L’origine de la légende qui fait supposer que les Romains ont pu connaître l’aluminium est un passage du Satyricon de Pétrone [1] chap. LI, dont voici la traduction.
« Un ouvrier toutefois réussit à faire une coupe de verre qui ne se brisait pas. Admis en présence de l’empereur, il la lui offrit, puis, se la faisant remettre, la jeta sur le dallage. L’empereur ne put s’empêcher de frémir ; lui, la ramassa bosselée comme du bronze, prit un petit marteau dans sa poche, et, sans s’émouvoir, répara le dégât parfaitement. Après quoi il se croyait déjà sur le trône de Jupiter, surtout quand il s’entendit demander : « Y a-t-il un homme qui connaisse ton procédé ! Réfléchis. »— « Personne ! » L’empereur alors lui fit couper la tête, car, la chose une fois connue, l’or et le sable auraient pour nous le même prix. »
Le récit de Pétrone a été écrit vers 60 après Jésus-Christ. Pline l’Ancien [2] (Hist. naturalis, I , XXXVI, c.26) le rapporte brièvement, peut-être d’après Pétrone, sans avoir l’air d’y ajouter foi. Son texte est de l’an 75 après Jésus-Christ environ !
« On assure que sous Tibère on découvrit une combinaison de verre telle que cette substance aurait été flexible. On détruisit aussitôt la verrerie de l’inventeur pour ne point laisser tomber le bronze, l’or et l’argent en discrédit. Ce fait, longtemps répété, aurait besoin de vérification. »
D’après Dion Cassius [3] - (Histoire romaine écrite vers 220 ap. J.-C., — R R lib., LVII, c., 21), l’anecdote serait postérieure a l’an 22 après Jésus-Christ. Il s’agit d’un architecte qui avait redressé un portique qui penchait et menaçait ruine vers l’an 22 après Jésus-Christ. Tibère le récompensa, dissimulant sa jalousie, « mais plus tard, lorsque étant venu le trouver et lui présenter une requête cet architecte eut laissé tomber à dessein une coupe de verre qui se déforma ou se brisa, et la lui eut, en la pétrissant dans ses mains sur-le-champ présentée intacte dans l’espoir d’obtenir ainsi son pardon, il le fit mourir. »
Isidore de Séville [4], qui vivait au VIIe siècle après Jésus-Christ, et qui est surtout connu par ses Étymologies, rapporte, en le délayant et le modifiant quelque peu, le récit de Pétrone. Dans son livre des Étymologies, 16e livre, ch. 16, au 6e et dernier paragraphe de ce chapitre, on trouve en effet ceci :
« On dit que sous le règne de Tibère un ouvrier avait inventé une combinai son vitreuse (vitri temperamentum) flexible et ductile. Introduit auprès de l’empereur l’ouvrier lui présenta une coupe de cette matière : Tibère indigné la jeta sur le dallage. L’ouvrier la ramassa toute bosselée comme l’eût été un vase de bronze, puis ayant tiré un marteau de sa poche, il fit disparaître les bosselures. L’empereur lui dit alors : « Y a-t-il un autre ouvrier qui connaisse la recette de ce verre ? » L’autre ayant juré par serment qu’il n’y en avait aucun, l’empereur lui fit couper la tête, de peur que le secret n’en fût connu, ce qui aurait mis l’or au prix de la boue et déprécié complètement les autres métaux. En fait, si les vases de verre étaient incassables, ils seraient plus précieux que l’or et l’argent. »
En résumé, l’anecdote pouvant donner lieu à la supposition que les Romains ont pu connaître l’aluminium daterait environ de vingt-cinq ans après Jésus-Christ (d’après Dion Cassius) à Rorne. Nous la connaissons :
- 1° Par Pétrone, Sat. LI (vers 60 ap. J.-C.), anecdote pittoresque ;
- 2° Par Pline l’Ancien, H, N., XXXVI, 26 (vers 75 ap. J.-C.), simple mention ;
- 3° Par Dion Cassius, Hist. Rom., 57, 21 (ver. 2.0 ap. J.-C.), simple mention ;
- 4° Par saint Isidore de Séville, Étym., XVI, 15,6 (vers 600 ap .. J. C.), anecdote analogue à celle de Pétrone.
A l’exception du dernier de ces récits, il est nettement question d’un verre « incassable », ductile et malléable, et en fait l’anecdote de Pétrone, a été citée à propos de la fabrication du verre trempé.
Si l’on se reporte au passage de Pétrone, on remarque que l’auteur a placé le récit dans la bouche de Trimalcion, à la suite d’un autre récit manifestement absurde relatif à l’origine de l’airain de Corinthe. En fait, Pétrone voulait rendre Trimalcion ridicule et ses commentateurs (traduction Panckoucke) font remarquer que la légende du verre ductile et malléable était un conte de l’antiquité qui ne rencontrait plus aucune créance au commencement de l’ère chrétienne.
A la suite de la découverte de l’aluminium par Wöhler, et surtout lorsque H. Sainte-Claire Deville eut découvert le premier procédé de préparation industrielle de ce rnétal, la légende qui nous occupe fut de nouveau citée par ce chimiste dans une des « Soirées de la Sorbonne » de 1864, consacrée à l’exposé de l’histoire et des propriétés de l’aluminium.
« Permettez-moi, disait H. Sainte-Glaire Deville à son auditoire, de mentionner aussi un prédécesseur vraiment malheureux qui ne doit pas être oublié dans l’histoire de l’aluminium.
« Je dois sa biographie au général de Béville qui l’a recherchée dans plusieurs auteurs latins, etc. »
Et il continuait par le récit de Pétrone.
On trouve d’ailleurs toute la conférence dans le Moniteur scientifique Quesneville de l’époque qui, il l’énoncé des textes, ajoute l’explication de cette extension à l’aluminium d’une anecdote qui s’appliquerait mieux au verre trempé.
Sainte-Claire Deville avait reçu de l’empereur Napoléon III une forte subvention pour fonder la première usine industrielle d’aluminium : il trouvait ainsi une occasion de rappeler la bienveillance dont il avait été l’objet, et de témoigner sa gratitude, en établissant une comparaison entre la manière dont les savants étaient traités sous les Césars romains et sous Napoléon III.
Et maintenant nous pouvons nous demander, en supposant sérieuse l’anecdote rapportée par Pétrone, comment l’ouvrier de Tibère aurait pu se procurer l’aluminium avec les seuls moyens dont la chimie disposait alors.
C’est un métal fort singulier que l’aluminium : à l’époque de Sainte-Claire Deville, par exemple, il était admis que l’aluminium est un métal inaltérable, ne décomposant pas l’eau, et que son oxyde, l’alumine, était irréductible par tous les réducteurs connus.
Or M. Gustave Le Bon [5] montrait le premier, il y a quelques années, que l’aluminium, en présence de proportions infinitésimales de mercure, s’oxyde avec la plus grande facilité. J’ai montré [6] moi-même l’année dernière que l’aluminium porphyrisé du commerce, mêlé avec de l’eau sans précautions spéciales, puis recouvert d’une faible quantité de magnésium en poudre qu’on allume, donne une flamme extrêmement brillante, accompagnant une réaction des plus vives.
Quant à la réduction de l’alumine, on admet couramment qu’elle ne peut être effectuée par le charbon seul. Cependant quelques années après la découverte de Sainte-Claire Deville une note de Chapelle, d’ailleurs plus complètement oubliée aujourd’hui que les textes latins sus-mentionnés, a été insérée aux Comptes rendus de l’Académie des sciences, établissant qu’en chauffant un mélange de chlorure de sodium, d’argile et de charbon, on obtient de nombreux globules métalliques qui seraient de l’aluminium [7]
Étant donnée l’origine de cette note, il y a lieu de la prendre au sérieux.
L’argile contenant du sesquioxyde de fer, ce dernier peut être réduit par le charbon et donner du fer : or le fer peut jouer vis-à-vis de l’alumine, surtout dissoute à la faveur d’un fondant, le rôle que peut jouer l’aluminium lorsqu’on le met en présence de l’alumine ; j’ai en effet constaté que l’aluminium peut réduire l’alumine elle-même en produisant un grand dégagement de chaleur.
Au cours de travaux qui m’ont conduit à obtenir des verres bleus à base de chrome, j’ai eu occasion de faire une expérience intéressante : dans un mémoire publié en entier dans les Berichte der Deutschen Chemischen Gesellschaft (l898) et dans The Chemical News (vol. 78, n° 2021, Friday, August 19, 1898) j’ai publié l’expérience suivante :
« En chauffant dans un creuset brasqué un mélange de borax et d’alumine avec une petite quantité de bichromate de potasse et une quantité de silice égale aux deux cinquièmes de l’alumine employée, il se formait une pellicule métallique, consistant pour la plus grande partie en aluminium. »
On sait combien l’acide borique est abondant en Italie, puisque pendant longtemps la plus grande partie du borax livré par l’industrie provenait des lagoni de la Toscane. Il n’est donc pas impossible qu’on ait pu mettre en présence les corps acide borique, potasse, argile qui, sous l’influence réductrice du charbon, peut-être à la faveur de petites quantités de corps étrangers, peuvent fournir de l’aluminium.
Je n’ai d’ailleurs, pas plus que l’ouvrier de Tibère, ni que ceux qui ont écrit son histoire, la prétention d’avoir obtenu de l’aluminium pur par ce procédé, mais ce résultat d’expérience me paraît intéressant à rapprocher de la question signalée actuellement par la Revue Scientifique.
En tous cas la question méritait d’être posée, et la légende ici vaut certainement mieux que des vérités bien établies, puisqu’elle conduit à raire des expériences curieuses. Pour ma part je lui dois la découverte des propriétés de l’aluminium mouillé, et de la réduction de l’alumine par l’aluminium.
A. Duboin