On sait que, sur toute l’étendue du globe, les glaciers passent actuellement par une phase critique : d’année en année la surface qu’ils occupent diminue,
Dans les Alpes, ce recul, qui a commencé il y a quarante ou cinquante ans, se traduit par des pertes en longueur de 1000 à 1500 m. et en surface de 500 à 400 hectares pour un même appareil [1] , parfois même par des disparitions complètes, comme cela s’est produit par exemple, au Pic de Panière (massif du Pelvoux), où un petit glacier a entièrement fondu durant ces vingt dernières années. Nos gravures donnent une idée frappante de ces réductions considérables : la grotte de glace de la source de I’Arveiron au pied du glacier des Bois, il l’extrémité de la Mer de glace de Chamonix :, est représentée figure 1, telle qu’elle existait à l’ époque de de Saussure ; et cela d’après une curieuse gravure anglaise coloriée appartenant à M. Martel, qui a vu la grotte existant en 1864 et 1870 ; moi-même je l’ai vue encore en 1874 ; aujourd’hui toute la chute du glacier des Bois a fondu et l’admirable cascade de ses séracs est remplacée par la muraille rocheuse nue et polie, que connaissent bien les visiteurs de la vallée de l’Arve. Il en est de même au glacier de Rosenlauï (Alpes Bernoises) que notre figure 7 montre en son état de 1864 et qui, toujours d’après M. Martel, avait perdu dès 1875 sa langue terminale suspendue. Les figures 5 et 6 représentent l’état de la glaciation de l’Eiger et du Mœnch (Alpes Bernoises) en 1864 et 1902. Enfin, d’après les documents obligeamment communiqués par M. le professeur Forel, de Morges, les figures 10, 8 et 9 montrent les trois aspects du glacier du Rhône en 1820, 1864 et 1900.
Pour ce dernier appareil, un fait remarquable est à noter : en aout 1900 l’ablation du glacier du Rhône fut telle, qu’une déchirure se produisit dans la partie supérieure de la cascade de séracs (rive droite, côté gauche de la figure 9, sur laquelle on la distingue nettement, ainsi que la coulée d’avalanche qui en résulta). Si la déchirure s’était accentuée et propagée en travers de toute la chute de séracs, le glacier du Rhône eût été coupé en deux parties, comme le Suphellæ-Bræ, du Jostedalsbræ (Norvège). Mais, au contraire, la blessure s’est refermée rapidement et la solution de continuité s’est effacée.
Vers la fin du XIXe siècle, au milieu de la décrue générale, s’est produite, dans nos régions, une crue glaciaire, mais très légère, et dont l’effet a été tout simplement de suspendre pendant quelques années ou de ralentir la régression. Après quoi le recul a repris de plus belle.
L’étude des oscillations glaciaires présente un double intérêt scientifique et pratique. L’observation des vicissitudes par lesquelles passe la glaciation apporte un précieux appoint à la connaissance si importante des variations de climat . En second lieu, aujourd’hui que les installations hydro-électriques se multiplient dans dans les Alpes. Il est nécessaire de surveiller l’étendu des glaciers dont la fusion fournit en été l’eau nécessaire à la marche des usines. Toute diminution de la surface soumise au phénomène glaciaire constitue une diminution des réservoirs de houille blanche et peut entrainer des conséquences économiques préjudiciables.
Il est aujourd’hui certain que les variations glaciaires ont un caractère cyclique, mais on ignore la durée du cycle. 0n a bien essayé de faire rentrer les oscillations de longueur des glaciers dans le cycle dit de Brückner, et de démontrer que tous les trente-cinq ans environ la glaciation subit une crue. A notre avis, le système a d’abord l’inconvénient de ne pas tenir compte de l’ampleur’ du phénomène ; en second lieu, en dehors des Alpes, il ne cadre pas, toujours arec la réalité des faits.
Le passage de grandes ondes glaciaires, séparées par des dépressions correspondant à des phases de déglaciation ou intra-glaciaires, est beaucoup plus vraisemblance. C’est, d’ailleurs, vers cette conception de la chronologie glaciaire que, dans un article tout récent, un des maitres incontestés de la glaciologie, le professeur Penck, parait incliner [2] En tout cas pendant le XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle a passé sur la terre entière une vague d’englaciation ; durant cette période les glaciers de l’hémisphère nord semblent avoir atteint leur maximum d’extension pendant la période historique, ou tout au moins des dimensions qu’ils n’avaient pas atteint depuis plusieurs siècles auparavant.
En Norvège le phénomène apparait très net. De 1675 à 1743 toutes les branches du Jostedalsbræ et du Svartis éprouvèrent une crue énorme, envahissant des terres cultivées et renversant des fermes, preuve que depuis une longue période elles n’avaient point atteint un aussi grand développement. Pendant cette période, un des courants issus du Jostedalsbræ aurait progressé de 2800 mètres, Jusque dans les premières années du XIXe siècle ces glaciers sont restés presque en état de maximum, ou du moins n’ont subi qu’une perte relativement faible, par rapport à celle qu’ils out ensuite éprouvée. De 1743 à 1820, c’est-à-dire en soixante-dix-sept ans, plusieurs reculèrent seulement de 500 mètres. La régression s’est ultérieurement accusée et aujourd’hui, suivant les glaciers, elle s’élève, par rapport au maximum du XVIIIe siècle, à 2200 m., 1850 m., 1500 m. Pendant cette grande variation négative, qui embrasse la dernière moitié du XVIIIe siècle et tout le XIXe plusieurs variations positives secondaires se sont manifestées, par exemple entre 1830 et 1850, vers 1868-1869, enfin autour de 1890, lesquelles ont eu simplement pour effet de suspendre la régression en cours. En Norvège le phénomène est donc fort simple et pourrait être représenté par une grande onde atteignant son apogée vers 1745, puis s’abaissant lentement jusqu’en 1820 pour devenir ensuite très rapide arec quelques dents figurant les petites pulsations qui ont momentanément suspendu la marche régressive.
Antérieurement à cette grande crue, au XVIIIe siècle, le Jostedalsbræ paraît en avoir subi une peut-être non moins accusée ; la date de cette progression ne saurait être fixée. Tout ce que l’on peut dire à son sujet, d’après le Dr Rekstad, le savant sous-directeur du Service géologique de Norvège, c’est qu’elle se place avant le XVIe siècle.
La Norvège aurait donc subi deux ondes glaciaires. Dans les Alpes, depuis la fin du XVIe siècle on en compte trois : l’une autour de 1600, l’autre à la fin du XVIle siècle et au commencement du XVIIIe, la troisième de 1770 à 1855-1860.
A l’historique des variations glaciaires et à la connaissance des glaciers de la France, MM. Charles Jacob et Georges Flusin viennent d’apporter une importante contribution. Après avoir personnellement poursuivi pendant plusieurs années l’étude des appareils glaciaires du Dauphiné, M. W. Kilian, le distingué professeur de géologie de l’Université de Grenoble, a orienté vers ces recherches tout un groupe de jeunes naturalistes, MM. Georces Flusin, Charles Jacob et Offner, qui a continué avec succès l’œuvre du maître. Pendant l’été 1904 avec le concours de M. Lafay, conducteur des Ponts et Chaussées, MM. G. Flusin et Ch. Jacob ont exécuté le lever à grande échelle du glacier Noir et du glacier Blanc (massif du Pelvoux), ct soigneusement explosé ces deux nappes. Cette campagne a été entreprise à la demande de M. de la Brosse, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, chargé de mission hydrologique, afin de connaître d’une manière précise l’étendue de ces glaciers dont la fusion fournit en été un appoint important à la Durance. Les résultats de cette expédition scientifique sc trouvent traduits dans un excellent mémoire accompagné de deux très belles cartes du glacier Blanc ct du glacier Noir au 10 000e, les premières cartes détaillées des glaciers français qui aient été dressées. Cette magnifique publication est l’œuvre de l’active Société des Touristes du Dauphiné. Alors que des associations scientifiques dépensent le plus clair de leurs revenus à rétribuer grassement toute une escouade de fonctionnaires inutiles, la Société des Touristes du Dauphiné, quoique ne disposant que de ressources très limitées, n’hésite jamais à accorder de larges subventions aux entreprises scientifiques qui ont pour objet l’étude des montagnes et à assurer leur publication,
Les cartes de MM. Lafay, Ch. Jacob, G, Flusin, dont nous donnons une réduction, montrent le glacier liane et le glacier Noir retirés aujourd’hui dans leurs vallées, et, précédés par une très longue zone de terrains de transport. Ce sont d’abord des vestiges d’arcs morainiques, dont le plus important se trouve en aval du confluent des torrents provenant de ! deux appareils glaciaires, puis une plaine couverte de monceaux de blocs, le fameux Pré de Mm. Carle, terminé par une nouvelle moraine dite de Font-froide.
Des pièces authentiques, conservées dans les archives, décrivent au XVIe siècle le Pré de Mme Carle comme un alpage. Sa destruction serait donc postérieure à cette époque, et serait le fait non point d’actions torrentielles, mais d’une occupation glaciaire. « Les torrents qui s’échappent d’un glacier sont impuissants à donner à un pays les caractères actuels du Pré de Mme Carle », affirment MM. Jacob et Flusin. Donc, le glacier Noir et le glacier Blanc réunis se sont avancés jusqu’à la moraine de Font-froide, et, comme cette moraine « offre un cachet très ancien », nos confrères établissent ainsi les variations des glaciers : avant le XVIe siècle, une première extension de la glace jusqu’à Font-froide, puis une phase de recul très longue qui a permis l’établissement du Pré de Mme Carle tel qu’il existait au XVIe siècle ; puis une seconde avancée des glaciers postérieure au XVIe siècle qui a engendré l’état actuel.
A quelle époque remonte la dernière crue qui a détruit la fameuse prairie ? Suivant quelque vraisemblance, soit au début du XVIIe siècle, soit dans les dernières années de ce siècle, époques auxquelles les glaciers des Alpes ont subi des progressions considérables ; notamment, à la fin du XVIIe siècle, les glaciers dont il est question ici ont subi une très forte crue, ainsi que le fait suivant paraît l’indiquer.
A cette date, le col de la Temple (3283 m. ), situé dans le cirque supérieur du glacier Noir et que les indigènes traversaient pour se rendre en Oisans, a cessé d’être pratiqué à la suite « d’éboulements des glacières », rapporte Bourcet, le célèbre ingénieur géographe, Un second mémoire de Bourcet indique comme cause de la fermeture du col : le « boulement des glaciers », c’est-à-dire leur gonflement. Il est donc possible que l’avancée du glacier Noir et du glacier Blanc jusqu’à la moraine de Font-froide date des dernières années du XVIIe siècle. Seule, la découverte de pièces authentiques nous fixera à cet égard. Aussi bien, on ne saurait trop souhaiter que l’on entreprenne une exploration méthodique des dépôts d’archives dans les régions alpines. La Conférence internationale météorologique [3] qui s’est tenue l’été dernier à Innsbruck, a émis le vœu qu’il soit procédé à des recherches dans les documents historiques des divers pays sur les phénomènes météorologiques anormaux, tels que les inondations, les sècheresses, les hivers rigoureux. De telles investigations étendues en même temps aux phénomènes actuels, aux éboulements, aux glissements de terrain, aux glaciers fourniraient une foule de faits du plus haut intérêt pour la connaissance des vicissitudes géologiques pendant la période historique, comme le prouvent d’ailleurs les résultats déjà obtenus par quelques érudits. Jusqu’ici les archivistes paléographes se sont préoccupés uniquement de l’histoire de l’homme ; s’ils appliquaient leur méthode scientifique et leurs efforts à l’histoire de la terre, considérables seraient les résultats qu’ils obtiendraient.
Mais revenons à la moraine de Font-roide. La double avancée des glaciers que supposent MM. Ch. Jacob et G.Flusin, n’est peu t-être pas absolument justifiée. La moraine date de deux siècles au moins, de trois au plus, et dans un pays comme le Dauphiné où la végétation se développe rapidement une telle période est suffisante pour donner à une formation de ce genre un faciès « très ancien ».
Immédiatement en amont du Pré de Mme Carle se trouve un second arc morainique qui marque l’extension des glaciers atteinte dans le courant du XIXe siècle.
Mesurées sur les cartes de MM. Lafay, Flusin et Jacob, les pertes du glacier Noir et du glacier Blanc s’établissent ainsi. Depuis le maximum correspondant au dépôt de la moraine de Font-froide, c’est-à-dire peut-être depuis la fin du XVIIe siècle jusqu’en 1904, le glacier Noir a rétrogradé de 2120 m. et le glacier Blanc de 1780 mètres ; depuis le maximum du milieu du XIXe siècle ces appareils ont rétrogradé respectivement de 1080 et de 800 mètres. Et le recul continue toujours ; du 12 août 1901 au 18 août 1904, le glacier Noir s’est relevé de 33 mètres sur la rive gauche, et le glacier Blanc de 11 mètres également sur la rive gauche.
Quand s’arrêtera cette décrue ? Au début du XXesiècle, on avait eu l’espoir d’être arrivé à la fin de celle période. En 1902 et 1903 l’enneigement dans les Alpes avait été progressif, mais le torride été de 1904 vint détruire les espérances que l’augmentation d’épaisseur des névés avait fait concevoir. En 1905, toutefois, de divers côtés on signale des glaciers demeurés couverts de neige, en tout cas la fin de l’été dernier a été froide, par suite la fusion à cette époque n’a pas dû être intense.
En Norvège, où les glaciers paraissent se meure en mouvement avant ceux de l’Europe centrale, l’enneigement a été progressif depuis 1901, annonce le D’ J. Rekstad, à qui l’on doit tant de beaux travaux sur les appareils glaciaires de ce pays. En 1901. l’été fut torride, et les champs de glace et de neige acquirent leur minimum d’étendue, de mémoire d’homme. Les deux étés suivants furent en revanche froids, et les précipitations relativement abondantes pendant ces deux années. En 1904, durant la belle saison, la température a été inférieure de 1° à la normale dans les stations élevées. Pendant l’hiver 1904-1905 les précipitations neigeuses furent copieuses et l’été suivant froid ; par suite l’enneigement a été très marqué. Les conséquences de cette série d’étés à température relativement basse n’ont pas tardé à se manifester : dès 1905 quelques glaciers ont manifesté des symptômes de crues, et, en 1905, le mouvement s’est accentué. D’après une note publiée par le Dr J.Rekstad dans Naturen, « La Nature » norvégienne, deux glaciers du Folgefonn sont en progression, le fameux Buarbræ, bien connu des touristes qui visitent Odde, et le Bondhusræ. Du 20 juin 1904 au 3 juin 1905, ce dernier appareil a progressé de 20 mètres sur la rive gauche et de 13 mètres sur la rive droite. Du Jostedalsbræ quatre branches sont en progrès, dont deux de 19 mètres en un an. Enfin, l’Engabræ, le beau glacier du Svartis, que les voyageurs au cap Nord visitent dans le Holandsfjord, aurait avancé l’été dernier. Le mouvement serait donc général. Est-ce simplement une crue secondaire, dont la durée et l’effet seront faibles, ou le prodrome d’une grande poussée en avant ? A l’heure actuelle, il est impossible de se prononcer, mais il n’y a pas moins là un symptôme important. En France, toute ces questions vont être désormais étudiées officiellement par une section spéciale du Comité d’études scientifiques du ministère de l’Agriculture.
CHARLES RABOT.