Il ne se passe guère de jour, dans une grande ville américaine, où l’on ne voie une maison entière montée sur des rouleaux, se promener d’un endroit à un autre, souvent très éloigné.
Nous avons déjà signalé un cas particulier de cette curieuse pratique [1] ; nous y reviendrons aujourd’hui à propos d’une opération considérable du même genre qui vient d’avoir lieu à Chicago et qui montre dans tous ses détails les méthodes ordinaires employées par les house-movers du Nouveau Monde.
Un corps de bâtiment occupant quatre numéros dans une des rues du quartier ouest de Chicago, se trouvait sur le passage du chemin de fer métropolitain élevé, en voie d’exécution dans cette ville.
C’est une construction solide en granit et en briques, comprenant trois étages et un sous-sol élevé, Ses dimensions sont de 28m,65 (94 pieds) en longueur, 25m,60 (84pieds) en profondeur,et environ 15 mètres (50 pieds) en hauteur au-dessus du sol ; son poids est de 8100 tonnes en chiffre rond ; elle contient 14 appartements de 8 chambres chacun, soit un total de 108 chambres. Elle avait coûté 240 000 francs à construire et la Société du Chemin de fer métropolitain avait dû l’acheter à son propriétaire la somme de 315 000 francs. Au lieu de la détruire, on résolut de la transporter tout entière sur un emplacement où elle ne serait plus gênante ; le coût de cette opération est estimé à 100 000 francs,
Voici comment s’y prirent les ingénieurs chargés de celle œuvre, une des plus importantes - sinon la plus importante - qui aient encore été faites dans l’espèce.
Le bâtiment en question, connu sous le nom de Normandy apartment building, était isolé dans un terrain situé dans Laflin Street, presque à l’angle de Van Buren Street. La Société acheta le terrain situé en bordure sur Van Buren, dans le même « bloc » de terrain, Pour amener la maison sur son nouvel emplacement, il fallait lui faire faire un chemin de 61 mètres de l’est à l’ouest, la faire tourner à angle droit et la transporter ensuite de 45 mètres vers le nord.
On commença par percer des trous dans les murs au ras du sol, afin d’y placer des poutres en bois de 50 centimètres de côté qui dépassaient à l’extérieur d’environ 1m,50, On plaça ensuite des poutres transversales de 36 centimètres de côté, au-dessous des premières, et passant également à travers les murs de la maison, On obtint de la sorte une plate-forme ou raquette sur laquelle la maison devait reposer pendant le transport. Sous cette plate-forme on disposa des vérins, puis on coupa les murs à la hauteur des premiers trous effectués. La maison, désormais, ne reposait plus que sur sa plate-forme, Elle y est seulement fixée par son poids. Aucun étai ne la soutient.
Il fallut ensuite la soulever de 3 pieds 6 pouces (1 m,07) afin de pouvoir établir le lit inférieur de charpente sur lequel devaient reposer les rouleaux de glissement. Sept cents vérins furent nécessaires. Une fois cela fait, on remplaça peu à peu les vérins par des rouleaux convenablement placés sur des poutres, puis le travail de glissement commença.
La force motrice se compose de douze vérins de 8 pieds (2m,45) de longueur placés presque horizontalement ; ils appuient à une extrémité sur la maison et, à l’autre extrémité, sur des pieux solidement fichés en terre et maintenus par des chaînes attachés aux poutres de la plate-forme inférieure sur laquelle roule la maison. Lorsque celle-ci a fait un chemin de 7 pieds (2m,10) les vérins sont à bout de course ; ils sont de nouveau avancés et un nouvel espace de 7 pieds est parcouru. On avance ainsi de 20 pieds (6m, 10) par jour en moyenne. En prenant un point de repère, on peut facilement voir la masse de briques et de granit s’avancer lentement. Chaque vérin est actionné par un homme.
Deux choses sont essentielles au succès de l’entreprise, pour éviter la torsion et la destruction complète de la structure : c’est que la plate-forme de glissement soit parfaitement horizontale, afin que le poids de la masse entière se répartisse également sur tous les rouleaux, et que tous les hommes agissent avec un ensemble parfait, et suivant la lettre des instructions reçues. Un ingénieur commande les travaux et en surveille l’exécution. Le tout s’ effectue sans bruit et sans hâte ; vingt-quatre ouvriers en tout suffisent à la besogne, douze sont employés à tourner les vis des vérins, ce qui ne leur demande qu’un effort très minime ; les autres sont chargés de construire le lit de glissement inférieur. Celui-ci est fait en poutres de 20 centimètres de côté ; plus de 500 000 pieds carrés de charpentes ont été employés. Les poutres sont simplement posées les unes sur les autres, les poutres de chaque rangée étant rectangulaires avec celles de la rangée précédente. Pour obtenir une horizontalité parfaite, ces poutres sont calées avec le plus grand soin ; les cales employées n’ont souvent que l’épaisseur d’une feuille de carton.
De la sorte, non seulement aucune fissure ne s’est produite dans les murs, mais encore, aucune vitre de carreau n’a été brisée ! C’est un résultat remarquable.
Ainsi que nous le disions en commençant, la forme du terrain où la maison voyage nécessite de la faire tourner à angle droit. Le changement de direction était une des parties les plus délicates du travail. On commença par faire mouvoir la maison parallèlement à sa direction première, jusqu’à ce que l’axe longitudinal de la construction eût atteint le prolongement de l’axe transversal des nouvelles fondations ; ensuite, en modifiant au fur et à mesure la direction des rouleaux et l’amplitude de la course des différents vérins, on lui a fait prendre sa direction définitive.
De solides fondations en pierres, copie exacte des fondations anciennes, ont été établies sur le nouvel emplacement que la maison doit occuper. L’opération totale aura duré soixante jours, depuis le commencement jusqu’à la fin des travaux.
Notre figure représente l’aspect du bâtiment transporté et montre les détails de la méthode employée. La maison vient de sortir de ses anciennes fondations qu’on voit au premier plan de la gravure ; elle est supportée par sa plate-forme qui repose sur des rouleaux. Les vérins sont au nombre de dix.
L’établissement du chemin de fer métropolitain aura nécessité plusieurs opérations de transport analogues, mais, il est vrai, moins importantes que celle dont nous venons de parler.
Nous en signalerons une en raison de son caractère vraiment original et bien américain.
La maison à mouvoir se composait de deux corps de bâtiments contigus, munis chacun d’une aile arrière égale à la moitié du corps principal correspondant. Il ne se trouvait dans le voisinage aucun terrain assez vaste pour recevoir cette construction entière.
On commença donc par couper le bâtiment en deux, au moyen d’une section verticale faite dans les murs, puis on transporta les deux moitiés l’une d’un côté de la voie projetée, l’autre de l’autre, en suivant le procédé que nous avons indiqué plus haut. Mais en cet endroit, la voie faisant un coude, l’aile arrière d’un des bâtiments s’y trouvait encore faiblement engagée ; l’ingénieur chargé des travaux en fit simplement abattre, le long du corps de bâtiment principal et sur toute la hauteur, une portion triangulaire analogue à une part de gâteau, puis il fit tourner le restant, autour de la ligne de jonction des deux corps de bâtiment comme charnière. L’opération aujourd’hui complètement terminée a pleinement réussi ; l’ensemble des travaux n’a coûté que le quart environ du prix d’achat de la propriété.
G. Pelissier
Chicago, le 15 juillet 1893.