Les habitants de la Nouvelle-Zélande

A. de Quatrefages, Revue Scientifique de la France et de l’Etranger — 6 juin 1874
Samedi 31 décembre 2011 — Dernier ajout vendredi 15 août 2014

Découverte par Tasman le 13 décembre 1642, oubliée et comme perdue pendant plus d’un siècle, retrouvée par Cook le 6 octobre 1769, la Nouvelle-Zélande fut longtemps négligée par les Européens. Quelques rares navigateurs suivirent les traces de ceux qui avaient frayé la route ; puis les baleiniers vinrent exploiter ces parages, et leurs rapports avec les habitants ne furent guère qu’une suite de combats, de luttes et de trahisons réciproques. En 1814 seulement, quelques missionnaires essayèrent de prendre pied sur cette terre lointaine. Il semble qu’au lieu d’apporter la paix, leur venue donna le signal d’un redoublement de violences. Les indigènes massacrèrent plusieurs équipages ; les représailles furent sanglantes. En 1824 eurent lieu les premières conversions dues aux efforts des missionnaires Wesleyens. Quelques centres de colonisation s’établirent, et l’influence européenne commença à s’étendre. L’introduction de la presse date de 1834. Aujourd’hui de grandes villes, rivalisant avec nos propres cités, s’élèvent sur ces plages et remplacent les pahs féodaux des Arikis ; le commerce y est aussi actif que dans nos ports ; les journaux y abondent ; toutes les associations existant chez nous y sont représentées, et la science, cette âme de la civilisation moderne, y compte plusieurs sociétés.

C’est pour activer et coordonner les efforts de ces dernières, que la législature locale décréta, en 1867, la fondation d’un Institut de la Nouvelle-Zélande dont le siège serait à Wellington City.

voyons ce que les Transactions du nouvel Institut nous disent des habitants du pays, les Maoris. Deux notices leur sont consacrées. L’une, due à M. Shortland [1], est fort courte : elle a pour but de résumer les plus anciennes traditions des Néo-Zélandais relativement à leurs origines, à leur division en tribus, à leurs idées cosmogoniques. La seconde, écrite par M. Colenso, est un grand mémoire, ou mieux une histoire succincte, mais presque complète, de la race humaine locale [2]. Dans un style habituellement concis, serré, presque aphoristique, l’auteur a résumé la plupart des faits essentiels publiés par ses devanciers, en y joignant un grand nombre d’observations personnelles. Le travail comprend six chapitres répartis et subdivisé" d’une manière très-méthodique. M. Colenso examine successivement les caractères qu’il appelle physiologiques, individuels et sociaux, les manifestations psychologiques et philosophiques ; il raconte l’histoire ancienne et moderne des Maoris, et cherche à prévoir le sort qui les attend. Certes, on ne saurait accepter toutes les opinions de l’écrivain, et parfois même on reconnaît qu’elles reposent sur des erreurs depuis longtemps réfutées. Mais son mémoire n’en restera pas moins comme un des travaux les plus importants à consulter pour quiconque voudra se faire une juste idée de la population néo-zélandaise indigène.

D’après ce que je viens de dire, on doit comprendre que la notice de M. Colenso est fort difficile il analyser. On ne peut guère qu’en extraire quelques passages, montrer les conséquences de. quelques-uns des faits constatés par l’auteur, discuter quelques théories. C’est ce que je veux tâcher de faire brièvement.

Confirmant, sur ce point, les dires des plus anciens voyageurs, M. Colenso constate la variété des traits, du teint et de la chevelure chez les Maoris du sang le plus pur. Les portraits que nous possédons nous avaient déjà renseignés sur ce point et conduits à la conclusion, que l’ensemble de la population renfermait des éléments anthropologiques distincts, Le type blanc s’y accuse parfois de la manière la plus nette ; l’influence du sang nègre n’est guère moins facile à reconnaître chez quelques-uns d’entre eux. L’étude osléologique confirme ces appréciations. Les crânes de la collection du Muséum ne peuvent laisser de doute à cet égard. Ces mélanges expliquent ces teints tantôt aussi clairs que celui des Européens et tantôt presque noirs, ces cheveux le plus souvent ondulés, parfois aussi tout droits, ou, au contraire, plus que bouclés, décrits et figurés par divers voyageurs [3].

Les Maoris étaient solidement bâtis, leur constitution était robuste. Ils avaient peu de maladies, et celles-ci étaient à peu près celles des autres Polynésiens, En général, leur thérapeutique se réduisait à des cérémonies par lesquelles les prêtres prétendaient guérir le malade. Pourtant ils traitaient les rhumatismes pur de violents bains de vapeur, et ceux qui vivaient non loin des sources chaudes et sulfureuses, si abondantes à la Nouvelle-Zélande, avaient su reconnaître l’efficacité de ces eaux pour combattre les affections rhumatismales et certaines maladies cutanées.

Dans la Nouvelle-Zélande, comme sur bien d’autres points, le contact des indigènes avec les Européens semble avoir développé le germe d’épidémies meurtrières. Dans les premières années de ce siècle, un de ces fléaux frappa les Maoris, emporta les trois cinquièmes de la population dans le sud de l’île septentrionale, et ne laissa qu’un ou deux survivants dans plusieurs villages ou dans des tribus secondaires. C’est là une des causes évidemment de la diminution de cette race, qui, livrée à. elle-même, s’était évidemment multipliée arec une rapidité qu’expliquent certaines particularités physiologiques. Chez les Maoris, la puberté se manifestait à l’âge de onze à douze ans, les femmes étaient très fécondes, et pouvaient devenir mères jusqu’à quarante ans.

En tête du chapitre consacré au genre de vie des Maoris, M. Colenso écrit cette phrase significative : « Dans les habitudes de la vie journalière, ils étaient industrieux, réguliers, tempérants et propres. » Il énumère ensuite les travaux auxquels se livraient les hommes et les femmes, les divers moyens employés à la chasse et à la pêche, les soins donnés à la culture de certains végétaux, le supplément de nourriture qu’on demandait à diverses espèces d’arbres et de plantes sauvages.

Il est à regretter qu’à propos de ces détails sur la manière de se nourrir, l’auteur n’ait pas soulevé la question si intéressante de la contemporanéité de l’homme et des grands oiseaux brévipennes dont les restes ont étonné tous les paléontologistes européens, et qui remplaçaient, pour ainsi dire, les mammifères à la Nouvelle-Zélande. Une courte phrase semble indiquer qu’il est resté dans le doute à cet égard. Un travail de M. Mantell aurait comblé cette lacune, mais malheureusement les Transactions n’en donnent qu’un très court extrait [4]. Il n’en est pas moins intéressant d’apprendre où en est la question des moas aux yeux des savants les mieux placés pour en juger.

Ces moas étaient des oiseaux semblables il l’autruche en ce qu’ils marchaient et ne volaient pas ; mais certaines espèces présentaient une taille de beaucoup supérieure à celle de l’autruche elle-même. L’éminent géologue de l’expédition de la Novara, M. Hochstetter, se fondant sur ses recherches et ses observations personnelles, admet qu’un certain nombre d’espèces, aujourd’hui éteintes, ont vécu en même temps que l’homme, ont été chassées et entièrement exterminées par lui. Il rattache l’apparition et le développement de l’anthropophagie à leur disparition [5]. M. Mantell accepte la contemporanéité de l’homme et de certains moas. Mais, se fondant sur les résultats de fouilles faites dans d’anciens tombeaux, il conclut, qu’au moins dans l’île du nord, le cannibalisme a régné à l’époque où cette source d’alimentation n’était pas encore épuisée. Il pense que l’extermination de ces oiseaux précieux a dû suivre d’assez près l’arrivée des Maoris dans la Nouvelle-Zélande. Pourtant on a trouvé, dans l’Otago, un squelette auquel adhéraient encore une partie des téguments et des plumes. Enfin M. Mantell constate qu’on a rencontré, mélangés à des ossements de moas, des instruments et des ustensiles différents de ceux dont se servent les Maoris actuels. Cette observation soulève une question que nous retrouverons plus tard, celle de l’existence de deux races ayant occupé successivement la Nouvelle-Zélande avant I’arrivée des Européens.

Revenons à nos Maoris. Les divers travaux que comportait leur genre de vie étaient sévèrement réglementés. En général, les hommes et les femmes vaquaient séparément il leurs occupations respectives ; quelques-unes réunissaient la peuplade entière ; il en était qui avalent un caractère sacré. Mais, et c’est là un fait important à signaler, il n’existait pas d’oisifs parmi les Maoris. Tous indistinctement prenaient part à la tâche. Les plus nobles chefs travaillaient à côté de leurs esclaves, surtout quand il s’agissait d’agriculture. Ils regardaient le nom dont ils étaient fiers comme leur imposant l’obligation de faire en tout plus et mieux. Certes, si nos aristocraties européennes avaient pensé et agi comme cette noblesse prétendue sauvage, elles auraient conservé partout leur influence et leur rang.

M. Colenso donne sur l’architecture, sur l’ornementation et l’emménagement des habitations des détails qui résument et complètent ce que l’on savait déjà. Il insiste avec raison sur ce qu’offrait de remarquable la marine de guerre, de pêche et de course. On peut vraiment employer ces mots en parlant de la Nouvelle-Zélande. Les descriptions données par Cook et ses successeurs l’ont montré depuis longtemps. Je relèverai seulement un détail dans ce que dit notre auteur. Il parle des wakaunua (canots doubles), forts et solides, des anciens Maoris, comme ayant disparu depuis longtemps et étant à peine connus de nom par la génération présente. Dans ces quelques mols, notre auteur combat et explique une erreur souvent répétée. On a dit que ces doubles canots n’étaient pas en usage à la Nouvelle-Zélande. On oubliait les témoignages de Tasman et de Cook. Mais le fait s’explique par l’abandon dans lequel semble être progressivement tombé ce mode de construction. Tasman ne signale que des canots réunis deux à deux ; Cook, au contraire, fait observer que cette réunion n’a lieu que rarement. Sans doute on y a renoncé entièrement peu après le voyage de l’illustre navigateur ; et, faute de s’être renseigné à cet égard, on crut que les Maoris n’avaient jamais connu ce mode de construction navale.

La mode et la fantaisie régnaient il la Nouvelle-Zélande comme partout. Là, comme chez tous les peuples sauvages, l’homme tenait à la parure autant et plus peut-être que la femme. Cet instinct, si profondément humain, a été certainement pour une large part dans le développement qu’avait pris le tatouage dans la Nouvelle-Zélande, dans le rôle que cette opération jouait dans la vie des Maoris, hommes et femmes. Mais, chez eux, les lignes à la fois élégantes et bizarres qui finissaient par couvrir la figure entière des chefs avaient une signification plus haute. Il est à regretter que M. Colenso n’ait pas donné quelques détails circonstanciés sur ce blason dont il semble avoir méconnu l’importance réelle. Il se borne à dire, dans un autre passage, que les chefs seuls avaient droit de porter certains signes.

Les quatre grands événements de l’existence chez les Maoris étaient la naissance, le mariage, la mort et l’exhumation des os.

La venue d’un enfant était accueillie par une fête. Toutefois, lui-même, sa mère et tous ceux qui avaient eu à s’occuper de l’enfantement étaient taboués et réputés impurs jusqu’au moment où le tabou était solennellement levé par un prêtre, C’est à ce moment que le nouveau-né recevait son nom.

Bien souvent des motifs de convenance ou de politique amenaient les fiançailles d’enfants au berceau ; alors les cérémonies du mariage se passaient tranquillement, et la fête se terminait d’une manière toute pacifique. Dans le cas contraire, il semble que la lice restait ouverte aux prétendants jusqu’à la dernière heure. Parfois, tout étant convenu et les futurs prêts à s’unir, un nouvel arrivant cherchait à s’emparer de la jeune fille. Une lutte passionnée et violente s’engageait alors, et la fiancée était souvent amenée demi-morte, à force d’avoir été rudoyée et tirée en tous sens. Une fois entrée chez son mari, elle devait s’efforcer de le contenter en tout point, car le divorce était autorisé. En outre, elle ne restait presque jamais seule, la polygamie étant non seulement permise, mais encouragée.

Tout en redoutant la mort, les Maoris savaient la braver ou la voir venir avec un ferme courage, aussi bien à la suite d’une maladie que sur les champs de bataille. Lorsqu’ils mouraient chez eux, ils se faisaient transporter en plein air au dernier moment pour éviter que leur demeure’ ne fût frappée du tabou. Des lamentations, des larmes, du sang, témoignaient de la douleur des assistants, qui se déchiraient les bras, la poitrine et la face. Le mort était exposé provisoirement, tantôt dans une case élevée exprès, tantôt dans sa propre maison ; le plus souvent, au fond d’un bois réservé à cet usage. Puis, quand les chairs avaient disparu, on procédait au nettoyage des os (hahunga). Chacun d’eux était soigneusement dépouillé et frotté. On les réunissait ensuite, et ils étaient transportés dans un lieu secret, connu seulement d’un fort petit nombre de personnes. Ce te précaution était prise pour éviter qu’aucun d’eux ne tombât entre les mains d’ennemis, qui n’auraient pas manqué de les souiller et de les profaner.

La société néo-zélandaise était essentiellement féodale, aristocratique, et divisée en classes rigoureusement délimitées. C’est là un fait qu’ont mis hors de doute les documents recueillis par plusieurs voyageurs, et surtout par Thomson que M. Colenso a le tort d’oublier. Selon cet auteur, il existait à la Nouvelle-Zélande six classes distinctes, savoir : 1° les arikis, prêtres chefs qui se regardaient et étaient acceptés comme des dieux incarnés ; ce sont eux que l’on a souvent appelés des rois ; 2° les tanas ; ce titre appartenait à tous les membres de la famille royale ; 3° les ranqatiras, chefs ou gentilshommes ; 4° les tutuas, qui représentaient notre classe moyenne ; 5° les wares, répondant à nos classes inférieures ; 6° les tuarakarekas ou esclaves [6]. Ainsi, chez ces peuples que nous traitons de sauvages existaient des distinctions sociales et une hiérarchie aussi complètes que dans n’importe laquelle de nos vieilles sociétés européennes.

M. Colenso n’insiste pas suffisamment sur ces faits essentiels. Il ne semble pas en avoir compris l’importance. A vrai dire, cet écrivain ne parle que des chefs et des esclaves. En revanche, il montre la cause d’une singulière anomalie sociale, indiquée mais non expliquée par ses devanciers, et qui introduisait dans la famille polynésienne de tristes éléments. Le fils aîné d’un chef était presque toujours regardé comme supérieur à son père et à sa mère ; il était plus noble qu’eux. En effet, dans la pensée de ces peuples, la noblesse dépendait à la fois du degré de parenté avec l’ancêtre commun de la tribu et du rang occupé par les parents. Ces deux éléments de supériorité, réunis dans le fils, le plaçaient au-dessus de ceux qui lui avaient donné la vie. Les femmes partageaient, du reste, ce privilège avec les hommes, et les traditions maories ont conservé le souvenir de quelques-unes de ces femmes arikis, de ces reines, comme les ont appelées les voyageurs européens [7].

Les distinctions sociales que je viens d’indiquer existaient dans toute la Nouvelle-Zélande. La population était, en outre, divisée et sous-divisée en tribus répondant exactement aux clans écossais. Thomson a déjà signalé cette ressemblance, que n’indique pas même M. Colenso, Elle ressort également des détails donnés par M. Edward Shortland dans le mémoire dont j’ai parlé plus haut, mémoire qui comble quelques-unes des lacunes laissées par notre auteur. Le nombre des tribus primordiales, des nations, comme on aurait dit en parlant des Peaux-Rouges, était de six. Chacune d’elles remontait aux premiers temps des migrations dont nous parlerons plus loin et se rattachait à l’équipage d’un des canots qui les accomplirent. L’histoire de quelques-uns de ces groupes primitifs a été conservée avec détail. On connaît les points où le Taïnoui (la Marée-Haute) et l’Arawa (le Requin) prirent terre, ceux où ils touchèrent successivement, ceux où ils furent tirés à terre et qui devinrent les centres de la colonisation. On voit les chefs prendre possession du sol à la manière des marins modernes. Seulement la formule est tout autre : « Ceci est le lit de mes enfants, » s’écriaient-ils ; et cette simple affirmation constituait un litre sacré que nul ne songeait à contester.

Les domaines ainsi réservés étaient parfois d’une étendue considérable, De là résulta dès le début la dispersion des équipages, et, par suite, le morcellement et l’isolement des tribus. On comprend que ces petits groupes, se constituant à part dans un pays où les communications ne sont rien moins que faciles, aient fini par présenter, au bout de quelques générations, de légères différences de mœurs, de langage… Mais les souvenirs de l’origine commune ne s’effacèrent pas pour cela. Dans chaque famille on se transmettait, dans tous ses détails, l’histoire des ancêtres ; les généalogies étaient conservées avec un soin scrupuleux. L’exactitude de ces documents, sur lesquels j’aurai à revenir plus tard, a été reconnue à la suite d’une véritable enquête, pour laquelle les autorités anglaises out réuni et comparé les généalogies de plusieurs chefs appartenant à des tribus différentes et éloignées les unes des autres. L’accord remarquable qu’elles ont présenté est la meilleure preuve de leur authenticité. Ajoutons que le nom du fondateur de la tribu devenait habituellement celui de la tribu elle-même. Le gnati néo-zélandais revient exactement au mac écossais, à l’0’ irlandais. Sur dix-huit nations historiques admises par Thomson, il en est seize dont les noms commencent par cette appellation. Il en est de même pour trente-neuf sous-divisions des Gnatikahungunu sur un total de quarante-cinq.

La propriété existait chez les Maoris, et M. Colenso entre, à ce sujet, dans des détails intéressants, plus complets que tous ceux que j’ai lus ailleurs. Quelque peu familier que je sois avec les questions de droit, il me semble que les bases en étaient à peu près semblables à celles qui nous régissent nous-mêmes. On retrouvait à la Nouvelle-Zélande la propriété personnelle s’appliquant aux biens mobiliers et immobiliers ; le transfert, l’héritage étaient reconnus ; l’usufruit permanent et temporaire étaient admis. Les chefs jouissaient de certains privilèges qui rappellent les droits de nos seigneurs féodaux. Par exemple, tout poisson royal, tel que baleine, marsouin on dauphin, jeté sur la côte, appartenait à l’ariki, chef du territoire  [8]. Le droit d’épave était remarquablement rigoureux, car tout canot faisant naufrage, même chez des amis, était confisqué avec son contenu au profit des riverains. A côté de la propriété privée existait aussi la propriété en commun. Il va sans dire que la terre non cultivée et ce qu’elle produisait appartenait à tous ; mais le champ défriché dans ce terrain communal, l’arbre marqué pour être abattu par un particulier, devenaient propriété personnelle.

Les Néo-Zélandais élevaient en captivité quelques oiseaux, entre autres des perroquets et une espèce de grue (Ardea flavirostris), dont les plumes étaient recherchées comme objets de parure. Ils paraissent avoir apprivoisé deux espèces de mouettes. Mais leur seul animal vraiment domestique était le chien, dont la fourrure, la peau et la chair leur étaient presque également utiles. Rappelons, à ce sujet, que cet animal avait été importé à l’époque des migrations dont nous parlerons plus tard, aussi bien que le rat et le perroquet gris. Les mouettes elles-mêmes, qui se conduisaient à peu près comme nos canards, allant passer la journée à la mer et rentrant le soir au village, n’étaient probablement que les descendantes des poules d’eau emportées par Turi et ses amis, lorsque ce chef se rendit d’Hawaïki à la Nouvelle-Zélande. M. Colenso, je dois le dire, n’accepterait pas cette manière de voir, lui qui paraît ne pas croire aux voyages que nous a fait connaître sir George Grey ; mais c’est là une opinion que je discuterai ailleurs.

M. Colenso commence le chapitre consacré aux caractères psychologiques des Néo-Zélandais en déclarant que leurs facultés intellectuelles et morales étaient d’un ordre élevé, bien que les mœurs, les habitudes et les instincts brutaux auxquels ils s’abandonnaient sans frein, les eussent abaissées et comme abâtardies. Il en trace ensuite le tableau détaillé, insistant d’abord sur les bonnes qualités, puis sur les mauvaises. Je ne vois rien de bien nouveau, rien de bien caractéristique dans cette partie du mémoire. Par exemple, tout en insistant longuement sur le cannibalisme, M. Colenso ne donne, à ce sujet, aucun renseignement précis comme ceux que nous devons à Thomson ; en parlant des rancunes implacables des Maoris, il ne dit rien de la manière dont ils entendaient le droit ou le devoir de vengeance, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il y aurait eu pourtant là des rapprochements intéressants à faire ; et, avec ses connaissances locales, l’auteur serait probablement arrivé bien vite il montrer que, sous ce rapport, il n’y a pas si loin qu’on pourrait le croire des Néo-Zélandais aux Corses de ce siècle et aux Écossais du siècle dernier. J’ai déjà fait une remarque de même nature ; j’aurais pu multiplier les observations analogues. M. Colenso a le tort d’isoler beaucoup trop son sujet et de ne pas tenir compte des données comparatives qu’il pourrait trouver au dehors. Peut-être répondrait-il à cette critique qu’il a voulu faire connaitre les Maoris en eux-mûmes, qu’il entendait laisser à d’autres le soin de signaler les rapports qu’ils peuvent avoir des populations plus ou moins éloignées. Mais cette réponse, acceptable lorsqu’il s’agit des Européens, perd toute valeur lorsqu’il s’agit des autres branches de la race polynésienne. M. Colenso ne s’en inquiète pas plus que des Écossais. Par là, il se prive de points de comparaison importants et ne se rend pas compte de certains faits généraux, qui, restés peut-être obscurs à la Nouvelle-Zélande, ont été pleinement éclaircis ailleurs, par exemple à Taïti.

Notre auteur a bien compris l’importance du rôle joué chez les Maoris par le tabou ; il en apprécie avec justesse l’influence souvent excellente, parfois mauvaise ; mais il ne nous dit rien de nouveau sur ce chapitre si intéressant. Il ne semble pas avoir distingué le tabou civil du tabou religieux ; il me parait s’être mépris sur la vraie nature de celui-ci. « L’observation du tabou, dit-il, tenait lieu de religion aux Néo-Zélandais. » L’auteur prend ici l’effet pour la cause. Si les prescriptions du code tabouéen étaient si strictement observées, c’est qu’elles reposaient sur l’idée religieuse. Si celle-ci s’est trouvée obscurcie par un formalisme excessif, nous n’avons pas le droit de nous en étonner. Ce n’est pas seulement à la Nouvelle-Zélande que la forme a emporté le fond en fait de religion.

M. Colenso ne trouve chez les Maoris que des superstitions. Il ne leur reconnaît aucune religion dans le sens vrai et populaire de ce mot. « Ils n’ont, dit-il, ni doctrine, ni dogme, ni culte, ni aucun mode d’adoration. Ils ne connaissent aucun être qui puisse, à proprement parler, être appelé Dieu. » Ils n’ont point d’idoles. Ils ne vénèrent ni le soleil, ni la lune, ni les brillantes étoiles, ni aucun phénomène naturel. » S’il en est ainsi de nos jours, les Maoris modernes ressemblent bien peu à leurs ancêtres. Les chants historiques recueillis par sir George Grey nous montrent, au contraire, les premiers colons emportant avec eux une partie de leurs dieux et accueillant avec vénération la jeune fille qui leur rend ceux qu’ils avaient laissés dans la mère patrie. Ces dieux que l’on transportait ainsi ne pouvaient évidemment être que des idoles. Toutefois le ciel et la terre, Rangi et Papa, étaient les premiers parents de tous les êtres qui existent. On leur adressait des prières pour se les rendre favorables [9], et sir George Grey nous a conservé quelques vers d’un hymne adressé à la vieille déesse la Terre pour qu’elle ne trouble pas les semences qu’on lui confie. Je pourrais citer encore d’autres exemples qui prouveraient aisément que les Néo-Zélandais voyaient dans leurs atuas toute autre chose que de mauvais génies (malignant demons) [10]. Les anciens Maoris avaient aussi des lieux consacrés au culte. Les installer était le premier soin des colons immigrants, et plusieurs fois des contestations, prêtes à dégénérer en bataille, furent arrêtées et jugées par la comparaison de ces sanctuaires. Celui des deux partis dont la supériorité sur ce point était constatée obtenait gain de cause aux yeux mêmes de ses compétiteurs. Ajoutons qu’à en juger par le témoignage de l’évêque de Wellington de semblables temples existent encore. Sans doute les dogmes ne s’étaient pas formulés à la Nouvelle-Zélande avec la netteté qu’ils avaient acquise à Taïti. Les Maoris issus d’un mélange de Samoans et de Taïtiens étaient bien plus rapprochés des traditions premières de la race, comme l’atteste la précision de leurs chants historiques ; la nature à demi divine, à demi humaine des fils de Rangi et de Papa s’explique par cela même [11]. Ils en étaient restés à peu près au même point que les insulaires de Tonga, dont Mariner nous a conservé les traditions [12], mais on n’en trouve pas moins partout le même fond de croyance. Telle est entre autres celle qui attribuait aux chefs une nature surhumaine. Peut-être celle-ci s’était-elle accentuée à la Nouvelle-Zélande plus qu’ailleurs. Les Arikis ne prétendaient pas seulement descendre en ligne directe de leurs dieux ; ils se disaient dieux eux-mêmes, et cette prétention était admise par leurs subordonnés. « Ne pensez pas, disait Té-Héou-Héou à un missionnaire, que je sois un homme et que mon origine soit de la terre. Je viens du ciel ; tous mes ancêtres y sont. Ils sont dieux et je retournerai auprès d’eux  [13]. Il En lisant ces étranges paroles il est difficile de ne pas songer à la fois aux Mikados du Japon et aux rois-dieux de l’Égypte.

Je viens d’invoquer à plusieurs reprises, à l’appui de mes opinions, les traditions recueillies par divers auteurs, entre autres par sir George Grey, par Shortland et par le docteur Thomson. M. Colenso, que j’ai le regret de combattre, récuserait les preuves de cette nature. Il les regarde comme fort peu dignes de foi. Pour lui, ces traditions ne sont autre chose que des mythes ou plutôt des fables ; elles sont essentiellement allégoriques et n’ont rien d’historique ou de réel ; elles ne peuvent rien nous apprendre ni sur les lieux, ni sur les temps. Les détails qu’elles donnent sur le nom des canots et ceux des chefs, sur la composition des équipages, sur les accidents des traversées, sur les voyages de découvertes entrepris immédiatement après l’arrivée à la Nouvelle-Zélande, ne sont, aux yeux de notre auteur, qu’une rhapsodie mystique. Toutes ces aventures mêlées d’enchantements et de prodiges dépassent les voyages fantastiques de Munchausen et de Gulliver, et ne méritent pas qu’on s’y arrête. En particulier, tout ce qu’on raconte du point de départ de ces migrations n’est qu’un reste de quelque mythe plus ancien que celui qui fait pêcher l’île nord de la Nouvelle-Zélande par Maoui. Le nom d’Hawaïki donné à cette lie mystérieuse ne saurait désigner un point particulier quelconque. M. Colenso motive son opinion sur les fables évidemment mêlées à ces récits, sur les variantes qui ont été reconnues, aussi bien que sur quelques faits qu’il se borne à indiquer comme étant impossibles.

On voit qu’il s’agit ici de toute une théorie. Sans s’en douter peut-être notre auteur raisonne comme un disciple de cette école que l’on a si spirituellement combattue en démontrant, en vertu de ses principes, que Napoléon n’a jamais existé. Je ne recommencerai pas la discussion dans ce-qu’elle a de général, et me bornerai à quelques courtes remarques.

Les légendes historiques des Maoris renferment le récit d’événements manifestement fabuleux. Est-ce il nous de le trouver étrange ? N’en est-il pas souvent de même de nos chroniques du moyen âge ? Que fait l’historien à qui le chroniqueur raconte que saint Jacques, monté sur un cheval blanc, a combattu en tête de l’armée chrétienne contre les Maures d’Espagne ? Il éloigne ce dernier détail ; mais il ne nie pour cela ni la bataille elle-même, ni la victoire des Espagnols. Quiconque appliquera le même esprit de sage critique aux traditions recueillies par sir George Grey y trouvera un historique fort simple d’événements qui ont dû presque nécessairement se passer, si l’on admet le caractère des Néo-Zélandais actuels tel que l’a peint M. Colenso et leur immigration, qu’il accepte comme démontrée. D’ailleurs bon nombre de ces prétendus prodiges ne sont que des phénomènes parfaitement naturels travestis seulement par la superstition. Si l’Arawa, un des canots partis d’Hawaïki, perd sa route et manque périr dans une tempête, c’est qu’un savant magicien, Ruaéo, pour se venger du commandant qui lui avait volé sa femme, a changé les étoiles du soir en étoiles du matin ; si le Tongariro, un des volcans de la Nouvelle-Zélande, lance des flammes au moment où Ngatoro-i-Rangi en gravissait les flancs, c’est que ce prêtre-chef était sur le point de mourir de froid et que, pour se réchauffer, il avait appelé à lui le feu de la mère patrie. Est-il bien difficile de distinguer ici le vrai de la fable et le phénomène très-réel de l’interprétation superstitieuse ?

Les traditions de la Nouvelle-Zélande, quoique s’accordant quant à l’ensemble, présentent parfois, au dire de notre auteur, des différences assez grandes. y a-t-il là de quoi les rejeter en masse ? Ici encore je pourrais me borner à invoquer nos propres histoires et nos poèmes du moyen âge. Mais je dois rappeler un fait déjà signalé, d’où il résulte qu’en somme le désaccord n’est ni bien considérable, ni bien fréquent. Après enquête faite, les magistrats anglais ont admis comme titres judiciaires, dans les contestations relatives à Ia possession du sol, les généalogies et les témoignages renfermés dans les chants traditionnels des Maoris [14].

Parmi les faits regardés par M. Colenso comme impossibles, il en est, au contraire, de forts simples, et qui se sont produits ailleurs sur une bien plus grande échelle. Les traditions racontent comment, en se rendant d’Hawaïki à la Nouvelle-Zélande, les colons emportaient avec eux les végétaux et les animaux qu’ils jugeaient devoir leur être utiles. Ces plantes, ces oiseaux, se retrouvent aujourd’hui en place ; quelques-uns se sont absolument acclimatés et vivent à l’état sauvage. M. Colenso refuse de croire à de pareils résultats. Mais n’est-ce pas ce que nous avons vu se passer en Amérique à la suite des migrations européennes ? N’est-ce pas ce qui se passe de nos jours en Australie ? Quand il emploie des arguments de cette nature, M. Colenso oublie évidemment les bœufs devenus sauvages à Saint-Domingue, donnant naissance à l’industrie des boucaniers ; il oublie qu’il fallut déclarer une guerre d’extermination aux cochons qui, redevenus libres, ravageaient les plantations ; il oublie que, de nos jours, le lapin, introduit en Australie, est devenu un animal destructeur contre lequel les colons se défendent avec peine, au prix d’immenses travaux.

Remarquons enfin que ces récits traditionnels rendent compte d’un fait qui avait vivement frappé les zoologistes. Dans tout le groupe insulaire néo-zélandais, on n’a rencontré que deux mammifères terrestres, le chien et le rat. Le premier est incontestablement exotique, et M. Colenso lui-même admet son origine étrangère. Le rat ferait donc seul exception au caractère général de la faune. Mais l’histoire des migrations de Turi et de ses compagnons nous apprend que lui aussi a été importé comme propre il servir de nourriture [15]. Peut-on s’étonner que ce rongeur se soit acclimaté ? L’histoire de nos rats européens répond surabondamment à cette objection.

Mais, ajoute M. Colenso, ces navires dont on nous donne les noms et qui emportent tant de choses sont de simples canots, et pourtant on les représente comme montés par cent quarante hommes ! Encore une impossibilité ! Eh bien, sir George Grey a répondu d’avance. Ces canots, dont la tradition maori a conservé le nom, comme l’histoire des découvertes européennes a conservé ceux de l’Endeavour (voyages de Cook) ou de la Boudeuse (voyages de Bougainville), étaient de ces canots doubles que Tasman retrouva encore employés d’une manière générale, mais qui commençaient à être remplacés par les grandes pirogues simples au temps de Cook. C’est ce qu’atteste l’histoire de la principale des migrations. Lorsque Ngatoro-i-Rangi, étonné de la route suivie par l’Arawa, qu’avaient égaré les incantations de Ruaéo, veut se rendre compte de la situation, il monte sur le toit de la maison bâtie sur la plate-forme qui joint les deux canots. Ce passage a échappé à M. Colenso, et il est facile pourtant d’en apprécier l’importance. Il nous apprend que l’Arawa, le Taïnoui, l’Aotéa … étaient de ces navires qu’ont admirés tous ceux qui les ont vus, que nos plus habiles marins ont déclaré être très propres aux voyages de long cours, et qui avaient permis aux Taïtiens d’explorer les mers circonvoisines dans un rayon de plus de quatre cents lieues [16]. Ces paroles de Forster réfutent à elles seules tout ce que notre auteur répète, à diverses reprises, sur l’impossibilité, pour les Maoris primitifs, de franchir les espaces qui séparent la Nouvelle-Zélande des îles les moins éloignées.

Du reste, M. Colenso reconnait que les Néo-Zélandais actuels ne sauraient être les fils de la terre où on les a trouvés. Il accepte le fait général des migrations comme étant démontré surtout par la nature exotique des plantes cultivées et par la présence du chien. Il constate lui aussi la ressemblance radicale existant dans le langage d’un bout à l’autre de la Polynésie, et entre, à cet égard, dans des détails qui concordent généralement avec les conclusions du livre qui a valu le prix Volney à notre savant ingénieur hydrographe M. Gaussin [17]. Il signale en particulier comme bien remarquable ce fait que les points extrêmes de la Polynésie, les îles Sandwich, l’ile de Pâques, Taïti et les îles Harvey on Manaia, sont précisément au nombre de ceux dont les dialectes se rapprochent le plus. En conséquence, il attribue avec raison aux Polynésiens une origine commune, et se demande d’où est venue cette race ? A ses yeux, le problème est encore à résoudre, mais il déclare qu’il sera résolu prochainement et formule vingt-sept propositions qui montrent quelles conjectures il a formées à ce sujet.

La pensée à laquelle s’est arrêté notre auteur se rapproche évidemment de l’hypothèse émise par Ellis [18]. Lui aussi voudrait faire venir les Polynésiens d’Amérique et paraitrait même rattacher leur migration à la destruction de l’empire toltèque. Quant à leur origine malaise, il la déclare impossible, par suite de la faiblesse des embarcations et de la direction des vents et des courants.

J’ai discuté ailleurs avec détail toutes les questions relatives à l’origine des Polynésiens en général et à celle des Maoris en particulier. Je n’ai donc pas à revenir longuement sur ce sujet. Je me borne à rappeler que l’hypothèse d’Ellis a été réfutée par Hale au point de vue linguistique. Elle ne s’accorde pas davantage avec les résultats de l’étude physique des populations, pas plus qu’avec les données tirées des mœurs, des coutumes … , etc. En somme, elle brise une foule de rapports reconnus par presque tous les voyageurs et ne les remplace pas.

Le rapprochement proposé entre la prétendue migration américaine en Polynésie et la destruction des Toltèques est insoutenable, après les recherches des auteurs qui se sont occupés de l’histoire du Mexique. Les premières invasions chichimèques eurent lieu de 1051 à 1061 ; la fuite de Xelhoa et de ses compagnons date de 1064. Or, les premières immigrations en Polynésie sont bien plus anciennes, et le peuplement de la Nouvelle-Zélande bien plus récent, comme nous le dirons plus loin.

Les analogies invoquées par M. Colenso me semblent parfois bien peu significatives ou reposer sur des appréciations inexactes. Je ne puis, par exemple, attribuer une grande valeur à ce fait que les Américains, comme les Polynésiens, obtiennent du feu par frottement, car ce procédé se retrouve partout ; je ne suis nullement frappé de la ressemblance qui existerait, au dire de l’auteur, entre les sculptures polynésiennes et celles de l’Amérique centrale. Quelquefois même il me semble que M. Colenso avance de véritables erreurs. Il cite, par exemple, la patate douce, si répandue dans les îles polynésiennes, comme indigène en Amérique. Or je la trouve partout indiquée par les botanistes comme étant d’origine asiatique, comme ayant été importée en Amérique, et Loiseleur-Deslongcharnps dit formellement que plusieurs tribus sauvages d’Amérique l’ont introduite chez elles à cause de la facilité de sa culture.

Les Maoris disaient avoir apporté celle plante précieuse de leur première patrie, d’Hawaïki ; mais nous avons vu que M. Colenso refuse à cette appellation toute signification géographique réelle. Telle est aussi l’opinion d’un savant allemand dont Hochstetter, l’éminent géologue du voyage de la Novarra, nous a fait connaître les idées en déclarant se rallier à elles [19]. Pour M. Schirren, comme pour l’écrivain dont j’analyse le travail, le mot d’Hawaïki, lequel reparaît sous des formes diverses dans la Polynésie entière, a un sens tout mystique. Il signifie les régions inférieures, les royaumes de la mort [20]. C’est à ce titre qu’Hawaiki, Havaii, Hawaii, etc., serait regardée par les Polynésiens comme le commencement et la fin, le lieu d’où sont sortis leurs pères et où retournent les esprits des morts. Cette dernière croyance paraît, en effet, avoir régné à la Nouvelle-Zélande et aux Marquises, mais nous savons qu’elle n’avait cours ni à Taïti, ni surtout aux îles Tonga, oit l’on se rappelait encore Bourotou. Elle n’a donc pas la généralité que lui attribuent Schirren et Hochstetter.

Il serait, du reste, difficile de réfuter les savants dont je combats les idées, si l’on ne sortait du terrain qu’ils ont choisi. Dès qu’il s’agit d’interprétations mystiques, on ne peut guère qu’opposer conjectures à conjectures. Heureusement on peut invoquer, pour leur répondre, un document authentique dont aucun d’eux ne parle, et dont la haute importance ne saurait échapper à personne. Je veux parler de la carte dressée par Tupaïa, et que Forster nous a conservée [21]. La valeur de cette pièce a été longtemps méconnue par suite des erreurs que l’ancien ministre d’Oberea y avait introduites, à l’instigation des Européens. Ceux-ci, par suite de la connaissance imparfaite de la langue, avaient pris le nord pour le sud, dans leurs conversations avec Tupaïa, et ils lui avaient fait placer en conséquence les îles dont ils avaient reconnu la position. Par suite, celles-ci se sont trouvées occuper une position précisément opposée à celle qui leur revenait. Au contraire, celles que leur interlocuteur connaissait seul sont à leur véritable place. De là vient la confusion souvent signalée dans cette carte, mais que Hale a fait disparaître en remontant à sa cause première.

Une fois corrigée d’après les indications du savant américain, la carte de Tupaïa présente un caractère d’exactitude indéniable. On a successivement retrouvé toutes les îles qui y figurent et qui n’ont pu y être représentées que grâce à des connaissances géographiques bien remarquables chez ces peuples. Or, parmi ces iles que Tupaïa avait visitées lui-même [22] ou qu’il connaissait par ses traditions, avant qu’aucun Européen ne les eût vues, figure l’île appelée par Forster Oheavaï, c’est-à-dire une île dont le nom, dans le dialecte maori, serait Havaïki [23]. C’est la Savaï des îles Samoa. On voit qu’il ne s’agit ici ni d’allégorie, ni d’abstraction.

Savaï n’est pas la seule terre éloignée dont les traditions polynésiennes aient gardé le souvenir. Les documents recueillis successivement par Porter, Ellis, Williams, sir George Grey, l’amiral Lavaud, Thomson, le général Ribourt, etc., constatent sur bien d’autres points des faits analogues. A Noukahiva on se rappelait, pur tradition, le premier homme Ootaïa et sa femme Ananoona, venant de l’île Vavao, située à l’ouest. Cette île existe en effet sous le même nom dans l’archipel de Tonga. Aux Sandwich, dans cet archipel dont l’île principale s’appelait Hawaii, on se souvenait que le premier homme et la première femme étaient venus de Taïti ; on connaissait, par tradition, Noukahiva et Futuhiva. Dans l’archipel des Marquises on avait donné à deux localités les noms d’Oupoulou et de Léfouka, identiques avec ceux de deux îles de l’archipel Samoa. Aux îles Manaïa on savait que Karika, chef d’une île située à l’ouest et nommée Manouka, découvrit Rarotonga, et Manouka existe, en effet, dans ce même archipel Samoa, qui comprend Savaï, et auquel se rattachent tant de vieux souvenirs. Rarotonga elle-même est citée par les Maoris comme l’île où fut abattu l’arbre qui servit à construire l’Arawa, un des canots qui conduisirent les premiers émigrants à la Nouvelle-Zélande. Enfin, grâce à M. Gaussin, j’ai pu retrouver sur la carte de Tupaïa un certain nombre d’îles dont le nom figurait dans un chant magique transcrit, à Taïti, par l’amiral Lavaud.

En présence de cette réunion de faits recueillis un à un, à des époques différentes, sur les points les plus éloignés, par des hommes éminents qui, certes, n’avaient pu se concerter, est-il possible de parler encore de mythes et d’allégories ? L’honneur de les avoir groupés et d’en avoir le premier montré la signification appartient en entier à M. Hale. Depuis la publication de cet auteur, de nouveaux témoignages se sont produits ; mais, tout en me permettant de corriger, sur quelques points, le savant américain, ils n’ont fait que confirmer ce qu’il y a de vrai dans ses vues générales. Il est, par conséquent, difficile de comprendre que M. Colenso ne mentionne même pas le nom de l’éminent anthropologiste de l’expédition de Wilkes, et surtout que M. Hochstetter, tout en le citant, paraisse ne se préoccuper en rien d’une opinion diamétralement contraire aux siennes et si sérieusement motivée.

Tupaïa disait d’Oheavaï qu’elle était la mère de toutes les autres [24]. Tout conduit, en effet, à regarder cette île, ou mieux l’archipel entier dont elle fait partie, ainsi que l’a fait Hale, comme le centre premier où s’est constituée la race polynésienne, et d’où sont parties quelques-unes des principales migrations qui ont porté l’homme jusqu’aux extrémités du Pacifique. Mais les premiers émigrants, une fois fixés dans les archipels découverts par eux, constituèrent autant de centres secondaires qui, à leur tour, envoyèrent en mer de nouveaux essaims, et la Polynésie se peupla ainsi de proche en proche. Ces colons emportaient avec eux le souvenir de la mère patrie, ils en donnaient le nom à quelque point de la patrie nouvelle, ainsi que nous le faisons nous-mêmes. Voilà comment le nom de Savaï, plus ou moins altéré selon les dialectes qui se développaient avec le temps, se retrouvait dans les récits historiques des archipels les plus éloignés, comment il s’appliquait à une île des Sandwich, à une plaine de Raïatea, et sans doute à bien d’autres lieux.

C’est d’une de ces Savaï ou Hawaïki secondaires, d’une de ces petites Hawaïki, comme ils le disent eux-mêmes, qu’étaient venus les Maoris. Celle-ci était située dans l’archipel Manaïa, non loin de Rarotonga, une des îles que mentionnent les traditions néo-zélandaises, et qui figure, comme on sait, sur toutes nos cartes actuelles [25].

Nous arrivons ainsi à une conclusion presque également éloignée de celles qu’ont adoptées MM. Colenso et Hochstetter. Le premier, avons-nous vu, parait disposé à chercher en Amérique l’origine des Maoris actuels et des Polynésiens en général. Mais, pour expliquer leur dispersion, il aurait, en outre, recours à l’hypothèse d’un ancien continent submergé et n’ayant laissé, comme témoins de son existence, que les sommets de ses montagnes. Il en revient ainsi à l’hypothèse proposée par Dumont d’Urville [26]. Je l’ai longuement discutée ailleurs et n’ai pas à y revenir [27]. Je me borne à rappeler que MM. d’Omalius et Dana l’ont réfutée au nom de la géologie, mais que les meilleures raisons pour la combattre se tirent de l’homme lui-même, Un continent qui aurait eu ses points extrêmes aux Sandwich, à l’île de Pâques, à la Nouvelle-Zélande, aurait certainement nourri des peuples parlant des langues différentes [28]. L’unité linguistique de la Polynésie, universellement admise, suffit pour écarter toute théorie se rapprochant plus ou moins des idées de d’Urville, et Île peut s’expliquer que par des migrations rayonnantes et ayant le même point de départ.

Mais, affirme M. Colenso, ce point ne peut être à l’ouest, car le courant équatorial et les vents alisés auraient arrêté des navigateurs montés sur de simples canots et se dirigeant de l’ouest à l’est. C’est encore là une erreur fondée sur le savoir incomplet des premières années de ce siècle. On sait aujourd’hui que le courant équatorial est bordé de contre-courants marchant en sens inverse ; on sait que la mousson renverse les vents alisés et souffle jusqu’à Taïti, Il suffit de jeter les yeux sur les cartes qu’a publiées le capitaine Kerhallet pour reconnaître qu’à certaines époques les vents et les courants sont, au contraire, des plus favorables au trajet déclaré impossible par M. Colenso [29]. De telle sorte que, même avec de simples canots, on pourrait réaliser ces voyages bien plus facilement que Kadou n’a accompli le sien, dans une simple barque de pêche, des Carolines aux îles Radak [30].

M. Hochstetter, guidé par Schirren, en revient à la vieille idée de l’autochtonie, hypothèse commode en apparence, qui semble résoudre toutes les difficultés, qui, au contraire, en soulève de très nombreuses, de très grandes, mais d’une nature trop générale pour pouvoir être abordées ici [31]. Je me borne à faire remarquer combien cette manière de comprendre l’origine des Polynésiens s’accorde peu avec l’unité de race et de langage si caractéristique chez eux. Par sa position géographique, par son étendue qui en fait un petit continent, par la nature du sol, par le climat, par la faune et la flore, la Nouvelle-Zélande diffère complètement de tous les autres archipels polynésiens. En supposant que notre espèce ail pu être le produit des forces naturelles, comment cette contrée aurait-elle engendré un homme identique avec celui des îlots intertropicaux ?

Le savant que j’ai le regret de combattre énonce, comme preuves à l’appui de sa manière de voir, des assertions qui m’ont singulièrement surpris. II déclare qu’on n’a observé aucune trace d’influence extérieure ni dans les mœurs, ni dans le gouvernement des Polynésiens. Le savant autrichien oublie que plusieurs voyageurs ont, au contraire, signalé, sous ce double rapport, les analogies les plus frappantes entre les Polynésiens et les Dayaks, les Carolins, etc., et que plusieurs aussi ont insisté sur les ressemblances physiques. Sans entrer, à ce sujet, dans des détails qui seraient fort longs, je me borne à renvoyer aux ouvrages généraux de Prichard et de Rienzi.

M. Hochstetter formule une autre proposition, que je ne puis juger par moi-même, mais qui étonnera, à coup sûr, les linguistes. Il affirme que l’on a cherché en vain, dans la langue polynésienne, des éléments étrangers, et que le maori en particulier n’a aucun rapport avec le malais. Or, tous les ouvrages de linguistique consultés par moi signalent, au contraire, la proche parenté qui unit les divers dialectes polynésiens aux langues malaises. M. Colenso, tout en regardant le polynésien comme appartenant à un type de langage plus ancien et s’éloignant par là du malais, s’accorde avec eux pour constater que l’on retrouve des mots polynésiens dans toute la Malaisie et jusqu’à Madagascar.

Telles sont les conséquences auxquelles M. Hochstetter a été conduit par les idées qu’il a empruntées à Schirren. Je ne crois pas qu’elles soient de nature à lui conquérir beaucoup d’adhérents parmi les hommes quelque peu au courant de cet ensemble de questions.

Tout en admettant que les Maoris actuels sont les descendants de colons venus du dehors, M. Colenso rejette cette immigration dans un passé très lointain. Pour lui, la race polynésienne est une variété fixée (stirps) du genre homme, plus ancienne que la variété caucasique ou européenne. Ici encore notre auteur se trouve en désaccord avec Hale, avec les résultats auxquels a conduit la voie ouverte par le savant américain. Ce dernier avait bien montré que le peuplement des Marquises ne pouvait. remonter au delà du VIIIe siècle, et celui des Sandwich au delà du IIe siècle avant notre ère ; il avait mis à peu près hors de doute que ces chiffres devaient subir une réduction, et que l’émigration des Marquises datait à peu près d’un siècle et demi avant notre ère, et celle des Hawaïens de la fin du Ve siècle de notre ère. Faute de renseignements, Hale avait regardé les migrations à Taïti et à la Nouvelle-Zélande comme contemporaines, et les avait repoussées jusqu’à environ dix siècles avant notre ère.

Les recherches exécutées depuis la publication du voyage de Wilkes, en particulier les publications de sir George Grey, de Thomson, de M. Jules Remy [32], les documents originaux qu’on a bien voulu me communiquer, m’ont permis de proposer certaines corrections à ces premiers résultats [33]. L’arrivée des Tongans aux Marquises a dû avoir lieu vers l’an 419, et celle des Taïtiens aux Sandwich soit en 701, soit en 890 environ. La généalogie des princes ou rois de Raiatéa, ancêtres de la reine Pomaré, nous ramène tout au plus à l’an 807. Quant à l’émigration maori, soi ! que l’on tienne compte des généalogies soigneusement comparées par Thommson et ShorUand, soi ! que l’on parte des données tirées de l’histoire de Maru-Tuau publiée par sir George Grey, il est impossible de la rejeter au delà de l’an 1400.

Voilà, en définitive, à quoi se réduit cette prétendue antiquité des Polynésiens et des Maoris. Les plus anciennes de ces grandes migrations remontent tout au plus aux premiers temps de notre dynastie mérovingienne ; celle des Néo-Zélandais est à peu près contemporaine des guerres civiles causées par la démence de Charles VI. Parmi les moins importantes, il en est de bien plus récentes, comme celle de l’île Crescent, de Toubouaï, etc, Certes ces résultats étaient bien inattendus avant le travail de Hale, et je comprends qu’ils peuvent surrprendre certains esprits. Pourtant un peu de réflexion suffit pour reconnaître que, seuls, ils concordent avec un grand fait fondamental, admis, proclamé par toul. le monde et par nos contradicteurs eux-mames. Comprendrait-on qu’un Samoan, un Hawaïen, un habitant de l’ile de Pâques, prit connverser d’emhléo avec un Néo-Zélandais, si la séparation de ces insulaires datait de trente ou quarante siècles ? A elle seule, l’histoire des langues proteste contre toute hypothèse de ce genre.

Je viens d’employer, à diverses reprises, les mots de Maoris actuels. C’est qu’en effet, en parlant de la Nouvelle-Zélande, il devient de plus en plus nécessaire de distinguer deux époques anthropologiques. Ce coin de terre qui, sous tant de rapports, semble former un petit monde à part, ressemble pourtant à tous les autres en ce qu’il a vu les races humaines se disputer ce sol où d’énormes oiseaux brévipennes remplaçaient les mammifères, où les palmiers et les fougères arborescentes touchent aux glaciers. M. Colenso insiste avec raison sur l’existence des Maoris primitifs, mais il revient, à leur sujet, aux idées d’autochtonie. Or, il m’est difficile de comprendre comment il rattache cette notion aux faits mêmes qu’il invoque à l’appui.

De ce que les Hawaïkiens ont trouvé la Nouvelle-Zélande occupée, s’ensuit-il que leurs prédécesseurs étaient nécessaiirement les enfants du sol ? Évidemment non. Ceux-ci pouvaient être venus d’ailleurs tout aussi bien que ceux-là. De ce que la plupart même des plus petites îles polynésiennes sont occupées, résulte-t-il que les hommes aient dû pousser sur elles par je ne sais quel phénomène transcendant de génération spontanée ? Non, car on a vu de nos jours des migrations volontaires ou accidentelles amener des populations venues parfois de fort loin sur des îlots jusque-là déserts. Je me borne à rappeler que Toubouaï, dont le diamètre est au plus de 10 à 12 kilomètres, était restée sans habitants jusqu’nu milieu du siècle dernier, et qu’elle fut peuplée par des insuulaires venus les uns de Taïti, les autres d’une île placée à l’ouest, exactement comme Barotonga l’avait été par le Samoan Karika et le Taïtien Tangiia.

L’existence d’une population antérieure aux émigrants d’Hawaïki est attestée de diverses manières. On a trouvé à plusieurs reprises des ustensiles, des instruments différents de ceux qu’on sait avoir été en usage chez les Maoris proprement dits. Ceux-ci, d’ailleurs, dans quelques-uns de leurs chants historiques, mentionnent ces hommes dit pays ni racontent qu’ils les ont défaits et détruits : sur ce point M. Colenso accepte la tradition. Mais celle-ci montre la plupart des chefs comme abordant à des terres désertes qu’ils occupent sans résistance, et l’on est conduit à admettre que cette population primitive se composait de groupes rares, isolés, dispersés çà et là.

Les renseignements dus à M. Colenso tendraient à la modifier. Notre auteur a parcouru, dit-il, pendant plus d’un quart de siècle, toute l’île du Nord d’une extrémité à l’autre, franchissant les montagnes et traversant les forêts. Il déclare avoir trouvé partout, et surtout à l’intérieur, la preuve que cette terre a été jadis extrêmement peuplée. Il signale, mallheureusement en termes beaucoup trop généraux et concis, le nombre et l’étendue des forteresses, le développement des cultures depuis longtemps abandonnées, le grand nombre des armes en jadéite que l’on a découvertes, celui des ornements faits avec les dents d’un cètacé fort rare dans ces mers et que les indigènes ne pouvaient avoir que lorsqu’il était jeté à la côte. Une partie au moins des hommes qui ont laissé ces traces de diverses industries aurait appartenu à une autre race que les Maoris, à en juger par la manière dont ils ensevelissaient leurs morts dans la terre ou le sable, et par l’indifférence que montrent les Néo-Zélandais actuels au sujet de ces ossements.

Quelle était cette race ? M. Colenso paraît disposé à l’identifier avec les Morioris des îles Chatam. Je serais très disposé à regarder avec lui comme vraisemblable que ces terres relativement voisines ont reçu, avant la venue des Hawaïkiens, un flot de population commune. Des études linguistiques et anatomiques diront peut-être un jour jusqu’à quel point cette présomption est fondée ; mais elle ne suffit pas pour expliquer les différences de traits, de couleur et de chevelure, que nous avons vues exister chez les Maoris. Les insulaires des îles Chatam sont de race franchement polynésienne. Leur croisement avec les Maoris ne rendrait nullement compte des caractères nigritiques parfois si évidents chez ces derniers. Heureusement il n’est pas difficile de comprendre d’où a pu venir l’élément nègre qui a parfois modifié si nettement le type polynésien à la Nouvelle-Zélande. Le voisinage de l’Australie, les habitudes aujourd’hui mieux connues des populations mélanésiennes, et un coup d’œil jeté sur la carte des courants marins de ces régions dressée par le capitaine Kerhallet, font aisément comprendre comment les deux races ont pu se rencontrer.

M. Colenso a complété son travail par un résumé historique remontant jusqu’aux premiers temps de la découverte et arrivant jusqu’à nos jours. Je n’ai pas à le suivre dans ces détails ; mais je ne puis que m’arrêter avec lui sur le fait de la disparition progressive des Maoris. A la Nouvelle-Zélande comme dans toute la Polynésie se produit ce phénomène aussi étrange que douloureux. J’ai cité ailleurs les chiffres effrayants recueillis aux Sandwich et aux :Marquises aussi bien qu’à Taïti et à la Nouvelle-Zélande elle-même. M. Colenso apporte sa part à cette lugubre statistique, non pour le pays entier mais pour quelques districts seulement. Ces chiffres n’on ont pas moins une signification terrible.

Indigènes
Dans la province de Nelson on comptait en 1855 1120
En 1864, il en restait 980
En neuf ans la perte avait été de 140
Soit environ 12%
Dans les provinces d’Otago et Southland, en 1852 709
En 1864, 396
En douze ans la perte avait été de 313
Soit plus de 45 %
Aux iles Chatam, en 1859 510
En 1861 413
Perte en deux ans 97
Ou 19%
A Rotorna, les Lacs et Maketu, en 1859 2260
En 1864 1765
Perte en cinq ans 495
Ou près de 22%

Comme bien d’autres, M. Colenso se demande d’où peut venir une pareille dépopulation, et ne signale guère que des causes tirées du défaut de conduite, du manque d’hygiène. S’il mentionne l’introduction de quelques maladies, telles que la rougeole, la coqueluche, la grippe et l’épidémie spéciale dont j’ai déjà parlé, il ne cherche nullement à préciser la part plus ou moins prépondérante qui revient au moins à quelqu’une d’entre elles dans le résultat final. Mais ce douloureux problème est bien plus complexe que lie semble le supposer notre auteur. Un fait qu’il signale lui-même aurait dû suffire pour éveiller son attention d’une manière plus sérieuse. A la Nouvelle-Zélande comme à Taïti, comme aux Sandwich, comme partout en Polynésie, la faculté de reproduction semble s’éteindre dans cette race destinée à périr. « Les mariages, dit M. Colenso, sont rarement féconds. Les sept chefs principaux de Ahuriri sont sans enfants, à l’exception de Té-Hapuku ; mais, de quatre fils mariés que possède ce dernier, trois n’ont pas encore de famille. »

Je le répète, cette diminution étrange de fécondité a été signalée sur divers points de la Polynésie. En même temps on a constaté une très grande diminution dans la durée moyenne de la vie. Ces faits ont depuis longtemps attiré l’attention ; ils ont été discutés arec un soin extrême entre autres à la Société d’anthropologie ; et peut-être les observations dues à un chirurgien de marine très distingué ont-elles jeté pour la première fois un véritable jour sur ce douloureux problème. Frappé de ces morts prématurées, M. Bourgarel a fait quelques autopsies. Toujours il a trouvé des tubercules dans les poumons. Ces observations viennent d’être confirmées par celles d’un de ses confrères. Selon M. Brulfert, presque tous les Polynésiens sont atteints de toux opiniâtres, et, sous ces catarrhes bronchiques, on trouve la tuberculose presque huit fois sur dix. Avons-nous donc importé la phtisie dans ces régions, où elle semble avoir été autrefois inconnue ? Déjà héréditaire chez nous, cette maladie, en se développant sous un ciel nouveau, chez une race nouvelle, a-t-elle, comme bien d’autres, pris une forme plus terrible ? Est-elle devenue endémique ou épidémique ? S’il en est ainsi, on peut dire que c’en est fait de la race polynésienne et des Maoris en particulier. Encore un demi-siècle et à peine restera-t-il quelques représentants de ces populations, qui avaient certainement les vices des sauvages, mais qui en avaient aussi les vertus, et y joignaient souvent des grâces qui ont touché jusqu’aux missionnaires les moins disposés à transiger avec leurs croyances.

Elles seront, du reste, rapidement remplacées. Sur cette terre où la faculté de se reproduire disparaît chez les anciens habitants, les Européens semblent acquérir un surcroît de fécondité. Aux Sandwich, sur 80 femmes du pays légitimement mariées, M. le capitaine de frégate Delapelin n’en trouvait que 39 qui fussent mères. A côté d’elles, 9 familles de missionnaires protestants comptaient à elles seules 62 enfants. M. le capitaine Jouan a montré que, de 1806 à 1858, le chiffre des insulaires des Marquises est tombé d’environ 30 000 à 11 000 au plus ; il a constaté par lui-même qu’en trois ans le nombre des habitants de Taïo-Hae était descendu de 400 à 250 sans qu’on enregistrât plus de 3-4 naissances. Plus tard il a vu le chiffre des nouveau-nés grandir assez rapidement ; mais cette augmentation portait sur les métis et non sur les enfants de race polynésienne pure, comme si le sang étranger, même dilué par le croisement, conservait une partie de ses vertus. En Polynésie, comme sur presque tous les points du globe abordés par la race blanche, c’est aux enfants de celle-ci, purs ou métis, que semble être promis l’avenir.

A. de Quatrefages, Membre de l’Académie des Sciences, Professeur au Muséum d’histoire Naturelle de Paris.

(Journal des Savants)

[1Short Sketch of the Maori races, by Edward Shortland, Esq., Transactions, t. 1, Essays, n° 9.

[2On the Maori races of NewZealand, by William Colenso, Esq. F. L. S. Transactions, t, I, Essays, n° 10.

[3A elle seule, la planche XX de l’ouvrage de Hamilton Smith (Natural history of Man) présente, sous ce rapport, un contraste frappant et instructif, La figure 1 est le portrait de Té-Kéwiti, grand chef, bien évidemment du plus pur sang polynésien. La figure 2 est celle d’un Maori de rang inférieur, venu en Europe tout exprès pour se procurer des semences propres à enrichir sa patrie. Il porte à un haut degré les signes du métissage.

[4Address on the Moa, by the Hon. W. B. Mantell, F. G. S. (Transactions t. I, p. 18.)

[5New-Zealand (traduction anglaise), chap, IX. L’auteur résume dans ce chapitre les travaux de ses devanciers et les siens propres sur ce groupe remarquable, qui n’est plus représenté à la Nouvelle-Zélande que par trois ou peut-être quatre espèces d’Apteryx (Kiwi). Les espèces éteintes comptent six espèces de Dinornis et deux espèces de Palaptérix. Le Dinornis giganteus avait environ 1 mètre de hauteur de plus que nos plus grandes autruches.

[6The story of New-Zealand, t. I

[7Voyez, entre autres, la curieuse Histoire de Paon, ancêtre de la tribu des Ngatipaoas, traduite en anglais pur sir George Grey K. C. B. (The Journal of the Ethnological Society of London, t, 1, p. 335.)

[8Il est à remarquer que tous ces prétendus poissons sont des cétacés, c’est-à-dire des mammifères. Eu cette qualité, ils respirent l’air par des poumons et ont le sang chaud. Ces particularités avaient sans doute frappé les Maoris, observateurs comme tous les sauvages.

[9Polynesian Mythology. The Curse of Nanaia. A la page 179, sir George Grey donne le dessin d’une statue grotesque et monstrueuse à la fois qui est évidemment une de ces images que vénéraient les Maoris.

[10Polynesian Mythology, p. 13, Shortland donne pour mère à Rangi Ao, la lumière, qui aurait eu pour ancêtres Kore, le néant, et Po, l’obscurité.

[11J’ai développé ailleurs les considérations de cet ordre relativement à l’ensemble de la Polynésie. (Les Polynésiens et leurs migrations, Appendice ; Généalogie et origine des dieux polynésiens.)

[12An account of the natives of the Tonga islands.

[13Thomson, The storyy of New-Zealand. Té-Héou-Héou vit encore selon toute apparence. Pendant son séjour à la Nouvelle-Zélande (1869), Hochstetter a visité ce représentant des anciens Arikis. Té-Héou-Héou habite un pah pittoresque bâti sur une presqu’île du lac Taupo, non loin du volcan sacré le Tongariro. Il y mène la vie des anciens chefs, et est entouré par tous ses compatriotes de la vénération due à un demi-dieu.

[14Shortland, The southern districts of New-Zealand.

[15Polynesian Mythology, p. 212. Le canot qui emportait ce rat se nommait l’Aotéa, et contenait également le perroquet gris, qui habite encore la Nouvelle-Zélande, de grandes poules d’eau, probablement des mouettes ou des goélands, et une foule de plantes, graines, etc…, destinées à être acclimatées. Le prix attaché à ces richesses d’un colon est encore attesté par un proverbe : « Il vaut autant que la cargaison de l’Aotéa, »

[16Forster, Observations faites pendant le second voyage de M. Cook dans l’hémisphère austral. — Légende de la carte de Tupaïa, t, V du voyage. C’est par ces paroles frappantes que Forster termine les détails sur la géographie de l’océan Pacifique, recueillis de la bouche de Tupaïa.

[17Du dialecte de Taïti, de celui des îles Marquises, et en général de la langue polynésienne, ouvrage couronné en 1861

[18Polynesian Researches during a residence of nearly six years in the South-Sea islands, 1829.

[19New-Zealand its physical Geography, Geology and natural History, by Dr Ferdinand von Hochstetter, translated from german original by Edward Sauter, p. 207.

[20Die Wandersagen der New-Seeländer und der Mauimythos, Riga, 1856. Pour l’auteur de cet ouvrage , Maui est le prototype de tous les héros dont les légendes racontent les émigrations.

[21Observations faites pendant le second voyage de M. Cook dans l’hémisphère austral (t. V du voyage).

[22Tupaïa avait été un grand voyageur, et d’après les détails donnés par lui à Cook, celui-ci estime qu’il avait dû s’avancer à environ 2700 kilomètres à l’est de Raïatea. C’est à peu près la distance qui sépare cette île de l’archipel des Samoa.

[23Hale, loc. cit.

[24Légende de la carte de Tupaia, n° 78. A raison de l’importance qu’il attribuait à cette île, le savant taïtien l’a figurée comme cinq ou six fois plus grande que toutes les autres. Cette inexactitude même n’est-elle pas des plus significatives ?

[25Polynesian Mythology, p. 134. Hale avait admis l’émigration directe des Samoans à la Nouvelle-Zélande ; mais les renseignements publiés par Thomson, ceux que je dois à M. Gaussin, me semblent mettre hors de doute l’origine manaïenne des Maoris. J’ai indiqué cette correction et quelques autres sur une des cartes de mon livre (Les Polynésiens et leurs migrations).

[26Voyage de l’Astrolabe. — Philologie, t. 1.

[27Les Polynésiens et leurs migrations.

[28Voici les dimensions du triangle formé par ces trois points :

[29J’ai reproduit les cartes du capitaine Kerhallet dans Les Polynésiens et leurs migrations.

[30Voyage de Kotzebue. Le trajet accompli contre le vent par Kadou est de 2700 kilomètres, au moins d’après l’évaluation de Kotzebue lui-même.

[31J’ai examiné cette question avec détail à propos du Mémoire inséré par Agassiz dans l’ouvrage américain Types of Mankind (Unité de l’espèce humaine et Revue des cours scientifiques, 1868).

[32Ka Moelelo Hawaï (Histoire de l’archipel Hawaiien), texte et traduction précédés d’une introduction sur l’état physique, intellectuel et moral du pays, 1862.

[33Les Polynésiens et leurs migrations

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