Le mémoire de M. Billings [1] a soulevé un certain nombre de questions Intéressantes sur lesquelles il est peut-être important de revenir brièvement. Les recherches bibliographiques deviennent maintenant si nécessaires, et, en même temps, leur difficulté s’accroît tellement, qu’il est indispensable à tous ceux qui traitent une question scientifique de posséder quelques notions sur la manière de faire des recherches dans les ouvrages innombrables qui sont à consulter.
Cependant nulle part on ne trouve indiquée la méthode qu’il convient de suivre. Il faut la pratiquer d’instinct, et l’instinct fait souvent défaut. Aussi qu’arrive-t-il ? C’est que le plus souvent les indications bibliographiques sont nulles, incomplètes, fausses ou inutiles. Personne ne saurait avoir la prétention de donner une recette infaillible pour éviter tous ces écueils. Toutefois, il me parait que, par des investigations méthodiques, on peut arriver à de meilleurs résultats que ceux qui sont en général obtenus.
Il est d’abord une condition indispensable, qui représente un minimum, minimum que tout lecteur a droit d’exiger de l’auteur qu’il lit ; c’est la sincérité. Pour être vraiment sincère, ne citez jamais de seconde main, ou tout au moins, si vous êtes forcé de le faire, indiquez alors que vous n’avez pas recouru à l’auteur original. C’est presque un mensonge que de citer un ouvrage qu’on n’a pas eu entre les mains. Mais, hélas ! combien de fois n’est-on pas tenté de le faire et d’étaler une érudition facile, en reproduisant les indications bibliographiques qu’on puise dans tel ou tel ouvrage. On met la date du livre, la page, le paragraphe, et tout cela n’est que la copie d’une note bibliographique. Cette note elle-même, qui sait si elle n’a pas déjà été copiée deux ou trois fois et si la biographie qu’on copie n’est pas de troisième ou quatrième maint Aussi devrait-on s’estimer heureux quand l’ouvrage où l’on puise est bien fait ; et très heureux quand la note qu’on reproduit a été copiée exactement, sans fautes d’impression, sans lapsus calami, et d’une manière intelligente.
Assurément, on ne peut ni consulter tous les auteurs ni avoir à sa disposition tous les recueils scientifiques et tous les livres où se trouvent les indications nécessaires ; mais rien n’empêche, s’il a été impossible de consulter le recueil original, de le faire savoir, en ne donnant pas l’indication bibliographique, ou, si l’on veut la donner, ce qui est parfois utile, d’indiquer, d’une part, qu’on l’a prise de seconde main, et d’autre part, qu’on l’a prise dans tel ou tel auteur. Par exemple, nous savons que Dupuy d’Alfort a fait la section du grand sympathique au cou, et qu’il a bien décrit les phénomènes consécutifs. Il n’est peut-être pas indispensable, pour parler de celte expérience, de recourir au mémoire de Dupuy , qui se trouve dans le Journal de Corvisart, 1816. Si donc on vient à parler de cette expérience, ou bien on aura lu le mémoire de Dupuy, et alors il sera permis de donner l’indication bibliographique, ou bien, ce qui est infiniment plus probable, on ne l’aura pas lu : on ne l’aura pas exhumé du journal de Corvisart, on aura simplement rapporté ce qu’en disent les auteurs classiques. Dans ce cas, sous peine d’être taxé de menterie, il est interdit d’en donner l’indication bibliographique. Il n’y aura alors aucun renvoi au mémoire de Dupuy ; ou bien, si l’on y renvoie, il faudra citer l’auteur où l’indication bibliographique a été prise. Ainsi, dans le cas actuel, je cite l’expérience de Dupuy, d’après Longet ; Traité de physiologie, 3e édition, 2e tirage, p. 558, note 4, t. III.
C’est un acte d’honnêteté scientifique élémentaire que de citer seulement les ouvrages qu’on a lus. Si l’on se limitait ainsi, toutes les bibliographies seraient sincères. Cette sincérité est un minimum absolument nécessaire, et cependant bien des indications qu’on trouve même dans les meilleurs livres ne sont pas dignes de cet éloge négatif.
Toutefois cette sincérité n’est pas une qualité suffisante et il faut qu’une bonne bibliographie mérite un autre éloge que celui de n’être pas trompeuse. Il s’agit, en effet, de faire des recherches quelque peu complètes sur un point limité de la science, Le savant, qui a par devers lui quelques notions préalables sur la notion qu’il traite, sait déjà sans doute qu’il trouvera dans tel ou tel livre quelques indications principales. Ainsi, à propos du grand sympathique, par exemple, tout étudiant, si peu physiologiste qu’il soit, sait qu’il doit consulter certains ouvrages classiques, comme les leçons de Claude Bernard sur le système nerveux, les traités élémentaires de physiologie, etc.
Mais les données qui seront le résultat de cette recherche seront banales et insuffisantes. Les traités classiques, si excellents qu’ils soient (et il y en a de remarquables en chimie, en physiologie, en pathologie, etc.), ne peuvent pas faire que toutes les parties aient le développement d’une monographie. De là, la nécessité de recourir à d’autres recueils encore.
Je suppose, par exemple, qu’on désire savoir où se trouve traitée la question de l’influence du grand sympathique sur la nutrition. Il faudra feuilleter les principaux recueils, ou plutôt les tables alphabétiques placées à la fin de chaque volume. Les mots Sympathique, Nutrition, Trophiques, Nerfs, devront être recherchés, et, d’après le sens de l’indication, on verra s’il y a lieu de ranger tel ou tel mémoire dans le groupe des ouvrages à consulter. Cette recherche, si longue qu’elle puisse paraître tout d’abord, n’est en réalité ni longue ni difficile. Ainsi, pour Je sujet que nous traitons ici (action du grand sympathique sur la nutrition), li suffira d’examiner les tables d’une dizaine de recueils tout au plus ; car, depuis quelques années, le nombre des journaux analytiques a augmenté de telle sorte que tous les mémoires nouveaux sont aussitôt reproduits et analysés dans la Revue des sciences médicales, dans le Centralblatt für medicinischen Wissenschaften, dans la Revue scientifique, dans la Revue des travaux scientifiques, dans les Jahresberichte füir Anatomie und Physiologie, etc. En chimie, en physique, il existe aussi des recueils analytiques analogues, qui facilitent énormément les recherches et permettent d’avoir, en une demi-journée à peu près, presque toutes les indications bibliographiques fondamentales.
Si l’on veut être plus complet, il faut recourir aux recueils de mémoires originaux. Ceux-là sont plus longs à dépouiller, et cependant on arrive assez vite, en deux ou trois jours, à recueillir tout ce qui s’y trouve contenu d’important.
Ce travail préliminaire étant terminé, on possède les matériaux qui serviront de base au travail qu’on entreprend. Alors on élimine tout de suite un grand nombre d’indications inutiles, qui ne traitent pas exactement le sujet sur lequel on fait une recherche. On note seulement tel ou tel point intéressant enfoui au milieu d’autres documents inutiles, de manière à pouvoir en faire usage en temps et lieu.
Enfin l’élimination est terminée : il ne reste plus que quelques mémoires qu’il faut lire avec soin et analyser, non sans détails, dans la monographie qu’on doit écrire. C’est précisément dans cette élimination des documents inutiles que consiste une part importante de la vraie érudition. Il est aussi mauvais de bourrer un travail de renseignements bibliographiques oiseux que de ne donner aucun renseignement bibliographique. Par exemple, si, en faisant l’histoire de l’influence du grand sympathique sur la nutrition, on veut citer tous les auteurs qui ont écrit sur le grand sympathique, sur la nutrition, sur les nerfs trophiques, on aura plusieurs pages remplies de notes tout à fait inutiles. Quel intérêt y a-t il à copier une table analytique ?
Ce n’est pas en cela que consiste la saine érudition ; c’est dans l’exposé complet des recherches faites précisément sur le sujet qu’on traite. Toutes ces recherches (mais rien que ces recherches) doivent être mentionnées. Il est vrai que la bibliographie, comprise ainsi, exige beaucoup de labeur ; car il faut alors avoir lu un grand nombre d’ouvrages pour en citer un petit nombre. Mais, si le travail est dur, la récompense est certaine ; on donne sur un sujet limité l’état actuel de la science, en sorte que les savants qui viendront après vous pourront renvoyer à votre mémoire. Si, dans le cours de vos recherches, vous rencontrez un ouvrage où les indications bibliographiques soient bien exactement et complètement données, il sera bon d’y renvoyer le lecteur, de manière qu’il sache en quel endroit il trouvera des indications précieuses sur les livres qu’il doit consulter par rapport à la question traitée.
Il vous faudra souvent plus de peine pour citer trois auteurs ayant traité précisément le même sujet que vous, que pour donner trois cents indications bibliographiques sur des sujets voisins.
En tout cas, chaque citation doit être exacte et complète. Il faut donner le titre du mémoire, le journal où il a paru avec son année et sa tomaison, la page où se trouve le mémoire et celle où se trouve la citation. Vous éviterez ainsi à ceux qui viendront après vous toute recherche inutile.
C’est ainsi qu’on peut donner une bibliographie honnête. Pour qu’elle soit irréprochable, il faut des conditions qu’il n’est pas permis à tout le monde de réaliser, Aussi ne peut-on rien exiger de plus qu’une bibliographie sincère et honnête.
Quoi qu’on fasse, on n’arrivera jamais à être sûr de n’avoir rien omis. Mais on peut s’entourer de certaines précautions qui éviteront toute omission importante.
Une première condition, c’est de s’adresser au savant qui a eu l’occasion d’étudier de près ou de loin cette même question que vous traitez. Il faudra alors lui demander (et il répondra toujours avec la plus grande obligeance) s’il possède quelques données particulières sur la question qu’on étudie.
Il faut aussi tenter des recherches dans les recueils qui, au premier abord, paraîtront inutiles à consulter. Sans faire de fouilles méthodiques, il faut se laisser aller à l’inspiration, qui quelquefois vous fournira de précieux documents, tout à fait inattendus. En fait de richesses bibliographiques, le hasard est souvent d’un grand secours. Mais ce hasard n’est pas pour tout le monde : il n’est que pour ceux qui cherchent.
En résumé, il ne peut pas y avoir de bibliographie parfaite. Il en est de très bonnes peut-être. A coup sûr, on en signale quelques bonnes. Plusieurs sont passables. Les autres sont insuffisantes. La sincérité, l’exactitude, voilà les seules qualités qu’on doit exiger. Tout le monde doit en faire preuve. On ne peut jamais espérer d’être complet, par suite de l’immensité des publications qu’on doit connaître. Le tout est d’être le moins incomplet possible.
Pour les publications étrangères, il faut se limiter. Nul savant ne peut être taxé d’ignorance parce qu’il ne sait pas lire des mémoires écrits en hongrois, en flamand, en danois, en suédois, en russe, en espagnol, en polonais ; il faut cependant qu’il puisse lire plus ou moins couramment l’allemand, l’anglais et l’italien. Cette dernière langue se rapproche tant du français et du latin que son étude ne souffre aucune difficulté. Quant à l’anglais, surtout quant à l’allemand, la connaissance de ces deux langues est assez difficile ; mais, dans l’état actuel des choses, elle est indispensable. C’est une plaisanterie que de dire qu’on fera traduire par ses amis tel ou tel article allemand ou anglais : car il faudrait plus de six moi s pour avoir la traduction de tous les livres qui sont à consulter sur une question spéciale.
En terminant, un remords me vient. Peut-être est-ce un mal que de donner tant d’importance à la bibliographie. Peut-être arrive-t-on à tuer l’originalité en feuilletant tant d’ouvrages et en consultant tant d’auteurs. A tout prendre, je ne le pense pas. Et puis, ceux qui ont le rare don de l’originalité scientifique, ceux-là sont tout excusés. Ils sont créateurs. Ils n’ont pas besoin d’être érudits. Ceux qui ont besoin de l’être, ce sont ceux qui ne sont ni découvreurs ni inventeurs, et il me semble qu’ils sont en majorité.
Charles Richet