Il est très vrai que la nature ignore nos classifications et ne sait rien de nos systèmes. En son cours éternel, le flot succède au flot sans discontinuité. Pour n’être pas de pures vues de l’esprit, toutes les limites qu’on s’efforce de marquer entre les êtres ou entre les choses sont nécessairement arbitraires. Après avoir reconnu que les classes, les ordres, les familles, les genres et les espèces, loin de posséder une valeur absolue, ne servent qu’à indiquer dans quelle mesure les êtres s’écartent de tel ou tel type animal, par exemple, les types eux-mêmes ont apparu, ainsi que ces anciennes subdivisions, sous la forme d’un arbre généalogique dont le tronc plongerait, par ses racines, dans les vagues profondeurs du vaste empire des Protistes, des Protozoaires, pour s’élever, en passant par les Zoophytes et par les Vers, jusqu’aux Vertébrés, et en poussant, dans toutes les directions, les rameaux touffus des Cœlentérés, des Mollusques, des Échinodermes et des Arthropodes. Les questions de classification, d’origine et de parenté, qui naissaient à l’endroit des diverses subdivisions d’un même type, se posent donc de nouveau devant les différents types du règne animal, qui doivent être considérés comme la postérité, à divers degrés, d’une ou de plusieurs formes ancestrales, issues elles-mêmes des combinaisons fort complexes de quelques corps élémentaires, ou prétendus tels dans l’état actuel de nos connaissances. De quelque côté qu’il se tourne, qu’il regarde dans le passé ou dans l’avenir, qu’il scrute l’univers sidéral ou qu’il interroge les vestiges et les documents mutilés de l’histoire de la vie sur cette Planète, si l’homme veut partir de quelque point fixe et assuré, s’il cherche un fondement inébranlable, une pierre angulaire pour soutenir l’édifice de sa science, il n’en trouvera point.
L’absolu, c’est-à-dire ce qui est, demeurant inaccessible aux prises de notre intelligence, restons dans le relatif et contentons-nous de l’étude des phénomènes et de leurs conditions. Aussi bien, c’est à cette saine philosophie que sont venus d’eux-mêmes tous les bons esprits. « Analyser les conditions des phénomènes, dit M. Paul Bert, et mesurer l’importance de chacune d’elles, voilà la science ; chercher à en expliquer l’essence, et pour cela leur supposer un mobile immatériel, imaginer une force qui soit en dehors d’elles et cependant les domine, voilà la fantaisie [1] » Cette philosophie est précisément celle qui, après tant d’autres essais du même genre, a amené M. Haeckel, non pas à tracer des limites absolues, et partant de pure fantaisie, entre les divers groupes d’êtres vivants, mais à proposer, dans une vue d’utilité pratique, une nouvelle grande division, de nature toute relative, en histoire naturelle. Le règne neutre des Protistes intermédiaire aux plantes et aux animaux, doit renfermer tous ces êtres ambigus et élémentaires qui, présentant tour à tour, ou à la fois les caractères généraux des deux grands règnes organiques, ont déconcerté les efforts de tant de naturalistes. Si un rayon de lumière est tombé naguère sur l’obscur et vaste empire des Protozoaires, sur ce « chaos systématique », c’est surtout à M. Haeckel qu’on le doit, grâce à sa découverte des Monères. Ces organismes, les plus simples peut-être qu’on puisse imaginer, puisqu’ils n’ont pas d’organes, pourraient être, avec autant de droit, c’est-à-dire avec aussi peu de raison, considérés comme des rudiments d’organisation animale ou végétale, la haute valeur philosophique de cet état d’indifférence morphologique, chez des êtres qui vivent encore sur cette planète, ne pouvait échapper au naturaliste qui, après Lamarck et Darwin, aura le plus contribué à fonder dans le domaine des sciences biologiques la théorie de l’évolution. D’autres considérations encore l’inclinèrent à faire entrer ces êtres, avec les Rhizopodes, les Amibes, les Diatomées, les Flagellés, etc., dans un règne destiné à réunir, comme une zone frontière, les deux grands règnes des végétaux et des animaux, en même temps qu’à leur servir de fondement.
Mais, loin d’avoir voulu élever je ne sais quelles murailles de la Chine entre les plantes, les animaux et les protistes, M. Haeckel a maintes fois témoigné qu’il tenait plutôt pour très vraisemblable que les animaux, aussi bien que les végétaux descendent de certains protistes, et, en particulier, des plus simples de ceux-ci, des Monères, tandis que d’autres groupes de protistes (Diamotées, Myxoniycètes, Rhizopodes) se sont développés isolément [2]. Cette division systématique des trois règnes organiques n’a jamais eu à ses yeux qu’un but pratique : faciliter la diagnose différentielle des corps organisés. Quand cette classification serait une innovation, on devrait, ce semble, la regarder comme aussi opportune que légitime. Mais ce n’est pas le cas, et l’on va voir que le règne des protistes n’est pas une nouveauté dans la science.
À coup sûr, sans l’immortelle découverte de Leeuwenhoeck, sans le microscope, cette grande division des êtres vivants serait inconnue. Or, si l’on songe que ces infiniment petits de la vie, presque toujours invisibles à l’œil nu, ont été et sont encore les artisans les plus actifs de la configuration de notre demeure, qu’ils ont un rôle considérable dans la formation des strates géologiques de la planète, que les puissantes assises de la craie, par exemple, sont presque exclusivement composées de carapaces de Rhizopodes, et que le calcaire sécrété par les Nummulites a produit des systèmes de hautes montagnes ; lorsqu’on pense à la redoutable activité de ces êtres dans les fermentations et dans les maladies des plantes et des animaux, à la lutte sourde et acharnée qu’ils livrent partout pour l’existence, dans l’eau, sur la terre, dans l’air, au reste des créatures, on éprouve un sentiment indéfinissable devant « cet invisible et nouvel univers dont Leeuwenhoeck fut le Colomb ».
Ces mots si justes sont d’un naturaliste français qui, plus que tout autre, peut être considéré comme un précurseur de M. Haeckel touchant la constitution d’un règne organique intermédiaire entre les plantes et les animaux. J’ai nommé Bory de Saint-Vincent, l’un des disciples de notre grand Lamarck, le père du Règne psychodiaire. Mais, bien avant Bory, il n’est que juste de rappeler que ce règne, auquel on a souvent rapporté comme aujourd’hui les Champignons, avait déjà été proposé sous les noms de Règne des Zoophytes, Règne amphorganique, Règne organique primitif, etc. « La multiplicité de ces noms, a écrit Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, atteste la faveur dont cette nouvelle division a joui, à diverses époques, auprès d’un assez grand nombre de naturalistes [3]. » Et il rappelle que Freigius, dès 1579, en ses Quœstiones physicœ, plaçait entre les deux grands règnes des végétaux et des animaux un groupe d’êtres intermédiaires, constituant, sinon tout à fait un règne, du moins, ainsi qu’on dirait aujourd’hui, un sous-règne, vue reproduite par plusieurs auteurs du siècle suivant. Au XVIIIe siècle, ce fut Buffon lui-même qui renouvela cette conception en considérant, non seulement comme possible, mais comme réelle, l’existence d’une « grande quantité d’êtres organisés qui passent par des nuances insensibles de l’animal au végétal » sans être « ni l’un ni l’autre [4] », si bien qu’on peut assurer, ajoutait Buffon, que « la grande division des productions de la nature en animaux, végétaux, minéraux, ne contient pas tous les êtres matériels ».
Le groupe d’êtres indiqué par Freigius, et formellement admis par Buffon, entre les règnes animal et végétal, le règne des Zoophytes proposé par Treviranus et admis un instant par Frédéric Tiedeman [5], devint, avec Bory de Saint-Vincent, le Règne psychodiaire. Jusqu’à lui, la plupart des, auteurs qui, sous des noms divers, avaient adopté ce règne ambigu, n’avaient fait que l’indiquer sans essayer d’en fixer les limites ni de déterminer les types organiques des êtres qu’il doit comprendre. Ces êtres mixtes, alternativement végétaux et animaux, Bory de Saint-Vincent les avait longuement étudiés, lorsqu’en 1825 il leur donna la place suivante dans sa classification des corps naturels organisés [6] :
Corps naturels organisés | Végétants | Règne végétal. | |
Végétants et vivants | successivement | Règne psychodiaire. | |
simultanément | Règne animal. |
Sans être assurément un esprit très critique, très sûr, très judicieux, Bory de Saint-Vincent savait beaucoup, il avait vu et observé autant qu’aucun naturaliste de son temps, et l’élude des Infusoires, qu’il appelait Microscopiques, l’avait surtout fort occupé. C’était bien un disciple du « grand Lamarck », comme il le nomme souvent, un naturaliste philosophe, un représentant de cette « école des idées », fondée par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, en opposition à « l’école de l’observation exclusive des faits », à l’école de Cuvier. La science de la nature ne lui paraissait pas devoir tenir tout entière en ces trois opérations : observer, décrire et classer. Comme Lamarck et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire , mais sans cesser d’être un disciple en somme assez médiocre de ces très grands esprits, Bory est un homme du XVIlle siècle plutôt que du nôtre. Il comprenait la science à la façon de Diderot, de Maupertuis, de Gœthe ; depuis, on a beaucoup médit de cette façon d’entendre la haute culture scientifique, mais le temps a remis peu à peu chacun il sa place, et, en dépit de leur méthode souvent défectueuse, Lamarck, Gœthe et Geoffroy Saint-Hilaire se dressent comme des prophètes de la pensée au seuil du XXe siècle.
Bory de Saint-Vincent, que ses recherches microscopiques conduisirent à proposer le règne psychodiaire, passait, aux yeux d’un maitre tel que Dujardin, pour un observateur sérieux. Depuis Otto Frédéric Müller qui, le premier, essaya de classer méthodiquement les Infusoires, confondus par Linné sous la dénomination de Chaos, personne n’avait plus observé ces êtres que Bory. Lamarck, en son Histoire des animaux sans vertèbres, s’était borné à conserver, en grande partie, la classification de Müller ; si Bory n’a pas échappé au reproche de s’être trop souvent servi des figures de cet auteur, plusieurs des genres qu’il avait fondés ont été conservés par Dujardin, qui l’a reconnu [7]. C’était là, chez un juge si sévère, un éloge peu banal, et qui semble justifier la haute estime dans laquelle Geoffroy Saint-Hilaire tenait Bory, qu’il appelle « le premier micrographe et l’un des plus profonds philosophes de l’époque [8] ».
Des cinq états qu’il distinguait dans la matière, c’est de la « matière muqueuse » que Bory avait d’abord formé son genre Chaos. « Le genre Chaos, disait-il, n’appartient proprement ni à la plante ni à l’animal, il est un intermédiaire [9]… » Dès cette époque (1823), il notait que l’« analogie chimique » découverte entre la matière des plantes et des animaux était un motif de plus pour « proscrire l’établissement absolu des limites qu’on suppose exister entre les deux règnes organiques ». Enfin, en 1825, il exposait éloquemment les raisons pour lesquelles la constitution d’un nouveau règne organique lui semblait nécessaire ; « A la vue d’un chameau et d’un palmier, d’un brochet et d’une renoncule, d’un oiseau et d’un champignon, chacun sans doute distinguera à l’instant l’animal du végétal, et beaucoup de gens ne croiront même pas qu’il soit possible qu’on manque de caractères absolus pour séparer de telles créatures d’une manière évidemment tranchée ; cependant, en descendant aux limites des deux règnes, le scrutateur de la nature éprouvera bientôt de grandes difficultés pour établir la séparation : il trouvera ces êtres ambigus, animaux parce qu’ils éprouvent évidemment quelques sensations incitatrices de mouvements spontanés ; plantes puisqu’ils se reproduisent par boutures, sans jouir de cette faculté de locomotion que Linné donnait pour complément des caractères de son troisième règne ; créatures mixtes enfin, transportées par les uns du domaine de la botanique dans celui de la zoologie ; par les autres, de la zoologie dans la botanique, et qui, depuis Linné et Pallas, ont été généralement désignés sous le nom ingénieusement équivoque de Zoophytes, c’est-à-dire animaux-plantes, Ces Zoophytes ont jeté la confusion sur les confins des deux empires et mis à la torture l’esprit des naturalistes, qui attachent beaucoup d’importance à distinguer le végétal de l’animal ; distinction aussi vaine, aussi peu nécessaire à connaître, que celle qu’on supposerait exister entre deux bandes des couleurs de l’arc-en-ciel. »
Bory de Saint-Vincent ajoutait les paroles suivantes, tout animées de l’esprit de Lamarck, et qui, pour être exprimées en fort bon style, n’en paraîtront sans doute pas moins justes : « Les êtres organisés ne constituent qu’une seule et grande cohorte composée d’un nombre immense d’individus, dont les uns, sortis évidemment des autres et procréés à leur ressemblance, peuvent être rapprochés dans ces groupes que, nous appelons espèces ; ces groupes spécifiques se rapprochent, se lient et se confondent à leur tour, en vertu de certaines affinités plus ou moins prononcées, de manière à former, par leur juxtaposition, un immense et mystérieux réseau, de la nature entière ; réseau où les espèces peuvent être considérées comme les mailles, tandis que le règne inorganique fournit la matière du tissu… Il serait ridicule, à notre sens, de pousser trop loin les recherches par lesquelles on prétendrait prouver que les côtés communs des mailles d’un pareil tissu appartiennent plutôt exclusivement aux unes qu’aux autres. Autant vaudrait argumenter pour résoudre à laquelle des deux alvéoles contiguës d’un gâteau de cire appartient la cloison qui les sépare l’une de l’autre. Les êtres sont, dans l’ensemble de la création, comme ces cloisons communes à deux cellules ; il n’en est peut-être pas un qu’on y rencontrât isolé et qui ne pût être pris indifféremment pour point de départ d’une classification systématique… Toutes ces divisions de règnes, d’ordres, de classes, de familles et de genres, introduites dans l’étude de la nature ; sont conséquemment plus ou moins arbitraires ; si l’on en considère les objets pris comme types, leurs différences frappent les premiers regards ; mais comme, par des nuances qui se fondent vers leurs bords, les plus distinctes finissent par rentrer les unes dans les autres, on a imaginé, pour aider la mémoire, de tracer entre elles des limites que la nature n’y avait pas posées [10] ».
Le nouveau règne proposé par Bory, le règne psychodiaire, dont l’étymologie (&psy;υχη et δυ&omicro;) indiquait, selon lui, le principal caractère, était donc formé de ces êtres ambigus que le sens du tact, prodigieusement développé à la surface entière comme dans l’intimité de leurs tissus ; élevait bien au-dessus des végétaux, en les laissant pourtant fort au-dessous des animaux. Ces êtres, les « Psychodiés », sont essentiellement tomipares : chaque fragment animé, détaché ou séparé de la masse, peut devenir un être complet ; se contractant au moindre danger, ils « paraissent trouver des jouissances dans tel ou tel reflet du jour ou de l’ombre », et semblent capables de chercher un site d’élection. Bory insiste sur la sensibilité et l’instinct, cette « âme organique » des Psychodiés. Certes, ils ne sont sans doute point sensibles à la manière des plus obtus Mollusques ; mais ils le sont à leur façon, et il y aurait quelque imprudence à soutenir qu’il n’existe qu’une manière de sentir. « Les douleurs et les jouissances d’un limaçon doivent être des sensations fort différentes sans doute des douleurs et des jouissances d’une petite-maîtresse romantique, mais n’en sont pas moins tout aussi réelles. Il peut exister des degrés analogues de différence et la même réalité entre les sensations du limaçon et du polype. » « Aujourd’hui encore, ajoute fort judicieusement Bory, il est des physiologistes qui ne veulent point admettre qu’il puisse y avoir de perceptions sans nerfs ; d’idées, soit ; mais de perceptions [11] ? »
Bory affirmait n’avoir rien vu d’analogue à des nerfs chez aucun des êtres de son nouveau règne, quoiqu’ils fussent sensibles et doués au plus haut degré de la faculté de locomotion. Or, c’était là une observation parfaitement juste, une intuition physiologique d’une rare pénétration, surtout quand on se rappelle qu’une dizaine d’années plus tard le célèbre naturaliste Ehrenberg devait soutenir, en son magnifique ouvrage sur les Infusoires, que ces êtres possédaient une organisation aussi complète [12] que celle des animaux supérieurs, et qu’on y pouvait distinguer des nerfs et des muscles, des organes mâles et femelles, des intestins et des vaisseaux sanguins. Bory de Saint-Vincent était donc, à certains égards, fort en avance sur la science la plus élevée de son temps lorsqu’il notait précisément, comme les caractères propres des Psychodiés, l’absence d’un système nerveux et de ganglions quelconques, la totale privation d’yeux, de membres, d’appareil respiratoire, de cœur et de bouche proprement dite. Enfin, ces êtres « exclusivement aquatiques », « diffluents », sans membrane d’enveloppe, « absorbant et se nourrissant par toute leur surface », loin de présenter aucun vestige de sexe, se reproduisaient « par boutures et par bulbines ou propagules inertes, comme chez les plantes ».
C’est à Lamarck, à ce « grand homme, s’écriait Bory, qui entrevit partout la vérité quand il ne la saisit et ne la proclama pas », que ce naturaliste attribuait le premier essai de constitution du nouveau règne. La plupart des êtres qui le composent, Lamarck les avait déjà. réunis sous le nom d’Animaux apathiques, désignation peu exacte, Bory l’avouait, pour des êtres si « irritables ». Mais la où le disciple se retrouvait pleinement d’accord avec le maître, c’était sur l’origine et la place systématique de ces êtres élémentaires, si précieux pour l’histoire théorique de l’évolution des êtres vivants sur la terre. Bory professait que l’eau avait été la source de toute vie et de toute organisation, parce qu’elle en contient les causes et les principes en dissolution : il démontrait donc la nécessité de la génération spontanée et la complication progressive des êtres vivants. L’hypothèse de Lamarck, que toutes les plantes et tous les animaux n’ont pu être introduits à la fois et tels que nous les voyons dans le monde, était pour Bory (comme pour Geoffroy Saint-Hilaire) une grande vérité, reconnue des savants de bonne foi, et qu’il se vantait d’avoir appuyée de nombreuses preuves en ses divers ouvrages. Il lui paraissait donc légitime de conclure qu’a l’époque où les eaux couvraient la surface du globe et tenaient en dissolution probablement plus de matière ; organisable qu’elles n’en contiennent maintenant, — vers ces premiers âges où notre planète n’était qu’un océan, — ce fut « dans la masse liquide qui lui servait d’amnios » que durent apparaître les Psychodiés, premiers-nés du monde, ou, comme nous dirions aujourd’hui, Protistes. Une dernière remarque, non moins en harmonie avec la nature des Protistes’ en regard de celle des plantes et des animaux, et avec le rôle que ces êtres ont joué et jouent toujours en. géologie, c’est que c’est par eux, dit Bory, que se sont « préparées simultanément la vie (c’est-à-dire les animaux), la végétation et jusqu’a une sorte de minéralisation. »
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a reproché à Bory d’avoir étendu son règne psychodiaire bien au delà des limites que semblait devoir tracer cette caractéristique, les Psychodiés ayant fini par comprendre a peu près tout ce que Tiedemann avait réuni dans le règne des Zoophytes. Voici, en tout cas, quels étaient les embranchements ou grandes classes de ce règne, embranchements pour lesquels Bory avait adopté les désinences introduites dans la nomenclature par Blainville.
I. LES ICHNOZOAIRES, uniquement muqueux, type du règne animal. Psychodiés non fixés à quelque support, animés et contractiles dans toutes leurs parties ; un sac alimentaire avec un seul orifice qu’environnent des prolongements tentaculaires, ébauche des organes de préhension et de locomotion, mais « qui ne constitue certainement pas plus une bouche véritable qu’un anus ». Des deux ordres, peu nombreux en espèces, qu’on peut admettre dans cette classe, le premier comprend les Polypes nus, de Cuvier, qui renferment deux familles : 1° celle des Hydrines, pour les Polypes vivant isolés, où rentrent les genres Polype, Coryne, Difflugie et Cristatelle ; 2° celle des Philadelphes, pour les Polypes vivant réunis en masses plus ou moins confuses, etc.
II. LES PHYTOZOAIRES, type du règne végétal. Bory de Saint-Vincent y rangeait la plupart des êtres appelés précédemment Zoophytes ; il comptait trois ordres. Le premier comprenait des Hydres ou Polypes analogues aux Ichnozoaires, avec cette différence que ces Polypes menaient une existence végétative qui les tenait fixés sur des corps étrangers : Vorticellaires, Polypes à tuyau, Polypes à cellules et Cératophytes de Cuvier. Le deuxième genre renfermait les Arthrodiées et les Bacillariées. Le troisième, les Spongiaires, les Alcyonidées et les Corallinées.
III. LES LITHOZOAIRES. Les Lithophytes des anciens auteurs et de Cuvier.
Aux extrémités de chacune des familles de Psychodiés composant ces trois grandes classes, commencent des familles de plantes et d’animaux qui en sortent et s’en séparent par d’insensibles nuances.
Tel est ce « règne organique intermédiaire », ce règne psychodiaire qui, pour n’avoir plus aujourd’hui qu’une importance historique, si l’on songe aux belles découvertes de M. Haeckel et à sa classification du règne neutre des Protistes [13], n’en conserve pas moins une valeur philosophique durable et de premier ordre ; En 1835, un autre naturaliste philosophe, mais peu digne d’être rapproché du disciple enthousiaste de Lamarck, J.-J. Virey, parlait encore d’un « règne chaotique » pour ces races inférieures ou protogènes de plantes et d’animaux, « si ressemblants pour leur tissu pulpeux ou celluleux ; leurs formes, soit rayonnantes, soit amorphes, et par leur commune habitation en des lieux humides ou aquatiques [14] ». Citons encore, six ans avant la publication de la Morphologie générale (1866), de M. Haeckel, qui reste un des grands livres de ce siècle, un curieux mémoire dans lequel M. John Hogg a proposé et essayé de constituer, sous le nom de Primigenal kingdom Ou Regnum primigenum, un quatrième règne naturel pour les êtres dont les caractères respectifs ne sauraient être exactement déterminés [15]. Ce règne comprend les « premiers êtres créés » ou Protoctista, les protophyta et les Protozoa. L’auteur estime qu’il doit être placé soit le dernier, partant le quatrième, soit entre les règnes animal et végétal. Sur la planche qui accompagne le mémoire de M. John Hogg, le règne primigénal, figuré en vert, se trouve à la base de deux pyramides jaune et bleue représentant les végétaux et les animaux. Après Gœthe, dont le génie a entrevu aussi ces origines des êtres organisés, M. Haeckel a employé une comparaison plus heureuse lorsqu’il a montré que, de la postérité des Monères, des cellules, différenciées au cours des âges en cellules végétales et animales, se formèrent en s’écartant toujours davantage, comme deux troncs puissants aux branches d’abord enchevêtrées, les deux grands règnes des plantes et des animaux. Mais, de la commune racine de ces deux troncs, nombre d’humbles rejetons et de jeunes pousses sont aussi sortis : voilà, pour la plupart, les êtres du règne des Protistes.
Jules Soury