Historique.
Tout le monde connaît le récit de Pline sur l’origine du verre : des marchands phéniciens étant descendus à terre, près de l’embouchure du fleuve Bélus, tirèrent de leur navire des blocs de natron pour supporter le vase qui devait servir à cuire leurs aliments ; l’action du feu ayant fondu ces blocs avec le sable sur lequel ils étaient posés, il en résulta un liquide transparent qui était du verre [1].
Nous n’avons pas à nous attarder longtemps sur cette histoire ; Pline lui-même ne la donne que comme un on-dit : fama est … Strabon, qui écrivait un siècle avant Pline, n’en fait aucune mention, bien qu’il signale les sables du fleuve Bélus comme propres à la fabrication du verre. Ainsi que le fait observer M. Dumas dans l’article si remarquable qu ’il consacre au verre dans son Traité de chimie, « quand on connaît la température nécessaire à la préparation du verre le plus fusible et qu’on a vu seulement l’intérieur d’un four de verrerie en activité, on conçoit combien ce récit est invraisemblable. »
Il me sera permis de faire une autre remarque : le texte de Pline peut donner lieu à des interprétations fort différentes, en raison du sens qu’il convient d’attribuer au mot nitrum.
Est-ce du nitre, c’est-à-dire du salpêtre, de l’azotate de potasse que vendaient ces marchands, ou bien est-ce du natron, c’est-à-dire de la soude, du carbonate de soude hydraté [2] ? Le lieu de la scène rend cette dernière hypothèse assez vraisemblable. Mais, d’un autre côté, on comprend mieux la fusion de blocs de nitre sous l’influence d’une température peu élevée (fusion donnant un liquide, le cristal minéral, qui n’est pas du verre, mais simplement du nitre fondu), que la vitrification du sable par la soude en plein air, dans les conditions indiquées par l’historien latin. Aucun traducteur, il est vrai, n’hésite à traduire nitrum par nitre. Mais les verriers et les chimistes admettront plus volontiers que ce mot signifie soude, d’autant mieux que celui de natrum, la soude, que connaissaient les anciens, ne se trouve dans aucun dictionnaire latin : L’auteur de la préface du Traité de l’art de la verrerie d’Antoine Neri, le baron d’Holbach, adopte une version amplifiée ; il suppose qu’à l’endroit où s’arrêtèrent ces marchands, « il se trouva une grande quantité de l’herbe communément appelée kali, dont les cendres donnent la soude et la rochette ; il s’en forma du verre, la violence du feu ayant uni le sel et les cendres de la plante avec du sable et des pierres propres à se vitrifier . » II n’est nullement question de cendres dans le récit de Pline.
Sans insister davantage sur cette légende, les explorations des archéologues ont établi par les témoignages les plus certains que l’art de fabriquer le verre était connut et pratiqué dès la plus haute antiquité. C’est ce qu’attestent les bouteilles et autres objets de verre trouvés dans les nécropoles de l’Égypte et aussi les célèbres sculptures des grottes de Beni-Hassan représentant des verriers thébains accroupis devant leurs fourneaux et soufflant dans des cannes (fig. 1). Deux mille ans avant l’ère chrétienne, l’industrie du verre était déjà tellement avancée, que plusieurs des spécimens trouvés dans les fouilles n’ont pu encore être reproduits. Telles sont diverses pièces de notre Musée égyptien (salle civile, vitrine L), notamment les amphores et les petites bouteilles à long col sur piédouche, garnies d’ornements en verre de couleur ajoutés pendant la fabrication, alors que la matière était encore molle.
Dès les temps les plus reculés, le verre était pour les Phéniciens l’objet d’un commerce important. Leurs établissements de Tyr et de Sidon, à l’embouchure du fleuve Bélus, aujourd’hui Narhr-Halon, échangeaient leurs verreries contre des métaux ou des minerais avec les peuples du bassin de la Méditerranée, des côtes de l’Océan et de la Grand-Bretagne ; on a même trouvé en Danemark des verroteries auxquelles on attribue une origine phénicienne.
De l’Égypte et de la Phénicie, l’art de faire le verre se propagea en Asie Mineure et en Assyrie : les fouilles du palais de Nemrod ont amené la découverte de plusieurs vases de verre qui sont actuellement au Musée britannique ; sur l’un d’eux est gravé, d’un côté, un lion, et, de l’autre, une inscription cunéiforme portant le nom de Sargon, roi d’Assyrie, qui vivait au huitième siècle avant Jésus-Christ.
C’est de l’Inde que les Égyptiens tiraient les minéraux qui leur servaient à colorer le verre. Les verreries de ce pays, très anciennes aussi, nous sont peu connues ; au dire de Pline, elles étaient les plus estimées et leur supériorité était due à la pureté du quartz dont se servaient les Indiens.
Les Éthiopiens, d’après Hérodote, étaient aussi fort habiles à faire le verre ; mais c’est aux Grecs que l’on doit les produits les plus parfaits. « Je renonce, dit M. de Laborde dans sa Notice sur les émaux du Louvre, à citer les pièces en verre de travail grec que les collections publiques et particulières offrent à l’étude. Il y a des médaillons d’une beauté, de petites sections de filigranes d’une finesse de dessin, des masques de théâtre d’un comique, des bas-reliefs d’une élégance qui surpassent tout ce que l’on doit attendre du goût le plus épuré, associé aux procédés les plus ingénieux. »
L’invention des millefiori, dont le Musée de Grégoire XVI au Vatican offre de remarquables spécimens, est généralement attribuée aux Étrusques ; mais les germes de cette fabrication se retrouvent dans divers produits d’origine grecque de la même époque. Ce n’est que dans les dernières années de la République que des verreries s’établirent à Rome. On sait qu’Auguste imposa à Alexandrie un tribut considérable en verre, tribut qui, loin de nuire aux fabricants, leur procura d’importantes commandes et assura la vogue de leurs produits.
Verrerie romaine.
Pline, dans son Histoire naturelle, donne de précieux détails sur la composition et les procédés de fabrication du verre chez les anciens. Nous les résumerons en peu de mots.
Les Romains se servaient de sable blanc, recueilli à l’embouchure du Vulturne ; ils le mélangeaient avec du natron ou du nitre ; quelquefois, ils ajoutaient à la composition des coquilles de mollusques et de la craie fossile avec un peu de manganèse ou même des rognures de cuivre. L’analyse permet de retrouver facilement ces matières, entre autres le cuivre qui donne aux verres antiques leur teinte bleuâtre.
La fonte s’opérait par le procédé de double fusion dans des fours contigus. On faisait d’abord une fritte appelée ammonitrum avec le sable et le natron. Celle-ci était portée dans un autre creuset où s’opérait l’affinage [3]. C’est dans cette seconde partie de l’opération qu’on introduisait les agents décolorants ou les oxydes, s’il s’agissait de verre coloré. Le combustible était du bois léger et sec. Les objets étaient façonnés par le soufflage et taillés au tour.
On voit que ces procédés diffèrent peu des procédés modernes ; il n’y a pas longtemps que la fritte n’est plus en usage ; aujourd’hui même, elle est encore pratiquée pour plusieurs sortes de verre.
Dans les temps anciens, les verreries étaient situées pour la plupart sur les bords de la mer, à l’embouchure des fleuves. La question du combustible, qui préoccupe les verriers modernes, avait alors moins d’importance que l’abondance et la qualité du sable ; ils tenaient compte en même temps des facilités que la proximité de la mer donnait à l’écoulement des produits fabriqués. D’après Strabon, les sables d’Égypte étaient fort estimés ; il en était de même de ceux de Cunes, à l’embouchure du Vulturne ; les sables du fleuve Bélus, le berceau présumé du premier verre, ont joui pendant bien des siècles d’une réputation universelle ; si bien qu’au moyen âge les Vénitiens avaient encore l’habitude d’en lester leurs navires pour approvisionner leurs verreries de Murano.
Les verres les plus appréciés chez les Romains étaient blancs et imitaient le cristal de roche [4] ; on les préférait pour les usages de la table aux vases d’or et d’argent. Mais les verres de couleur étaient également fabriqués par eux en grande quantité.
Parmi les verres antiques les plus célèbres qui ont résisté à l’action destructive du temps et des hommes, nous citerons le vase de Naples, conservé dans le Musée de Naples ; le vase de Portland, du British Museum, et le vase réticulé, qui existait avant la guerre de 1870 dans la bibliothèque de Strasbourg. Ces vases, qui sont probablement d’origine grecque, sont représentés dans les figures 2, 3 et 4.
Le vase de Naples (fig. 2) a été trouvé en 1839 dans un sépulcre de Pompéï ; connu sous le nom de vase de Naples, il est exposé dans le musée de cette ville. Sa hauteur est de 50 centimètres ; les figures en relief, en émail blanc, d’un dessin et d’un fini très remarquable, paraissent avoir été ciselées dans une couche de verre blanc qui recouvrait la masse vitreuse qui est transparente et d’un bleu foncé. Le pied de ce vase a été cassé. Quelques auteurs pensent que cette amphore a été faite pour être montée sur un socle en métal. On fait remonter sa fabrication au règne de Trajan.
Le vase (fig. 3), désigné successivement par les archéologues sous les noms de vase Barberini et de vase de Portland, a été pendant plus de deux siècles le principal ornement du palais des princes Barberini, à Rome ; il a été adjugé dans une vente à la duchesse de Portland pour le prix de 1800 guinées (46 800 fr.) Déposé au musée de Londres, il y a été brisé en mille morceaux par la canne d’un fou, mais il a été rétabli avec une incroyable habileté.
Ce vase unique, qui est présumé de l’époque des Antonins (l’an 158 environ avant Jésus-Christ), a été trouvé, vers le milieu du seizième siècle, aux environs de Rome, dans un sarcophage en marbre qu’on suppose être celui d’Alexandre Sévère.
Il est orné de figures blanches opaques, en relief, qui se détachent sur un fond bleu foncé. Avant que sa véritable nature fût établie, plusieurs auteurs l’ont décrit comme étant un camée antique en pierre dure, en onyx, en calcédoine ou en améthyste ; le dessous du pied de ce vase est également gravé.
C’est un verre à deux couches, admirablement gravé. Le sujet qui le décore a donné lieu à de nombreuses controverses. Un archéologue autorisé, Millingen, suppose qu’il représente le mariage de Thétis et de Pélée. Beaucoup de copies de ce vase en porcelaine de Wedgwood existent en Angleterre.
Le vase de Strasbourg (fig. 4) témoigne, par la difficulté de la fabrication, d’un art très-avancé. La coupe est entourée d’une sorte de réseau en verre rouge ; elle porte une inscription en verre vert qui, bien qu’incomplète, le haut du vase ayant été cassé par maladresse, permet de reconnaître le nom de MAXlMIANVS AVGVSTVS ; c’était probablement l’empereur romain Maximilien Hercule, mort à Marseille en 310. Ce vase a été trouvé, en 1825, dans un cercueil déterré par un jardinier auprès des glacis de Strasbourg. Il n’est nullement établi, d’ailleurs, ainsi que l’ont avancé plusieurs auteurs, que ce vase soit de fabrication gauloise.
Parmi les découvertes faites dans Ces derniers siècles dans diverses parties de l’Europe, on admire des coupes en verre admirablement taillées à jour. La plupart ont été trouvées dans des tombeaux. C’étaient les vasa diatreta des Romains. Chacun de ces vases portait, au gré de son possesseur, une inscription latine ou grecque, en lettres de verre, distantes d’un centimètre environ de la coupe à laquelle elles étaient fixées par de petites colonnes droites ou obliques : une ou deux bordures, merveilleusement taillées à jour et ne formant comme l’inscription qu’un tout avec le verre, complétaient l’ornementation de ces vases.
Ces verres, ainsi que les vases irisés, imitant l’opale qu’on appelait allassontes, étaient fort recherchés et d’un prix très élevé ; parfois ces derniers ont été donnés en présent par des empereurs romains à de hauts personnages ou à des membres de leur famille. On lit dans une lettre adressée par l’empereur Adrien, mort en 138, au consul Servien, son beau-frère : « Je t’envoie des vases irisés de diverses couleurs que m’a offerts le prêtre du temple ; ils sont spécialement destinés à toi et à ma sœur pour l’usage des repas, les jours de fête ; prends garde que notre Africanus ne les casse. »
Plusieurs vases diatreta, dont la fabrication date de quinze à dix-huit siècles, sont conservés entiers ou en fragments au Cabinet impérial de Vienne et au Musée de Pesth [5] ; les Romains attachaient à leur possession une importance particulière ; car il en est fait mention dans le code de Justinien. On lit, en effet, dans le Digeste :
« Si tu as donné à faire un vase diatretum et si il est cassé par maladresse, il sera tenu compte du dommage causé ; mais si il n’est pas cassé par maladresse, mais parce qu’il était déjà félé, l’excuse peut être admise [6]. »
Quant aux vases irisés, il est difficile de dire aujourd’hui quels étaient leur nature et leur mode de fabrication ; à moins qu’en raison de la composition défectueuse de leur verre, les anciens ne soient parvenus à développer à volonté et rapidement sur leurs produits cet aspect chatoyant et irisé que le temps a donné à un grand nombre de verres retrouvés dans leurs monuments funéraires.
On peut invoquer aussi, en faveur de l’habileté des verriers de l’antiquité, le témoignage de Pline. L’historien latin s’emporte contre le luxe scandaleux de l’édile Marcus Emilius Scaurus lequel, du temps du grand Pompée, fit construire un immense théâtre soutenu par trois rangs de colonnes ; le rang du milieu était en verre [7]. Entre les colonnes étaient placées 3000 statues en bronze. Le même auteur raconte que, sous le règne de Tibère, on imagina une mixture qui donnait un verre malléable et que toute la fabrique de l’artiste fut détruite pour empêcher l’avilissement du cuivre, de l’argent et de l’or [8]. « Ce bruit, ajoute-t-il, a été longtemps plus répandu que le fait est certain ; mais qu’importe ? Du temps de Néron, on a trouvé un procédé de vitrification qui fit vendre 6 000 sesterces (1 260 fr.) deux coupes assez petites qu’on nomme ptérotes (ailées). »
Tous ces témoignages mettent hors de toute contestation l’incomparable habileté des anciens verriers. « Mais, dit M. H. de Fontenay dans les notes qu’il m’a remises, ces spécimens, types des diverses formes que l’art antique a su revêtir et qui nous eu donnent une si haute idée, ne suffisent pourtant pas à éclaircir certains textes dans lesquels sont mentionnés et décrits des verres tout différents, plus estimés encore et dont il ne nous reste aucune trace. De ce nombre étaient les vases murrhins que fabriquaient les Parthes [9] et aussi les petites coupes « ptérotes » (ailées) qui se vendaient, sons Néron, 6000 sesterces la paire ; suivant M. A. Deville, ces verres étaient d’une grande ténuité et l’épithète d’ « ailés » ne leur était donnée qu’à cause de leur extrême légèreté. Nous ferons remarquer, d’une part, que le verre mince était désigné par les Romains sous le nom de nuage de verre, nimbus vitreus (Martial, ép. 112, liv. IV) ; d’autre part, que la fabrication des verres minces ne présente pas de grandes difficultés ; on rencontre dans les fouilles nombre de fragments ayant appartenu à des verres très-minces ; ceux-ci n’étaient pas rares à Rome, surtout ceux en moulé soufflé. Les petites coupes dont parle Pline avaient, certainement d’autres mérites qu’une légèreté qui ne suffit pas pour expliquer leur prix. Aussi l’opinion de M. A. Deville ne nous paraît pas très plausible et nous sommes plutôt porté à croire que ces verres étaient des objets artistiques, dans le genre des verres de Venise, garnis d’anses ou de supports en forme d’ailes. »
On fabrique, dit Pline, un verre rouge teint dans la masse « totum rubens vitrum » et opaque appelé verre hématin, « atque non translucens hœmatinon appellatum. »
Le musée du Louvre a acquis récemment un petit vase en verre hématin, trouvé dans les fouilles de Constantine, qui répond exactement à la description de Pline. On voit aussi au musée de Sèvres de petits cubes de mosaïque provenant du temple de Jupiter à Rome, qui sont aussi en verre hématin.
Enfin, M. Bullot a découvert au Mont-Beuvray de nombreux fragments de ce même verre, dont les Gaulois se servaient pour émailler leurs bronzes [10].
Ces trois échantillons, de provenances différentes, mais de même composition chimique, montrent que cette sorte de verre, que nous ne connaissons plus, était appliquée par les anciens à plusieurs usages.
La plupart des couleurs mises en œuvre par la verrerie moderne étaient connues des anciens ; ils connaissaient même le rose obtenu par l’or, coloration dont la découverte a été attribuée à tort à Kunckel. Nous avons dit que, pendant notre première révolution, Darcet sauva à grand peine de la destruction, des vitraux rouges qu’on voulait fondre pour en extraire l’or : mais douze cents ans auparavant, un fait analogue s’était déjà produit. Grégoire de Tours, qui vivait au VIe siècle, raconte qu’un voleur, s’étant introduit dans une basilique, en brisa les vitres, qu’il fit fondre, pensant y trouver de l’or ; comme celles de Darcet, elles ne contenaient que du cuivre. Mais on voit que la croyance populaire était bien ancienne, et elle n’était pas absolument sans fondement ; car, outre la tradition, nous avons des preuves apportées par des fouilles récentes qui ne laissent aucun doute sur la connaissance qu’avaient les anciens du mode de coloration des verres par l’or.
« L’art de la verrerie, ajoute M. H. de Fontenay, tombé en décadence sous les règnes de Gallien et de ses successeurs, se relève quelque peu sous celui de Tacite. L’antique beauté des formes avait fait place à des conceptions bizarres ou priapiques. Martial nous apprend qu’on recherchait à Rome des verres appelés « verres de savetier », fabriqués d’après l’image d’une espèce de bouffon de Bénévent que Néron affectionnait particulièrement. Commode, comme plus tard le czar Pierre le Grand, aimait à boire dans des coupes en forme de phallus. Ailleurs, nous lisons qu’Héliogabale offrit un jour à ses parasites affamés un festin composé de mets de verre, imitant à s’y méprendre les mets naturels. Nous nous bornons à ces exemples, qui témoignent tout à la fois de la décadence des mœurs et de l’habileté extraordinaire des ouvriers de l’empire romain. »
En terminant celle appréciation de la verrerie ancienne, il n’est pas superflu de faire observer que les anciens ne connaissaient le verre que sous la forme d’objets de luxe d’une grande valeur, figurant dans leurs fêtes, servant à décorer leurs palais et les temples des dieux ; ces objets étaient déposés, comme hommages pieux, dans la tombe des morts ; sans cette coutume, que les disciples du Christ ont à leur tour empruntée aux païens, aucun de ces verres antiques que nous admirons ne serait venu jusqu’à nous. Ainsi, pour les anciens, le verre, de même que les poteries, avait un mérite purement artistique. La verrerie usuelle, qui, par son bas prix et par la variété de ses formes, a pénétré dans tous nos ménages, leur était absolument inconnue, On ne peut indiquer d’une manière précise l’époque à laquelle le verre devint réellement commun ; au moyen âge, Venise ne produisait encore que des objets de luxe. Il semble probable que les verreries de la Gaule et celles de la Bohême ont beaucoup contribué par le bon marché de leur fabrication à vulgariser l’emploi du verre.
Verrerie chrétienne.-
Le christianisme naissant, ayant pour règle la simplicité, évita les raffinements décoratifs dans les ustensiles de verre. Le calice de l’autel, d’abord en bois, fut fabriqué en verre, sous le pape Zephirin (197-217). Néanmoins, l’usage des calices en verre fut interdit par le concile de Rheims en 803 : plusieurs de ces vases sacrés ont été conservés et sont décrits par Seroux d’Agincourt dans son Histoire de l’art par les monuments. On a rencontré dans les catacombes des premiers chrétiens un grand nombre de vases en verre, notamment des lacrymatoires ou des urnes funéraires ; ces objets portent souvent des inscriptions gravées ou moulées en relief.
Un genre de décoration, déjà en usage chez les païens, et qui fut continué pendant le moyen âge jusqu’au quatorzième siècle pour renaître en Bohême au dix-huitième, était fréquemment employé par les verriers chrétiens des premiers siècles. « Sur une feuille d’or appliquée au fond d’un verre à boire, on traçait légèrement, avec une pointe très fine, des lettres, ou bien on dessinait des figures …. on appliquait par-dessus une couverte de verre, de manière que, soudés au feu l’un contre l’autre, les verres laissaient voir les figures et les inscriptions (d’Agincourt). »
Ce même procédé a été souvent et est encore employé pour les petits cubes de verre doré, servant à faire les mosaïques.
D’Agincourt et Boldetti ont décrit des coupes ainsi faites, qui servaient probablement pour les agapes, dans le fond desquelles est représentée la figure du Christ, celle des principaux apôtres, la résurrection de Lazare, etc. ; on a découvert pareillement, dans l’église Sainte-Ursule, à Cologne, toute une série de vases à sujets bibliques dans le genre de ceux qu’on a trouvés dans les catacombes.
A la verrerie chrétienne, il convient de rattacher le singulier vase en forme de poisson trouvé dans un polyandre et déposé au musée d’Autun. La figure 6 représente ce vase d’après une photographie qne je dois à M. de Fontenay.
Le poisson, dont le nom grec est le monogramme du Christ, était, comme on sait, le symbole du chrétien des premiers âges. On suppose que ce vase servait soit à baptiser, soit à contenir les saintes huiles.
Verrerie de la période romano-gauloise.
Pline nous apprend que des verreries à l’imitation de celles de Rome existaient de son temps dans la Gaule et en Espagne. Les fouilles ont, en effet, mis à découvert, sur divers points, d’anciens verres de l’époque gallo-romaine. L’une des plus importantes, celle d’Arles, a fourni à M. Quicherat l’objet d’un travail fort intéressant. (Revue archéologique, juillet 1874.)
Les verroteries d’Arles recueillies en très grand nombre sur le même emplacement, à la pointe du Delta du Rhône, sont de beaucoup postérieures à la Conquête ; antérieurement, les Gaulois connaissaient le verre ; mais il ne paraît pas qu’ils s’en servaient pour les besoins usuels de la vie.
Parmi les verreries extraites des tumulus celtiques, les uns sont de provenance phénicienne, nootamment celles des menhirs de Carnac (Morbihan), les autres sont grecques ; d’autres sont gauloises ; les ornements quadrillés, composés de lignes droites ou brisées en chevrons, sont caractéristiques pour ces dernières. On en a trouvé en France dans d’autres localités et aussi en Autriche dans le riche polyandre celtique de Hallstadt.
Les Gaulois se servaient de boules de différentes couleurs qui désignaient les rangs et les classes : ces boules se retrouvent en assez grande quantité dans les dolmens, les menhirs et les oppidum ; avec quelques bracelets, elles constituent tout ce qui nous reste de la verroterie gauloise. La connaissance qu’avaient les Gaulois de la composition du verre, de la manière de le colorer et de lui donner de l’opacité, ressort clairement des objets en émail hématin appliqués sur bronze, ainsi que des fours, ustensiles, déchets de fabrication, etc., trouvés dans les fouilles de l’oppidum du mont Beuvray ; ces objets, ainsi que ceux qu’on rencontre journellement dans les sépultures, démontrent que, contrairement à l’opinion de Loyset, l’industrie verrière existait chez les Gaulois.
« Toutes les fois qu’on rencontre dans notre sol un cimetière de cette période, on est assuré d’y trouver, si petit qu’il soit, un nombre considérable de vases de verre, de formes variées et parfois d’un travail très soigné … Le territoire des Pictons, pays très boisé et très bien pourvu des matières premières qui servent à composer le verre, en a, par exemple, possédé plusieurs dont l’emplacement est encore désigné soit par des dénominations caractéristiques, soit par la présence de scories vitreuses, des restes de fourneaux ou des fragments de creusets ….. les lieux nommés jadis verreria vitreria, verreriœ, vitrinœ, appelés depuis la verrerie, les vieilles verreries, la voirie, verrières, voirières, verrines, etc., ont dû leurs dénominations à des manufactures de verres. dont plusieurs remontent au deuxième ou au troisième, siècle. » (M. Fillon.)
Les localités de l’ancien Poitou où l’on a trouvé le plus de verres antiques sont Poitiers et Ecuré , dans la Vienne, et Rezé, dans la Loire-Inférieure. La plus ample moisson provient du tombeau de la femme artiste de saint-Médard-des-Prés , qui date du milieu du troisième siècle. Il en contenait à lui seul près de quatre-vingt. M. Fillon a donné, dans le chapitre de Poitou et Vendée, la description détaillée de cinquante-six de ces vases et la gravure des principaux types. Le verre en est verdâtre, parfois bleuâtre et d’une médiocre transparence : il est de même nature que celui de nos bouteilles. Parmi ces verres, quelques-uns sont en émail ou en cristal à base de plomb ; néanmoins, comme l’analyse complète de ces verres n’a pas été faite, il n’est pas bien établi, ainsi que nous le dirons plus loin, que nos ancêtres connaissaient le cristal, bien que les émaux riches en plomb, servant à faire des imitations de pierres précieuses,des perles pour bracelets, des incrustations dans le bronze, etc., leur fussent connus. D’autres verres sont bleus ou jaunes ; quelques-uns sont translucides, ou présentent des dessins ou des torsades en émail rouge, vert ou bleu.
Les verres avec ornements en relief, provenant des fouilles de Rezé, rappellent, quant au procédé de fabrication, le fameux vase de Portland. Mais le monument le plus curieux qu’ait fourni le sol poitevin est, sans contredit, la coupe de verre jaune, ornée de combats de gladiateurs, trouvée dans une sépulture de gladiateur au Cormier (Vendée), dont le dessin est représenté fig. 7.
Cette coupe est en verre moulé ; des bavures qui se sont produites aux points de jonction du moule indiquent que celui-ci était de deux pièces. Au-dessus de chaque figure de gladiateur est son nom. Il y en a huit : COLVMBVS, GALAMVS, HOLES, etc., etc.
Des coupes analogues ont été découvertes aux environs de Chambéry, à Autun, à Trouville-en-Caux, à Hartlip, dans le comté de Kent (Angleterre). Il en existe aussi des spécimens au cabinet des antiques de Vienne, en Autriche, et à Wiesbaden. La ressemblance frappante de fabrication et de style qui apparaît dans toutes ces coupes indique qu’elles ont été faites sur un modèle convenu et qu’elles avaient une destination déterminée. Les sujets qu’elles représentent, assauts de gladiateurs, jeux du cirque, courses de chars, rappellent les hauts faits de combattants et d’automédons aimés du public, et que leur courage, leur force ou leur adresse avaient rendu célèbres. Tout démontre donc qu’elles étaient offertes, à titre de récompense, à ceux qui marchaient sur la trace de ceux-là. Elles doivent remonter au premier ou au deuxième siècle. Reste. à savoir en. quel pays elles ont été faites. (M. Fillon.)
Ces coupes étaient l’objet d’art qu’on donne aujourd’hui dans nos concours hippiques, agricoles et autres.
Verrerie juive.
Dans le Traité des eaux et fontaines, de Bernard Palissy, on lit ce qui suit : « Aucuns disent que les enfants d’Israël ayant mis le feu en quelques bois, le feu fut si grand qu’il échauffa le nitre avec le sable jusque à faire couler et distiller le long des montagnes et que dès lors on chercha l’invention de faire artificiellement ce qui avait esté fait par accident pour faire le verre. » C’est, comme on voit, une variante de la légende de Pline : mais il n’en est pas moins certain que les Israélites savaient fabriquer le verre bien avant l’ère chrétienne.
Eraclius, dans son traité : Quomodo pingitur in vitro, parle du verre de plomb, qu’il appelle le verre juif (plumbum vitrum, judœum scilicet). Au moyen âge, les Juifs se livraient, surtout en Italie, à une sorte d’industrie clandestine consistant à imiter les pierres précieuses naturelles. Certains auteurs ont conclu de là qu’il faut accorder aux Juifs l’invention des verres à base de plomb. Mais M. H. de Fontenay, en analysant le verre hématin, d’une origine différente et beaucoup plus ancienne, a constaté que ce verre renferme aussi beaucoup de plomb ; d’un autre côté, Pline insiste sur ce fait qu’il était très difficile de distinguer les pierres vraies d’avec les fausses que l’on fabriquait à Rome en grande quantité ; ces dernières, ajoute-t-il, étaient plus tendres : ces imitations ne pouvaient guère être faites qu’en ajoutant à la composition de grandes quantités de plomb.
Les verreries de la Palestine subsistèrent pendant une très longue période, et Martineau, dans ses voyages, en retrouve encore à Hébron. L’ancienne verrerie juive a beaucoup de rapports avec la verrerie vénitienne ; ce sont les Juifs qui ont apporté cette industrie à Venise ; c’est à eux qu’on doit la conservation de la plupart des procédés de la verrerie des anciens.
Verrerie chez les Grecs du Bas-Empire.
Lorsque Constantin transporta le siège de l’empire à Byzance, il appela les artistes les plus renommés en tous genres et notamment des verriers qui, de Rome, vinrent à Constantinople. Les verriers furent exemptés de tout impôt personnel par une loi du code Théodosien. Au dixième siècle, dans l’énumération des présents envoyés par l’empereur romain Lécapène à Hugues, roi d’Italie, figurent des vases de verre à côté de coupes en agate et en onyx. Des verreries existaient à Thessalonique, en Macédoine et aussi à Alexandrie et en Phénicie. Après la conquête arabe, elles continuèrent à prospérer, et, pendant tout le moyen âge, les établissements d’Orient, arabes ou byzantins, furent seuls en possession de la fabrication des verres de luxe et en particulier des vases dorés et émaillés.
Les produits des verreries grecques, comme ceux de la Syrie et de l’Égypte, étaient désignés au moyen âge sous le nom générique de verreries de Damas.
Verreries du moyen âge et de la Renaissance.
Bien que la fabrication du verre ait perdu beaucoup de son activité à partir de la seconde moitié du quatrième siècle, un certain nombre de vases d’une fabrication assez distinguée ont été recueillis dans diverses localités, notamment dans les cimetières mérovingiens.
Les musées de Saint-Germain, de Rouen, de Nîmes, renferment beaucoup de verres, la plupart, à la vérité, d’une teinte verdâtre et d’une fabrication assez vulgaire, dont la fabrication toute locale remonte à l’époque mérovingienne.
Il en fut ainsi en France pendant toute la durée du moyen âge. Les vases décorés venaient de l’Orient et provenaient des fabriques juives, arabes ou byzantines.
Parmi les objets remarquables par leur fabrication, mais dont l’origine est incertaine, on peut citer une coupe en verre transparent, vert foncé, avec filets et bordures jaunes, décrite par M. Fillon ; le mot inscrit en relief sur la panse, est formé de baguettes et d’émail blanc (fig. 8). Elle a été trouvée, en 1862, dans le cercueil d’une femme, à Grues (Vendée), avec plusieurs autres objets en verre. Sa fabrication remonte, selon toute probabilité, à la seconde moitié du sixième siècle.
Au temps de saint Louis, on se servait de vases de verre pour les usages de la table. « Le comte d’Eu dressait sa Bible du long de nostre table et nous brisait nos pos et nos vouerres. » (Joinville.)
Au douzième siècle, lès verreries de Vendôme (Loir-et-Cher) avaient déjà un certain renom ; celles de Flandre et de Montpellier sont mentionnées dans les chroniqueurs, les comptes royaux et les inventaires. Vers la même époque, Humbert 1er imposait aux verriers du Dauphiné certaines redevances annuelles moyennant lesquelles il leur accordait pleine protection.
Beaucoup de verreries, dont plusieurs sont encore en activité, furent fondées pendant le quatorzième et le quinzième siècles. Chaque province mériterait une histoire particulière, ainsi que cela a été fait pour le Poitou par M. Fillon, et par M. l’abbé Cochet pour la Normandie.
A mesure que nous nous rapprochons des temps modernes, les documents écrits se multiplient et leur nombre dépasse de beaucoup celui des verres qui sont venus jusqu’à nous ; en ce qui concerne le Poitou, M. Fillon cite une foule de chartes et de lettres antérieures an quinzième siècle, qui établissent l’importance des verreries dans cette province. Sous le règne de Henri II, les verreries se multiplièrent et les manufactures du Poitou eurent à soutenir la concurrence de celles du Limousin, de l’Angoumois et de la Saintonge. Au nombre des verres de cette époque, M. Fillon mentionne un drageoir dont le pied et le bord du plateau sont bleus, tandis que le reste est blanc avec des ornements qui sont exécutés en or ; l’écusson royal de France, peint au milieu du plateau, a été calqué sur celui d’un écu d’or du temps de Charles VIII. Il donne aussi le dessin d’un joli verre à côtes, avec lettres en émail blanc en relief. Ce verre paraît dater de la première moitié du règne de François 1er. L’industrie du verre existait en même temps en Normandie ; elle y avait pris un assez grand développement.
Quant aux appareils et aux procédés pour travailler le verre, ils ont peu varié dans leur ensemble, tout en recevant du temps et de l’expérience des perfectionnements considérables. La figure 9 est un fac-similé réduit de l’intérieur d’une verrerie ; il est tiré de l’ouvrage d’Agricola De re metallicâ imprimé à Bâle, en 1556. Ce curieux dessin a été copié plus tard, sans indication d’origine, par Neri et par Haudicquer de Blancourt.
Verreries de Venise.
Pendant les onzième et douzième siècles, Venise s’enrichit beaucoup par son commerce avec l’Orient, et ses relations continuelles eurent de grands résultats en ce qui concerne la verrerie. Au dire des historiens de Venise et en particulier de Carlo Marin, les verreries étaient presque contemporaines de la fondation de la ville. La République, ayant participé à la prise de Constantinople par les Latins (1204), chercha, avec l’esprit commercial qui l’animait, à tirer tout le parti possible de sa victoire en faveur de ses industries naissantes. Des verreries de l’empire d’Orient furent visitées par les agents de la République et des ouvriers grecs furent attirés à Venise, Sur la fin du treizième siècle, les manufactures de verre se multiplièrent tellement dans la ville et les incendies devinrent si fréquents, qu’un décret du Grand-Conseil obligea tous les propriétaires à éteindre leurs fours et à transporter leurs usines hors des murs. C’est alors que fut choisie l’île de Murano. En peu d’années, elle se couvrit d’un nombre considérable de verreries de tous genres, principalement de fabriques de verroteries et de bijouterie de verre. C’est à l’instigation du célèbre voyageur Marco Polo que les Vénitiens se livrèrent bientôt à la fabrication presque exclusive de ces produits. Marco Polo, de retour à Venise dans les dernières années du treizième siècle, enseigna à ses concitoyens les routes à suivre pour répandre les produits de leur industrie dans l’Asie centrale, dans l’Inde et jusqu’en Chine. Cette fabrication des perles de conterie nuisait alors beaucoup à celle des verres de luxe, et, à cette époque (1400), c’était encore de l’Orient qu’on tirait tous les verres colorés, dorés ou enrichis d’émail.
La prise de Constantinople (1453), par les Turcs, amena l’émigration d’un grand nombre d’artistes grecs, qui vinrent s’établir à Venise ; dès lors, la fabrication des verres prit une nouvelle direction, et la beauté, comme la variété des produits vénitiens, excita bientôt l’admiration universelle.
Vers le milieu du seizième siècle, l’invention des filigranes en verre blanc opaque, contournés en mille dessins variés, vint encore ajouter à la faveur dont jouissaient les verres de Venise, et le gouvernement, jaloux de ces succès, prit les mesures les plus sévères pour empêcher que, par l’émigration des ouvriers, les procédés qu’ils employaient fussent connus au dehors. On sait que ces mesures étaient utopiques. On peut citer, à propos des glaces, le texte d’un décret de l’Inquisition d’État, copié par M. Daru dans son Histoire de la République de Venise. L’auteur ajoute que, dans un document déposé aux archives étrangères, on trouve deux exemples de l’application de ce décret à des ouvriers que l’empereur Léopold avait attirés en Allemagne.
Si la République était sévère pour ceux qui trahissaient les secrets de son industrie, elle comblait de faveurs les ouvriers qui obéissaient à ses prescriptions. Ainsi, les verriers n’étaient pas classés parmi les artisans. Les nobles patriciens pouvaient épouser les filles des verriers de Murano sans déroger en aucune façon et les enfants qui naissaient de ces unions conservaient tous leurs quartiers de noblesse. Lorsque Henri III vint à Venise en 1573, émerveillé de l’habileté des ouvriers et ébloui par la beauté des produits qu’ils fabriquaient, il accorda la noblesse aux principaux maîtres verriers de Murano. En 1602, le Sénat confirmait un arrêté de la commune de Murano qui avait institué un livre d’or, à l’instar du Libro d’oro nobiliaire, à l’effet d’y inscrire les familles originaires de Murano.
« Protégés par des lois sévères, investis de grands privilèges, les verriers de Murano s’élevèrent au rang d’artistes distingués. Leurs vases émaillés du quinzième siècle, leurs coupes et leurs aiguières à ornementations filigraniques du seizième, ne le cédèrent en rien pour la forme et la décoration aux plus beaux. produits de l’antiquité, et l’Europe entière devint pendant deux cents ans leur tributaire. Mais la mode s’étant portée au commencement du dix-huitième siècle vers la verrerie de Bohême, on ne rechercha plus que le verre taillé et à facettes, au grand détriment de l’élégance et de la légèreté des formes. La chute de la République, l’abolition des privilèges octroyés aux verriers de Venise, donnèrent le dernier coup à cette industrie, et les fabriques de Murano ne s’occupèrent plus qu’à fabriquer des ustensiles domestiques en verre commun [11] . »
Verrerie de Bohême.
En Autriche, le verre formait déjà, sous les empereurs saxons, une branche importante de commerce. Le livre des princes d’Enenchel mentionne les verriers figurant à la fête de Noël que les bourgeois de Vienne donnèrent en 1221 au prince Léopold. Dans la première moitié du quinzième siècle, il existait en Allemagne des verreries où l’on s’efforçait d’imiter les produits de Venise, qui avaient alors une grande vogue. En 1428, un verrier de Murano, Onossorus de Blondio, avait établi une verrerie à Vienne. Un antre. en 1486, Nicolas dit le Welche, demandait l’autorisation de fonder un établissement pour faire des verres à la façon de Venise ; le conseil d’État accueillait sa demande et lui accordait même une exemption d’immpôts pendant dix ans ; sa verrerie, construite à Vienne dans les environs du Prater, était encore en activité en 1563. Une autre verrerie « à la mode italienne » fut installée à Veidlingan près Vienne, sous le règne de l’empereur Ferdinand 1er. On faisait alors de grands efforts pour transplanter en Autriche l’industrie des Vénitiens : à cette époque, la vogue des produits italiens était immense en Allemagne et on cherchait, sans grand succès, à les imiter.
Au seizième siècle, les verriers allemands commencèrent à suivre une autre voie, et leurs produits, d’un genre nouveau et original, vinrent contrebalancer l’influence vénitienne qui régnait seule depuis deux siècles, C’est vers l’an 1553 qu’on commença à fabriquer les Willkomm (appelés improprement Wiederkomm) en verre blanc ou vert (fig. 11), peints avec des couleurs d’émail, ainsi que les menus objets en ronde bosse, figures du Christ, formes d’animaux, etc., qui datent des seizième et dix-septième siècles et qu’on rencontre en grand nombre dans les musées de Vienne, de Munich et de Berlin. La fabrication des Willkomm a cessé vers le premier quart du dix-huitième siècle ; on a essayé de la ressusciter en Bohême dans ces derniers temps ; mais ces imitations des anciens verres émaillés sont fort grossières.
La première verrerie de la Bohême parait avoir été établie près de Saint-Georgenthal par Peter Berka ; une autre fut fondée à Daubitz en 1442 ; celles de Falkenau, près Steinschonau et de Krubitz, datent de 1504.
L’industrie du verre se répandit sur tout le territoire de la Bohème ; de nombreuses usines s’établirent an milieu des forêts qui leur fournissaient le combustible, le quartz et la chaux ; beaucoup ont conservé encore aujourd’hui leur organisation toute primitive.
Dans la première moitié du siècle dernier, cette industrie prit un développement considérable, par suite de la patente que l’impératrice Marie-Thérèse donna aux fabricants de verre émigrant en Autriche. Les vastes forêts du Bohmerwald et du Riesengebirg, avec leurs gisements inépuisables de quartz pur, devinrent les sièges principaux des verreries nouvellement fondées.
L’industrie de la Bohême s’affranchit peu à peu des formes vénitiennes : les formes et les profils de ses vases sont plus lourds ; mais les colorations sont beaucoup plus variées ; la gravure à la roue, d’origine allemande, a été portée à un haut degré de perfection. La prohibition absolue, qui a frappé jusqu’en 1860 les verres de Bohème, a beaucoup contribué à leur donner une réputation qu’ils ont perdue dès qu’ils ont pénétré librement sur notre marché ; ils ont eu longtemps pour nous la saveur du fruit défendu. Néanmoins il est juste de reconnaître que, sauf pour les anciens Willkomm, et contrairement à ce qui est arrivé aux verreries de Venise, la fabrication allemande a constamment progressé sous le rapport de la pureté du verre et du mérite de la gravure ….
Ce n’est que lentement, et sous l’influence des perfectionnements apportés par la chimie à la purification de la potasse, au choix du sable et surtout du minium, que les cristaux anglais et français sont arrivés à devenir supérieurs aux plus beaux verres de Bohême. dont la teinte est toujours un peu jaunâtre et qui n’ont pas, d’ailleurs, à beaucoup près, à cause de leur faible densité, l’éclat du cristal.
La rareté du combustible végétal qui avait provoqué la fabrication du verre à base de plomb en Angleterre n’existant pas chez nous, ce ne fut qu’en 1784 qu’un four à cristal à pots couverts, d’après la méthode anglaise, fut établi à Saint-Cloud, près Paris, par M. Lambert ; quelques années plus tard, cette usine était transportée à Montcenis. puis au Creusot, sous le nom de verrerie de la reine : elle a cessé de travailler en 1827.
Vers la même époque, le cristal fondu au bois et à pots découverts était fabriqué dans la verrerie de Saint-Louis, dans le département de la Moselle que la guerre de 1870 nous a ravi. En 1787, le directeur de cette usine, M. de Beaufort, présentait à l’Académie des sciences différentes pièces à l’imitation du flint-glass des Anglais ; un rapport de Macquer et de Fougeroux de Bondaroy, conservé dans les archives de cet établissement, constate la bonne qualité de ces produits. « On ne peut, disent en terminant les savants académiciens, qu’encourager M. de Beaufort a suivre et à augmenter un objet de fabrication qui, probablement, procurera de l’avantage à notre commerce et pourra même devenir utile aux sciences. » Cette conclusion était, comme on voit, bien modeste et nullement compromettante pour l’Académie. Un verre à boire en cristal anglais valait alors trois livres ; la cristallerie le vendait vingt-cinq sous : il coûte aujourd’hui, en cristal beaucoup plus beau, trente-cinq à quarante centimes.
Une autre cristallerie avait été fondée à Vonèche, près de Givet, par M. d’Artigues, en 1800. Cet établissement s’étant trouvé, par le traité de 1815, en dehors du territoire français, M. d’Artigues acheta à Baccarat la verrerie de Saint-Anne, où l’on n’avait fait jusqu’alors que du verre à vitre et de la gobeleterie ordinaire, et transforma cet établissement en une cristallerie, qui passa en 1823 entre les mains d’une puissante société ; sous la direction successive de MM. Godard, de M.Toussaint, de M. Eug. de Fontenay, de M. Michaut, la cristallerie de Baccarat est devenue une usine modèle, non moins remarquable par l’importance de sa production, la perfection et l’extrême variété de ses produits, que par ce bien-être qu’elle assure à ses nombreux ouvriers.
D’autres cristalleries, moins importantes que celles de Baccarat et de Saint-Louis, ont été fondées en France depuis un demi-siècle ; parmi elles, nous devons mentionner celle de M. Monot, à Pantin, et celles de MM Maës, à Clichy, qui, longtemps dirigée par M. Maës père et par M. Clémandot, a pris dans le commerce de la verrerie de luxe une place des plus distinguées.
E. PELIGOT.