Dans un important travail, intitulé : Développement de la sole ; Introduction à l’Étude de la Pisciculture marine [1], MM. Fabre-Domergue et le regretté Eugène Biétrix émettent quelques considérations sur lesquelles il y a lieu d’attirer l’attention de nos lecteurs. Laissant de côté ce qui constitue la partie la plus volumineuse de ce mémoire, c’est-à-dire la monographie du développement de la sole, malgré son grand intérêt au point de vue de l’embryologie, nous exposerons seulement les conclusions auxquelles arrivent MM. Fabre-Domergue et Biétrix en ce qui concerne la possibilité de pratiquer la « soli-culture ». dont l’intérêt pratique est incontestable.
Il est bien évident, par le raisonnement, et aussi pas les faits, que si l’homme peut espérer augmenter le nombre des poissons dans les régions que dans son ardeur destructive il a plus ou moins dépeuplées - car le dépeuplement relatif ne peut plus se contester - ce n’est qu’en déversant dans ces régions non point des larves, mais de jeunes poissons. Pendant ces dernières années, on a énormément déversé de larves dans les eaux marines : mais tout semble indiquer que c’est en pure perte. Et il doit en être ainsi.
On élève ces larves sur le régime de la famine : et on les met à la mer au moment où forcément elles vont de faim. Or les recherches faites de différents côtés montrent que l’alimentation extérieure est nécessaire au jeune alevin dès que la conformation de son tube digestif lui permet de manger. Livrée à elle-même sans autre aliment que ceux que lui fournit le vitellus, la larve périclite dès sa naissance, et meurt aussitôt que le vitellus est résorbé. La conclusion logique de ceci est que l’argent consacré à la fabrication de larves est de l’argent jeté à l’eau. Pour arriver à un résultat pratique, il faut nourrir les larves artificiellement, et mettre à l’eau non des larves affamées, inanitiées, mais des jeunes qu’on a nourris, et qui sont en état de chercher leur nourriture. Est-ce à dire que par ce moyen on repeuplera à coup sûr ? Il serait téméraire de l’affirmer. Mais il faut faire l’expérience. Et en tout cas on peut sans témérité affirmer que ce ne sont pas les larves inanitiées qui donneront le résultat désiré.
Ceci posé, voici comment MM. Fabre-Domergne et Biétrix voient l’organisation de la pisciculture maritime.
Il faut tout d’abord se procurer des œufs. En pisciculture d’eau douce la chose est relativement facile, au moins avec les Salmonides. Car chez ces poissons la maturation de l’ensemble des œufs est presque simultanée : en une ou deux fois on en obtient la totalité des œufs. Mais chez la plupart des autres espèces, il n’en va pas de même. La maturation des œufs est successive : l’expulsion, naturelle ou artificielle des œufs mûrs demande un temps assez long, deux, trois et quatre mois. La « traite » des femelles n’est donc guère praticable : il faut avoir recours à un autre procédé. Il faut laisser faire la nature ; il faut laisser pondre naturellement les poissons. Et il faut tout simplement avoir dans un espace clos un nombre suffisant de reproducteurs des deux sexes de la même espèce. Ils se chargent d’expulser les œufs venus à maturité et de les féconder : l’homme n’a qu’à recueillir les œufs au fur et à mesure. « Tout simplement » est un euphémisme. Car il y a des difficultés : mais elles ne sont pas insurmontables. Il faut encore faire à ces reproducteurs une prison où ils se sentent assez à l’aise pour consentir a se multiplier. Telles espèces sont plus difficiles que d’autres : il en est à qui l’on donnera facilement satisfaction ; on aura plus de peine pour d’autres. Il semble bien, toutefois, qu’on finira par réussir : qu’on trouvera, pour chaque espèce, les conditions de captivité requises, à force de tâtonnements et d’expériences. C’est peut-être pour le Turbot et le Bar qu’il faudra se donner le plus de mal, ces deux espèces semblent demander des viviers particulièrement agréables, et si on ne les leur donne pas, elles « se retiennent », gardent leurs produits sexuels et les laissent mourir.
Supposons toutefois le problème résolu — et en réalité, il l’est pour certaines espèces, les plus précieuses des sédentaires, car c’est sur ces espèces seules qu’il convient d’opérer : les migratrices ne diminuent pas — et admettons que l’on sache quelle sorte de vivier il faut offrir à chaque poisson, quelles dimensions il doit avoir, et quelle proportion de poisson on peut y introduire. La question qui se pose ensuite est celle de la récolte des œufs. Elle n’a pas à nous arrêter : il n’y a là aucune difficulté sérieuse. L’essentiel est de s’arranger de manière il empêcher l’accumulation des œufs contre les mailles des barrages, et leur détérioration ; mais il est facile de prendre les mesures nécessaires.
Nous voici donc en possession des œufs ; il s’agit d’en faire sortir des larves. fis ont été fécondés par les mâles mélangés aux femelles dans le vivier : il n’y a donc qu’à pourvoir à l’incubation. Ici, point de difficultés : la question est résolue. On dispose d’appareils variés, qui ont fait leurs preuves, et il suffit de peu de chose pour les adapter tout à fait aux besoins nouveaux. Jusqu’ici, en effet, l’appareil d’incubation était un récipient où l’on favorisait l’éclosion de larves qu’on tuait par inanition : dans la pensée de MM. Fabre-Domergue et Biétrix, élever des larves, c’est non seulement les faire sortir de l’œuf, ou plutôt les faire se développer à ses dépens : c’est aussi les faire vivre et les mettre en état de survivre, en les alimentant. L’élevage des larves exige donc un dispositif spécial. Ce dispositif est très nouveau, très différent de ceux dont on a fait usage jusqu’ici. Et il fournit un élément de ’succès dont on n’avait tenu aucun compte jusqu’ici. Cet élément, c’est le mouvement du milieu renfermant les larves.
C’est à M. Brown, du Laboratoire de Plymouth, que revient l’honneur d’avoir, en 1898, observé un petit fait qui sera sans doute d’une grosse importance dans la pisciculture marine. M. Brown conservait des animaux marins dans l’eau : et pourtant, bien que l’eau fût courante et aérée, ils périclitaient. Il eut l’idée de reconstituer plus complètement le milieu en lui donnant le mouvement, au moyen d’un disque plongeur qui s’élevait et s’abaissait de façon intermittente, sous l’action d’un vase suspendu à un siphon. Les animaux, dès lors, vécurent parfaitement bien. Ce que voyant, M1. Garstang au même laboratoire, fit de même, avec des résultats excellents aussi. Il faut croire que le mouvement dont sont sans sans cesse animées les eaux superficielles est nécessaire aux hôtes qui les habitent normalement, et il y a là matière à une étude biologique intéressante. Mais revenons à la pisciculture. MM. Fabre-Domergue et Biétrix, ayant pris connaissance du travail de M. Brown, dans le Journal of the Marine Bioloqical Association, ont appliqué la méthode du zoologiste anglais, et en ont obtenu d’excellents résultats. L’appareil à élevage de la pisciculture maritime est donc pourvu d’un dispositif maintenant en mouvement l’eau contenant les œufs et larves. La forme d’abord adoptée par MM. Fabre-Domergue et Biétrix est bien simple : dans les tonneaux en verte de 50 litres de capacité environ, où sont les œufs et larves, plongent des tiges terminées à la partie voisine du fond des tonneaux, par une petite hélice : le tout en verre, rattaché par des pignons d’angle à un arbre mû par un petit moteur, chauffé au pétrole ou au gaz. Il va de soi que cet appareil pourra être perfectionné : l’essentiel, c’est le principe. Avec 30 tours à la minute, l’hélice donne à l’eau de chaque tonneau tout le mouvement nécessaire. Il e t donc facile de procurer aux larves le mouvement qui leur est nécessaire : ce qui était difficile, évidemment, c’était de découvrir la nécessité de celui-ci.
Mais ce n’est pas tout : il faut encore les nourrir. Ceci est capital, nous avons vu pourquoi. Il était tout indiqué de chercher à fournir aux larves une alimentation se rapprochant le plus possible de celle qu’elles trouvent il l’état de nature, de celle que leur fournit le plancton fin. Et il convenait que la proie vivante fût cultivable : qu’elle appartint à une espèce qu’on peut se procurer facilement sur terre ferme, et qu’on peut cultiver en quantité, sans avoir à aller la chercher au loin. La proie à laquelle MM. Fabre-Domergue et Biétrix ont donné la préférence est un flagellé, Monas Dunali, qui est abondant dans les marais salants à qui il donne en été les colorations rouge et verte que chacun connaît au moins par ouï-dire, Peut-être existe-t-il d’ailleurs d’autres organismes qui donneront d’aussi bcons résultats et qu’on pourra cultiver sans peine : ceci sera à voir. Nous ne sommes qu’au commencement.
La culture du Monas n’est pas chose difficile. À l’état de nature il ne se montre abondant dans les œillets des marais salants qu’à partir du moment où l’eau est sursaturée et commence à déposer le sel.
À ce même moment, par contre, les autres espèces meurent et disparaissent. Le Monas semble être un organisme qui a acquis une résistance spéciale à l’eau sursalée qui tue tant d’autres êtres. Et s’il se fait particulièrement abondant au moment où meurent ceux-ci, il faut voir dans cette circonstance autre chose qu’une coïncidence. Il devient abondant parce que par la mort des autres il se trouve placé tout à coup dans un milieu particulièrement riche au point de vue nutritif, dans un véritable bouillon, et un bouillon stérilisé par le sel même. Ce qui le montre, c’est ce fait que si l’on met des Monas dans de l’eau de mer additionnée de bouillon de morue salée, ils pullulent rapidement. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir des marais salants pour se procurer le Monas en question ; on peut le cultiver ou l’élever en laboratoire sans peine, et sans doute la production industrielle ne présentera pas de difficultés.
On peut donc procurer aux larves et jeunes le mouvement et l’alimentation dont elles ont besoin.
Assurément, soit dit en passant, il peut y avoir d’autres organismes convenant aussi bien ou peut-être mieux encore à cette alimentation : on les trouvera quand on les cherchera. L’essentiel est de savoir où les chercher et être assuré qu’on peut les multiplier artificiellement.
Ces proies vivantes, il faut, semble-t-il, les mettre à la disposition de la larve de sole vers le dixième jour.
Mais il n’y a pas à se dissimuler qu’elles ne sauraient longtemps suffire à ces dernières. Bien vite, quand l’occasion se présente, la larve de sole s’attaque à d’autres larves, à celle du sprat par exemple. Le bar qui se contente d’abord de Monas devient rapidement plus exigeant : il lui faut des copépodes. Il faut donc prévoir que pour pratiquer la pisciculture convenablement, il est besoin de recherches nouvelles sur les proies des différents poissons, sur celles qu’ils préfèrent selon l’âge, et sur les moyens de les leur procurer par culture. MM. Fabre-Domergue et Biétrix ont fourni une première solution partielle : il y a plusieurs autres solutions à découvrir, en employant la méthode dont ils ont fait usagé.
Il ne semble pas que l’on doive rencontrer, dans cette recherche, des difficultés insurmontables : i ! faut seulement multiplier et varier les recherches, Au reste, il ne faut pas oublier que la période pendant laquelle il est nécessaire de fournir artificiellement des proies es t limitée : il sera facile de se préparer d’avance à celte entreprise qui reviendra chaque année à date fixe.
Revenons à la sole. Placées dans des viviers convenables où l’eau est agitée de façon adéquate, et reçoit la proportion voulue de Monas pour suffire aux besoins alimentaires, les larves ont peu à peu perdu leur vésicule, et les voici maintenant devenues alevins, c’est-à-dire jeunes poissons à qui rien ne reste de la provision alimentaire donnée par la nature et qui doivent désormais ne compter, pour se nourrir, que sur le produit de leur chasse.
Il s’agit toujours de leur fournir des proies. Cela est facile quand on opère en petit ; mais pour opérer industriellement, il faudra des élevages que nous ne possédons pas encore. Ou, peut-être encore, pourrait-on nourrir le jeune poisson pendant le temps qu’on le conservera captif, avec de la pulpe de rate, comme on fait pour les Salmonides. Ce ne serait toutefois pas l’idéal. Il peut être difficile de se procurer une . quantité considérable de" rates pendant deux ou trois mois par an, alors qu’on n’en utilise pas pendant le restant dtl temps. Et d’autre part, mieux vaudrait, évidemment, donner aux alevins des proies vivantes, du genre de celles qu’ils trouveront en mer, ne fois libérés. Comme on le voit, il reste à faire en ce qui concerne l’alimentation des jeunes, et il faut souhaiter que l’on s’occupe de la question dans les laboratoires maritimes.
Par l’agitation de l’eau et par l’alimentation des larves, on peut donc arriver à produire, non pas des larves débiles et imparfaites, vouées à la mort en raison de leur état d’inanition, mais de petits poissons, vigoureux et agiles, capables d’affronter la lutte pour l’existence.
C’est ici la base de la pisciculture marine. Il est aisé, dès maintenant, de voir comment on pourra opérer.
Il ne semble pas que l’on ait besoin de construire de très vastes bassins pour les reproducteurs. MM. Fabre-Domergue et Biétrix estiment qu’un bassin de 40 mètres de long sur 10 de large, avec 1,50m ou 2 mètres de profondeur, suffirait parfaitement à loger 250 soles reproductrices, dont 200 femelles environ qui, en théorie, donneraient de 80 à 120 millions d’œufs par an. En passant, observons qu’il devra y avoir plusieurs bassins, car il faut espérer que l’on saura cultiver plusieurs espèces de poissons et, dès lors, il faudra plusieurs bassins pour loger les espèces qui frayent au même moment. Observons aussi qu’en réalité une station de pisciculture bien organisée travaillera à peu près toute l’année, s’occupant tour à tour des différentes espèces à mesure que se présente la période de reproduction. Il ne semble pas qu’on doive chercher à établir des réservoirs il reproducteurs en communication avec la mer : les réservoirs artificiels valent mieux, avec agitation de l’eau par une machine à vapeur ou il pétrole ou, quand le temps le permet, par un moteur à vent.
Il ne sera pas difficile de se procurer les reproducteurs ; il ne sera pas difficile non plus de récolter les œufs. Pour le reste de l’œuvre, nous avons vu en quoi il consiste ; ce qu’il reste à apprendre, aussi.
Il ne faut pas chercher à garder longtemps en captivité les alevins. On peut sans doute — et MM. Fabre-Domergue et Biétrix s’en sont assurés — élever des soles en laboratoire, jusqu’à la taille de 5 et 6 centimètres, en les nourrissant de Copépodes : mais ceci n’est pas une opération industrielle. Il faut mener les alevins jusqu’à 15 ou 20 millimètres, puis les mettre en liberté.
Où les libérera-t-on ? Sur ce point, voici l’avis de nos auteurs : C’est qu’il ne faut pas multiplier les points d’ensemencement. Il faut plutôt déterminer, dans les environs de l’établissement de pisciculture, les plages sablonneuses qui sont plus particulièrement appréciées des jeunes soles, et y déverser la production annuelle de l’établissement en prohibant sévèrement pendant ce temps l’emploi de tous les engins ou des pêches capables de nuire aux impubères : interdiction de la pêche à pied, qui détruit les jeunes par millions ; interdiction du chalutage aussi. L’ensemencement artificiel, et la prohibition de détruire les jeunes doit amener dès la fin de la 3e année un relèvement numérique appréciable de l’espèce. S’il existe, il y a lieu de continuer ; s’il fait défaut, on pourra peut-être arrêter les frais. « Peut-être », parce qu’en réalité, si un succès devait être très probant, dans un sens, un échec le serait peut-être moins dans l’autre.
Nous ne savons pas encore bien de quelle manière vit la sole : sa biologie — en dehors du laboratoire — est encore remplie de lacunes. Et elle peut varier selon les localités. Il y a des espèces essentiellement migratrices comme le hareng et le maquereau : il en est de sédentaires aussi, mais à des degrés variables. En tels fonds, ces dernières peuvent être moins sédentaires qu’en tels autres : et évidemment, avant de porter un jugement, il faudrait faire des expériences nombreuses en des points divers. Il est bien certain, toutefois, que si l’expérience donne le résultat espéré, c’est-à-dire un relèvement numérique de l’espèce, il n’y a plus à hésiter. C’est que le poisson considéré vit dans les parages où on l’a placé et ne s’en écarte guère, et qu’on ne travaille pas pour le roi de Prusse en pratiquant la pisciculture.
La conclusion aura une portée plus générale encore. Elle fera voir toute l’erreur des partisans de l’inépuisabilité de la mer — doctrine aussi dénuée de sens que le serait celle de l’inépuisabilité de la terre — et elle montrera nettement au législateur le devoir qu’il a de supprimer les méthodes et les engins par lesquels se fait dans la mer le prodigieux massacre d’impubères qui est la ruine d’un certain nombre de pêches. De façons diverses, par conséquent, MM. Fabre-Domergue et Biétrix auront fait une excellente besogne.
De celle qu’ils ont déjà accomplie, il faut les féliciter, car il.y a tout lieu de croire qu’elle aura des conséquences pratiques fort intéressantes pour notre grande industrie de la pêche.
Henry de Varigny