La Tombe maori au Musée du Trocadéro

J. Errington de la Croix, La Nature N°723 - 9 Avril 1887
Samedi 31 décembre 2011 — Dernier ajout vendredi 15 août 2014

Les visiteurs qui ont parcouru l’année dernière l’Exposition coloniale de Londres ont tous été frappés par la magnifique collection ethnographique exposée dans la section de la Nouvelle-Zélande par Sir Walter Buller, le savant bien connu. Plusieurs pièces fort intéressantes de cette collection [1] ont été généreusement offertes, par leur propriétaire, à notre Musée d’ethnographie et sont venues enrichir la galerie océanienne déjà organisée et installée avec une science et un goût si sûrs par l’éminent conservateur. M. le Dr E. Hamy. Parmi les principaux objets qui figurent sous le nom de Sir Walter Buller, nous pouvons mentionner des bâtons de commandement artistement ouvragés, de petites massues, une trompe de guerre très rare et très ancienne faite d’une conque marine ; des panneaux travaillés à jour et une série de haches de pierre représentant les différents types en usage chez les Maoris avant la découverte de la Nouvelle-Zélande. Mais la pièce la plus remarquable est sans contredit la belle tombe en bois sculpté qui a été placée dans le grand vestibule et qui peut être considérée à juste titre comme l’un des spécimens les plus complets et les plus curieux de l’art sauvage en Océanie.

A côté de sa valeur artistique, cette pièce en présente une autre, bien plus considérable, aux yeux de l’ethnographe, car elle est la première et la plus complète du genre qui soit parvenue en Europe ; il est même probable, pour des raisons que nous allons expliquer, que c’est le seul et unique échantillon de monument funéraire néo-zélandais qui sera jamais exposé dans un musée européen.

Les statistiques officielles du gouvernement de la colonie nous apprennent en effet que le peuple maori est en pleine voie de décroissance ; il disparait avec une rapidité vraiment effrayante, et, phénomène curieux, non seulement la race autochtone, mais encore la faune et la flore indigènes reculent et meurent devant l’envahissement des espèces européennes nouvellement introduites.

Les causes multiples de cette disparition à brève échéance sont suffisamment connues, et les Maoris eux-mêmes ne se font aucune illusion sur le sort qui les attend ; ils savent que leur race est marquée au sceau de la décadence et disent, dans un langage empreint de tristesse : « Depuis le jour où les Pakehas, (les étrangers) ont débarqué dans notre île, tout ce qui existait a commencé à mourir. Les oiseaux, les animaux disparaissent ; les plantes elles-mêmes sont tuées par les herbes étrangères ; les Maoris, eux aussi, disparaîtront à leur tour et bientôt il ne restera, pour les rappeler, que les noms de leurs rivières et de leurs montagnes. »

Les effets de cette implacable loi de la nature se sont fait ressentir aussi bien dans l’ordre moral que dans l’ordre physique ; les vieilles croyances maoris ont succombé également devant l’introduction de doctrines plus civilisées. La population indigène est aujourd’hui presque entièrement chrétienne et obéit aux prescriptions des nouveaux cultes. Leurs cérémonies religieuses sont devenues à peu près les mêmes que chez nous ; ils enterrent leurs morts ainsi que nous le faisons nous-mêmes, aussi le monument funéraire qui figure au Trocadéro peut-il être regardé comme l’un des derniers vestiges [2] d’une foi qui s’éteint et d’un rite passé dont nous allons essayer de donner quelques détails à nos lecteurs.

Les cérémonies des funérailles n’étaient pas les mêmes pour tous les individus ; elles étaient d’autant plus compliquées que le défunt avait occupé, durant sa vie, une situation plus haute.

Dès qu’un chef maori avait rendu le dernier soupir, des émissaires étaient aussitôt envoyés de tous côtés afin d’annoncer la fatale nouvelle et de convoquer les membres de la tribu. Vingt-quatre heures après la mort, la famille procédait à la toilette du corps qui, après avoir été lavé, était enveloppé dans une étoffe précieuse en fils de phormium et ornée de riches broderies. La figure, laissée à découvert, était peinte en ocre rouge, la couleur sacrée ; la tête était surmontée d’un bouquet de plumes noires et blanches provenant de la queue d’un oiseau rare, le Hina, Dans sa main droite on plaçait le mere pounamou, sorte de casse-tête en diorite, symbole du pouvoir, le sceptre de la tribu ; on pendait à son cou l’Heitiki de jade vert représentant l’image de l’ancêtre fondateur de la tribu ; on fixait à ses oreilles les tangiwais, précieux ornements en serpentine translucide.

Ainsi paré avec le luxe barbare de l’âge de pierre, le cadavre était placé sur une petite plate-forme disposée à l’entrée de la maison. De tous côtés arrivaient alors les membres de la tribu pour prendre part au tangi, sorte de vocero funèbre.

Ainsi que cela se passe dans la plupart des pays, et même en Europe, un repas accompagnait toujours la cérémonie des funérailles. Les amis et autres membres de la tribu apportaient des vivres et les festins funèbres prenaient des proportions telles que souvent la misère et la famine succédaient, pendant plusieurs mois, à ces manifestations de la douleur publique.

Entre temps, les parents et amis personnels du défunt se livraient au plus profond désespoir ; lès chants alternaient avec les lamentations, et afin de donner à leur affliction une intensité plus vraie, les femmes et les jeunes filles, armées de coquillages tranchants, se faisaient sur le corps des entailles profondes : les joues, la poitrine et les bras ruisselant de sang, elles hurlaient les louanges du chef et ce supplice volontaire était poussé d’autant plus loin que le mort avait été plus puissant et plus célèbre.

Ces démonstrations lugubres et les festins duraient en général une huitaine de jours, parfois même davantage. Dans l’intervalle, les artistes et sculpteurs de la tribu s’occupaient activement à construire le tombeau du chef, sorte de sarcophage temporaire que l’on élevait dans un endroit calme et paisible, sur la lisière d’un bois ou sur la berge d’un lac ou d’une rivière.

Le travail achevé, le corps était porté en grande pompe et déposé dans le monument au milieu des lamentations et des cris de désespoir ; on plaçait auprès du chef ses ornements, ses armes et les objets précieux hérités de ses ancêtres. Puis le peuple se retirait lentement, chacun s’en retournait dans son village et l’emplacement du tombeau devenait tabou, c’est-à-dire sacré. Tous ceux qui avaient touché le cadavre ou pris part à la construction du tombeau devenaient également tabous et il leur était interdit de communiquer avec leurs semblables. Ils ne pouvaient même toucher à un aliment quelconque ; assis silencieusement dans leur hutte, les bras croisés derrière le dos, ils recevaient leur nourriture des mains d’une jeune fille qui la leur tendait à distance afin d’éviter tout contact.

Cette période de tabou durait jusqu’à ce que les tohungas, ou prêtres, eussent accompli la cérémonie de purification connue sous le nom de whakanoanga.

Nous avons oublié de mentionner que le haut du sarcophage restait ouvert afin que le corps soumis aux intempéries des saisons et à l’action de l’air se décomposât plus rapidement. L’œuvre de la nature s’achevait en six ou sept ans ; alors commençait la seconde partie des funérailles appelée hahunqa, c’est-à-dire le nettoyage des os.

La tribu était convoquée de nouveau ; les festins recommençaient avec le même cérémonial, accompagnés de lamentations et de pleurs ; les femmes s’infligeaient les mêmes tortures ; le sang coulait, et, au milieu des gémissements, les orateurs se livraient aux discours les plus extravagants sur les vertus du chef défunt, apostrophant les jeunes gens et les excitant à imiter les hauts faits et les prouesses du héros qui les avait quittés pour toujours,

Le peuple se rendait ensuite à l’endroit où reposait le mort ; le sarcophage était ouvert et démantelé, les objets précieux étaient [retirés et le mere pounamou, l’emblème de l’autorité, était rendu à la tribu après avoir été purifié par les prêtres. Les ossements étaient grattés avec des coquillages et soigneusement nettoyés jusqu’à ce qu’il ne restât plus trace de chairs ou de ligaments ; puis, ils étaient enveloppés dans une étoffe neuve et transportés en grande cérémonie au lieu de repos définitif, soit dans le cimetière commun de la tribu, soit dans une caverne profonde cachée au fond des bois ou dans quelque cratère de volcan éteint.

Tous ceux qui avaient joué un rôle actif dans cette seconde cérémonie devenaient plus tabous encore qu’auparavant, et tous les objets qu’ils touchaient devenaient également tabous. Toute infraction à cette coutume était immédiatement punie de mort et la pénitence ne cessait que lorsque le sarcophage et les objets ayant servi au culte avaient été brûlés et réduits en cendres.

Ce dernier détail explique suffisamment pourquoi il est pour ainsi dire impossible de trouver, à la Nouvelle-Zélande, des spécimens de monuments funéraires ; mais les anciens usages ont disparu peu à peu, le vieux rite maori a succombé devant la religion nouvelle et le tabou lui-même a perdu de sa sévérité. C’est grâce à ce nouvel état de choses que Sir Walter Buller, l’éminent avocat des Maoris, a pu obtenir le monument qui figure aujourd’hui dans notre Musée. Profitant d’une grande influence acquise dans les tribus, de sa connaissance profonde de la langue indigène, il a pu réussir, malgré une opposition énergique, à force de patience, de diplomatie et même de sacrifices pécuniaires, à se procurer le tombeau dont il a généreusement doté le Trocadéro.

Sir W. Buller a du reste été témoin d’une cérémonie funèbre pareille à celle que nous venons de décrire, l’une des dernières probablement qui se soient reproduites à la Nouvelle-Zélande. La scène s’est passée au charmant petit village de Te-Tahehe, sur les bords du lac Rotoiti, localité bien connue dans la région des lacs chauds. C’est là le territoire de l’antique et puissante tribu Arawa dont les ancêtres ont été les premiers colons de la Nouvelle-Zélande, lors de la grande migration polynésienne. Chaque groupe, qui mit alors le pied sur la nouvelle ile, conserva le nom du canot qui l’avait amené d’Hawaïki, sa terre d’origine. Le canot Arawa atterrit à Makatu, dans la baie d’Abondance et les descendants des émigrés ont perpétué son nom.

Le grand chef de la tribu, le fameux Waata-Taranui, célèbre par ses vertus sauvages et sa valeur guerrière, mourut il y a quelques années. On lui fit de magnifiques funérailles ; pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, les artistes de la contrée travaillèrent à lui ériger un tombeau digne de lui.

La gravure ci-jointe (fig. 1) en est une reproduction fidèle ; le sarcophage est en forme de coffre, mesurant 5 mètres de long sur 2 mètres de haut et 1 mètre environ de largeur ; les faces sont formées de panneaux massifs taillées dans un bois imputrescible, le totara. Chaque panneau représente, sculpté en relief, un personnage mythologique (l’un des ancêtres de la tribu) qui tire la langue, ce qui, chez les Maoris, est le symbole du courage militaire ; les yeux sont figurés par des rondelles de nacre découpées dans une coquille marine. Les panneaux sont reliés entre eux par des liteaux en bois noir ornés de petites touffes blanches de plumes d’albatros. Une pièce horizontale, disposée en cymaise, maintient les panneaux verticaux. Le monument est surmonté du tekoteko, l’effigie du défunt peinte en blanc, avec les creux en noir afin de faire mieux ressortir les tatouages du corps ; la figure de la statuette porte le moko, sorte de tatouage héraldique, le blason du chef ; la tête est recouverte, en signe de deuil, d’un énorme bouquet de plumes noires. Sous les pieds du chef, ainsi qu’il convient, une seconde figurine en bois sculpté représente la femme du défunt dans une posture d’infériorité et de soumission. Enfin, tout le monument est recouvert d’une couche d’ocre rouge, la couleur tabou.

C’est dans ce sarcophage que fut déposé le corps de Waata Taranui dont nous donnons également le portrait (fig. 2). Il y resta sept ans, après lesquels eut lieu la seconde cérémonie dont nous avons parlé plus haut.

Les os furent retirés, soigneusement nettoyés et portés en grande pompe à leur sépulture définitive, au centre du cratère éteint du vieux volcan Tara-wera.

Mais son repos ne devait pas être de longue durée. Après un sommeil de plusieurs siècles, suivant la tradition maori, le volcan se réveilla de nouveau l’année dernière. L’ancien cratère s’ouvrit soudain ; une éruption terrible secoua et bouleversa la contrée entière, répandant la désolation et la ruine sur une région de 1300 kilomètres carrés ; de nombreux villages furent ensevelis, avec leurs habitants, sous une pluie de boue et de matières volcaniques et le lac Rotomahana fut englouti.

Dans cette effroyable convulsion de la nature, que sont devenues les cendres du héros Waata Taranui ?

C’est le tombeau que nous venons de décrire, c’est le sarcophage même du vieux chef qui figure aujourd’hui au Musée d’ethnographie du Trocadéro.

J. Errington de la Croix

[1C’est par l’entremise de l’auteur de cette note que ces objets ont été offerts à notre Musée d’ethnographie. M. J. E. de la Croix avait été chargé, par le ministère de l’instruction publique, d’une mission à l’Exposition coloniale de Londres. G. T.

[2Si nos renseignements sont exacts, il n’existe plus, à la Nouvelle-Zélande, qu’un seul tombeau du même genre : c’est à Matata, petit village de la baie d’Abondance.

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