuisé son répertoire européen, jouait quelque tono ou quelque yaravi indigène. Le souffle frais et purifiant des Andes passai t sur le salon mondain, balayant en un instant les snobismes et les enthousiasmes conventionnels, et c’était vraiment la voix du pays qui chantait dans le recueillement général.
La vraie revanche de l’Indien, c’est d’avoir par sa musique primitive, par ses rythmes si simples dans leur originalité, subjugué celui qui l’a asservi.
S’il n’y a pas d’Hispano-Américain de l’Équateur, du Pérou ou de Bolivie qui n’ait été bercé sur les genoux de sa nourrice indienne au son de ces vieilles mélodies, nul d’entre eux ne s’était avisé de noter et de préserver cet admirable folklore ; on vend bien à Lima, à Quito ou à La Paz des morceaux de musique comme étant des pièces d’inspiration indigène, mais toujours le transcripteur a. cru bon d’interpréter, en le modernisant, le thème original, sans comprendre qu’ainsi il en modifiait le caractère, quand il ne le dénaturait pas complètement.
La tâche du folkloriste musical n’est d’ailleurs pas facile. L’Indien chante surtout quand il ne se sait pas écouté. Le soir au campement, dans la haute Cordillère, nos muletiers m’ont donné souvent d’extraordinaires concerts, précisément parce qu’ils ne les exécutaient que pour leur propre plaisir. C’est par surprise qu’il faut saisir l’âme indienne.
Telle est la méthode qu’ont employée M. et Mme d’Harcourt au cours de deux séjours au Pérou, ët c’est ce qui nous vaut le très beau livre qu’ils viennent de publier [1].
Musiciens expérimentés et notateurs scrupuleux, ils ont transcrit, sans y rien changer, les chants qu’ils ont entendus de la bouche même d’Indiens ou d’Hispano-Américains profondément imprégnés d’esprit indien, et, dans cette magnifique récolte, ils ont choisi 204 mélodies qu’ils publient aujourd’hui dans toute leur intégrité.
Ce sont, des chants religieux, des lamentations, des chants d’amour, des chansons, des danses, des pastorales, etc ….
Mais en mettant ces précieux documents à la disposition de tous, ils ont voulu en faciliter la compréhension et, dans ce but, ils les ont soumis à une analyse minutieuse.
Ils sont arrivés ainsi à déterminer avec exactitude ce qui dans ces survivances mélodiques est nettement indien, et ce qui peut être attribué à l’influence de la musique et du folklore espagnols. Encore que l’inspiration indigène reste toujours dominante, l’influence blanche est loin d’être négligeable.
À côté des productions nettement autochtones qui se chantent encore comme elles se chantaient au temps des Incas, il y a les mélodies métissées où les rythmes espagnols ont agi d’une façon parfois très heureuse sur le rythme primitif, où la gamme pentatonique, seule connue des Indiens préhispaniques, a été modifiée par la gamme européenne.
Jamais une analyse aussi poussée et aussi pénétrante du mécanisme et de l’évolution de l’art musical chez un peuple primitif n’avait été tentée et réalisée avec tant de bonheur.
Là ne se borne pas l’œuvre de M. et Mme d’Harcourt.
Leur livre est en effet également une monographie de tout le matériel instrumental des orchestres indigènes, non seulement du Pérou et des pays avoisinants, mais de toute l’Amérique.
Ce matériel est loin d’être aussi simple qu’on pourrait le croire.
Avant la conquête espagnole, les Indiens n’utilisaient guère que les instruments de percussion et les instruments à vent.
Parmi les premiers, on peut citer les bruiteurs, les sonnailles, les grelots, les tambours à membrane, portatifs ou bien fixés au sol, et les tambours tout en bois ; parmi les seconds, les trompes, les flûtes verticales, les ocarinas et les syrinx.
L’ère de répartition de ces instruments présente des anomalies, des lacunes qu’il n’est pas toujours aisé de justifier.
Si, par exemple, les sonnailles, dont le prototype est représenté par une petite calebasse munie d’un manche et contenant des graviers, se rencontrent, sous des formes voisines, dans la plus grande partie du Nouveau Monde, le tambour tout en bois — le toponastli des Mexicains — ne se trouve que dans le bassin des Antilles et le nord de l’Amérique du Sud ; la syrinx, répandue dans tout le nord du continent sud, n’a pas franchi, semble-t-il, l’isthme de Panama ; l’ocarina reste la propriété de l’Amérique centrale et du nord-ouest de l’Amérique du Sud.
La flûte verticale, ou son proche parent, le flageolet à bec, couvre la superficie entière de l’Amérique à l’exception de ses extrémités australes ou boréales ; mais tandis que les anciens Mexicains façonnaient de jolis flageolets en terre cuite à cinq notes avec un pavillon ornemental et un long bec élégant, les Péruviens restaient fidèles à la simple flûte verticale faite le plus souvent d’un roseau ; d’ailleurs, ils tentaient d’améliorer la perce empirique de cet instrument et lui donnaient une étendue plus considérable de huit notes.
Leur fidélité à la flûte simple de roseau s’explique peut-être par la sonorité musicale de cet instrument, supérieure à celle du flageolet. C’est également dans l’ancien empire des Incas que la syrinx atteignit ses formes les plus parfaites, notamment sur la côte au sud de l’actuelle ville de Lima, à Nazca, lieu des célèbres poteries polychromes ; sous les doigts d’habiles potiers, la flûte de Pan, faite ailleurs de roseaux assemblés, s’est muée en un instrument en terre cuite dont les tubes juxtaposés ont été finement soudés les uns aux autres et recouverts d’un engobe vernissé parfois rehaussé de motifs décoratifs empruntés aux croyances et aux coutumes locales.
Depuis la conquête, les instruments anciens des Indiens ont subi parfois des transformations sensibles ; on constate la disparition de certains d’entre eux et l’apparition de nouveaux venus.
Ainsi les Péruviens restent fidèles à la flûte verticale, la kena ; de même qu’à la syrinx de roseaux, surtout dans la Cordillère, mais le bel instrument en terre cuite de Nazca, oublié des indigènes, doit sa survie aux seules fouilles archéologiques.
Le vieux toponastli à deux notes n’est plus joué par les descendants des Aztèques, un xylophone plus complet le remplace, la marimba apportée en Amérique par les esclaves noirs.
Ici la provenance de l’instrument paraît aisée à déterminer ; il n’en est pas de même de certaines origines lointaines, notamment pour la syrinx, le tambour en bois sans membrane et surtout l’arc à musique, cet ancêtre reculé du violon.
Leur existence en Amérique ouvre des aperçus sur la question du peuplement primitif du Nouveau Monde, puisqu’on les retrouve dans d’autres continents. Et, l’ethnologue se heurte à l’éternel problème : convergence ou emprunt :’ Sans se prononcer d’une façon catégorique, M. et Mme d’Harcourt marquent nettement leur préférence, lorsqu’il s’agit d’appareils très spécialisés et très compliqués, pour l’hypothèse de l’emprunt, apportant à la thèse que je soutiens depuis plusieurs années de l’origine océanienne d’une partie de la population américaine, des arguments d’une valeur considérable.
Mais il ne suffit pas aux auteurs d’analyser la musique des Indiens et d’en étudier le matériel instrumental. Ils ont voulu reconstituer les fêtes au cours desquelles l’âme indienne se plaisait à se manifester par des chants de toute nature. Là encore, la tâche était particulièrement délicate, car, du fait de l’introduction du christianisme, les fêtes actuelles, de nature surtout religieuse, ne sont plus naturellement que le vague reflet des fêtes de l’époque païenne. C’est donc moins dans l’observation directe que dans les récits des premiers chroniqueurs qu’il fallait découvrir les éléments de documentation. M. et Mme d’Harcourt ont eu la patience de rechercher toutes les descriptions des manifestations de la vie religieuse et sociale des Incas et des Aztèques, que les anciens auteurs nous ont conservées et ont pu ainsi évoquer toute la somptuosité des fêtes, tout le faste des cérémonies rituelles mexicaines et péruviennes.
Il a d’ailleurs existé entre ces fêtes au Pérou et au Mexique des différences profondes non seulement dans leur principe religieux et les manifestations qui en résultaient, mais aussi dans la conception musicale et chorégraphique des cérémonies.
On ne doit plus, avec le bon Garcilasso, considérer les monarques Incas, fils du Soleil, comme les Saint Louis de l’Amérique du Sud ; leur despotisme était sans limites, le traitement qu’ils infligeaient aux prisonniers de guerre n’avait rien de tendre, cependant les rites, —en y comprenant même ceux, plus cruels, des peuples côtiers, notamment des Nazca — ne comportaient pas ces sacrifices humains innombrables, ces hécatombes qui au sens vrai du mot couvrirent le Mexique de ruisseaux de sang. Pour en revenir au chant et à la danse, il semble bien qu’au Pérou les manifestations chorégraphiques aient eu une grande mobilité ; elles se déplaçaient sur des espaces considérables : longues farandoles, chaînes d’hommes et de femmes soutenant une couleuvre d’or, courses, sauts, prouesses de montagnards.
Les Mexicains au contraire, dans leur célèbre fête du mitote, évoluaient essentiellement sur place ; ils commençaient par disposer, au centre d’un vaste carrefour, les instruments de percussion nécessaires aux battements des rythmes, lourds wewetl, toponastli montés sur un fût ; auprès de ces tambours venaient se grouper à l’heure de la danse les instrumentistes, les coryphées, les nobles aussi.
Il se formait autour d’eux des rondes concentriques formées de très nombreux danseurs qui, avec un synchronisme parfait, disent les chroniqueurs, se mettaient à tournoyer, roue vivante, au son des voix et des tambours. Et la vitesse s’accélérant peu à peu, l’œil ne percevait plus que le chatoiement indistinct des vêtements et des parures de plumes au riche coloris.
Je signalerai encore un chapitre sur la poésie incasique et un autre sur les chanteurs et les instrumentistes. Cette étude, elle aussi, ne reste pas limitée à l’empire incasique et aboutit à une comparaison très pénétrante du folklore andin avec le folklore de l’Amérique en général et de l’Espagne.
On voit que le livre de M. et de Mme d’Harcourt tient plus que ne promet son titre. L’habitude inverse est si généralisée qu’on ne saurait trop signaler les cas où le lecteur reçoit plus qu’on ne lui a offert.
La Musique des Incas et ses survivances est un vrai traité de musicologie indienne comparée, une étude synthétique de l’ethnographie musicale américaine avec des aperçus singulièrement suggestifs sur l’ethnographie musicale des primitifs. C’est une œuvre de haut style qui fait le plus grand honneur aux deux savants artistes qui l’ont réalisée.
Elle a été éditée, comme elle le méritait, avec beaucoup de goût et de soin.
Elle est accompagnée d’un magnifique album de 39 planches en phototypie, dont plusieurs en couleur.
P. Rivet, Secrétaire d e l’Institut d’Ethnologie de l’Université de Paris