Première partie - N°175- 4 avril 1891
De toutes les armes connues, la plus simple dans sa forme et la plus extraordinaire dans son fonctionnement, c’est le boumerang, localisé dans un pays où tout est mystérieux et étonnant : l’Australie.
Terre étrange en effet : donnant l’exemple d’un continent à peine formé présentant ici un immense désert de gazon ; là, 200 lieues carrées de roche nue, dont les fleuves se dessèchent et où l’humidité n’existe pas ; où les feuilles de l’eucalyptus se présentent de profil au soleil et ne donnent pas d’ombre ; où les cerises portent leur noyau en dehors ; où certains arbres perdent annuellement leur écorce au lieu de perdre leurs feuilles ; où l’on trouve des bois qui ne flottent pas et d’autres qui sont incombustibles.
Nous ajouterons que les mammifères les plus dégradés, pour lesquels on a dû créer l’ordre des monotrèmes, appartiennent spécialement à l’Australie ; ils portent comme les oiseaux un bec corné ; cet ordre comprend les échidnés et l’ornithorynque. Enfin, c’est encore sur cette terre paradoxale que sont venus s’échouer les descendants des premiers mammifères qui, on le sait, ont fait leur apparition sur la terre à la fin de la période triasique ; ce sont les marsupiaux ; les débris de cet ordre antique comprennent encore de nombreuses espèces. L’homme lui-même y est fort remarquable par la très petite capacité de son crâne, et certains indigènes du centre, en raison de leur aspect repoussant et de leur état misérable, ont pu être pris au premier abord pour les représentants d’une espèce intermédiaire, comblant la lacune qui existe dans la série animale entre l’anthropomorphe et l’homme.
Le boumerang, ou kiley des Australiens, a été appelé en Angleterre boomarang, bomareng, wornerand, mais plus communément boomerang. En Nouvelle-Zélande, on le nomme bargan.
On sait que cette arme, lancée vigoureusement, revient à son point de départ après avoir atteint son but ; c’est cette particularité qui, durant de longues années, a excité au plus haut point la curiosité des voyageurs et contribué à donner au boumerang une réputation un peu surnaturelle. « Il fait penser, dit M. Ch. Letourneau, aux flèches magiques dont parlent certains poètes sanscrits, et qui revenaient d’elles mêmes dans le carquois du guerrier. »
Le boumerang, qu’il soit de guerre ou de chasse, représente toujours une lame de bois plate et plus ou moins recourbée sur son tranchant, mais dont les dimensions, le poids et la courbe varient beaucoup ; ensuite, il n’a pas toujours la propriété de revenir sur lui-même. En effet, l’arme de guerre appelée barngeek, ou plus souvent barngeet, est largement arquée et quelquefois presque droite ; en outre, elle est très longue, assez lourde, grossière et doit être lancée avec une grande force pour être dangereuse. Les Australiens l’utilisent aussi pour la chasse des animaux de moyenne rosseur. Mais le barngeet ne revient pas sur lui-même, et c’est le cas des instruments analogues qui ont été ou sont en usage dans les autres parties du monde et dont nous reparlerons plus loin.
Quant au petit boumerang de chasse ou wonguim, il mérite une mention toute spéciale, car c’est lui qui a le plus intrigué les ethnographes. Il est répandu dans une grande partie de l’Australie et manque seulement dans les régions septentrionales de ce continent. Il est ordinairement plutôt coudé que courbé, mais sur un angle assez obtus. Il est quelquefois plat d’un côté et convexe de l’autre, ou bien biconvexe et toujours aminci sur les bords. Ses dimensions varient généralement entre 0m,40 et 0m,70 de longueur, avec une largeur de 0m,05 à 0m,06, et une épaisseur assez faible. Enfin, les deux branches ne s’écartent pas tout à fait sur le même plan, et, en considérant hien l’instrument, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas d’une simple lame de bois ; mais, d’une hélice ( [1]) ; en effet, on remarque vers le milieu une torsion qui, pour être très légère et souvent à peine sensible, n’en a pas moins une très grande importance.
La recherche du bois nécessaire à la fabrication de cette arme n’est pas exempte de peines ; il s’agit, en effet, de trouver une branche possédant naturellement la courbe et la torsion voulues, parce que le boumerang est toujours taillé dans le sens du bois et que sa forme générale en suit intimement les fibres. Sa solidité en dépend. L’eucalyptus, « l’arbre national » des Australiens, et le myall, sorte d’acacia, fournissent les meilleurs boumerangs ; c’est parmi leurs branches que l’ ?il du « connaisseur » se promène et condamne la « bonne ». Toute l’intelligence des indigènes est dans la recherche d’un morceau de bois satisfaisant et tout leur art se développe en le transformant, l’ornant quelquefois de dessins très rudimentaires et en le faisant durcir au feu. Cependant, c’est ce bois si simple et rustique dans sa forme qui est si extraordinaire dans ses effets, et il est curieux de constater que ce qui est resté si longtemps un mystère impénétrable pour de savants chercheurs, est en usage constant chez les derniers sauvages.
Deuxième partie - N°176- 11 avril 1891
Il faut, pour s’en servir utilement, une grande habileté ; il y a d’abord une certaine manière de le lancer, il y a ce que nous appelons le « coup de main ». Ensuite, le but ne peut être visé directement, car le boomerang trace dans l’espace un triangle ; son évolution est donc divisée en trois mouvements successifs : une translation horizontale, une ascension à peu près verticale et une chute très oblique. Il faut donc que l’esprit du chasseur calcule instantanément quelle distance l’arme doit atteindre dans son premier trajet pour arriver au but qui est au bout du second. On voit que le maniement du boumerang exige chez l’Australien quelque chose qui dépasse tout ce que l’on peut attendre d’une race aussi misérable.
IL y a plusieurs façons de lancer le boumerang.
Pour la chasse aux oiseaux, aux perroquets qui volent en troupe, on s’y prend de la manière suivante : l’Australien tient son arme par la plus longue branche, puis il se précipite lui-même en avant en poussant quelquefois des hou ! … hou !… pour s’exciter, et il la lance droit devant lui avec force, lui donnant en même temps un vigoureux mouvement de rotation. Le boumerang part en sifflant et obéit d’abord à l’impulsion horizontale ; cette impulsion s’affaiblit bientôt, et, sans sa forme spéciale, l’instrument retomberait sur le sol où se perdrait à son tour le mouvement de rotation encore très puissant à ce moment ; mais nous avons dit qu’il s’agissait d’une hélice, et, dès que l’impulsion horizontale diminue de force, le mouvement de rotation l’emporte ; alors le boumerang, sans avoir touché le sol, battant toujours vigoureusement l’air de ses ailes rigides, s’élève avec rapidité, et, s’il a été adroitement lancé, s’en va semer la mort dans la bande d’oiseaux. Définitivement épuisé par son ascension, il se ralentit, puis s’arrête et retombe obliquement vers son point de départ pendant que la résistance de l’air le fait tournoyer dans un autre sens.
Dans les jeux, les Australiens s’exercent à lancer le boumerang pour le faire retomber dans un cercle assez restreint qu’ils tracent autour d’eux sur le sol. Ils le lancent parfois en l’air sur un angle de plus de 45°, et même verticalement pour le faire retomber sur un point déterminé.
La forme très légèrement hélicoïdale du boumerang suffit pour faire comprendre l’ascension qui succède au départ horizontal, mais il subsiste toujours quelque embarras pour expliquer bien clairement le retour au point de départ, qui tiendraît probablement à la forme coudée du wonguim ; Autrefois, on a voûlu comparer le retour du boumerang au retour du cerceau qui, lancé d’une certaine façon, revient, lui aussi, près de celui qui l’a lancé ; mais cette comparaison n’est pas sérieuse, car le cerceau, dans ce cas, a un point d’appui qui est le sol. On a comparé aussi l’instrument qui nous occupe à cette petite hélice de zinc à laquelle les enfants donnent un mouvement de rotation à l’aide d’une ficelle, et qui, après s’être élevée en suivant une ligne plus ou moins fantaisiste, retombe très obliquement en revenant quelquefois, et quand le hasard le veut bien, dans une direction voisine de son point de départ. Il y a, évidemment, certains rapports entre ce jouet et le boumerang, mais les comparaisons ne suffisent pas. On a donc cherché à expliquer le retour du boumerang de différentes façons, mais jusqu’ici aucune explication n’est absolument irréfutable. Un Italien, M. Angelo Emo, a fait notamment de patientes recherches, de longues expériences et est arrivé à en exposer les résultats d’une façon très ingénieuse ( [2]).
On a signalé, dans d’autres pays, des armes analogues au boumerang, elles ne reviennent pas sur elles-mêmes comme le wonguim, mais quelques-unes se rapprochent beaucoup du barngeet australien, lequel, nous l’avons dit, ne possède pas non plus cet avantage.
En Asie, on a signalé le « croissant de bois » des aborigènes de l’Inde. L’Afrique est assez riche en armes analogues au boumerang, et il faut citer d’abord la partie orientale de l’Égypte, où l’on a retrouvé le« bâton de chasse », Dans la région du haut Nil et chez les Nyams-Nyams, c’est le tombat, et, en Abyssinie, l’ancien trombusch serait encore en usage. Le hunga-munga vient de l’Afrique australe.
Parmi ce genre d’instruments, l’Amérique ne nous fournit pas les moins intéressants. Le musée du Trocadéro possède quelques « bâtons à ricochet », qui ont une grande analogie avec les wonguims australiens, parce qu’ils sontl plutôt coudés que courbés, Ils proviennent du Nouveau-Mexique et de l’Arizona. Le bâton à ricochet a des dimensions analogues, il est plat et aminci sur les bords ; l’une des branches, celle qui doit être en main, est un peu plus longue et se termine fréquemment par un amincissement du bois qui sert de poignée. Comme le boumerang, le bâton américain est souvent orné de dessins, mais tandis que le premier est sculpté, le second est peint, et l’on peut ajouter qu’en ces deux pays l’indigène traite son arme comme sa peau. L’Australien, en effet, enjolive son boumerang en le creusant avec une pointe, et la coquetterie le pousse à faire de même sur sa chair, ce qui engendre souvent d’horribles cicatrices. L’Indien, beaucoup moins dégradé, emploie seulement des couleurs voyantes et orne son visage comme son bâton.
Le bâton à ricochet est agrémenté de deux couleurs ; le jaune pâle du fond n’est que la teinte naturelIe du bois employé ; le rouge recouvre la poignée et le milieu ; quant au noir, il sépare les deux autres teintes et représente presque invariablement les mêmes lignes.
Pour ceux que le sujet intéresse : Serge d’Ignazio , Boomerang Collection, éditions du Pécari - 2004