Première partie - La Nature N°994 - 18 juin 1892
Le 29 avril dernier, un ouragan d’une violence extraordinaire se déchaînait sur l’île Maurice, détruisant un tiers de la ville de Saint-Louis, peuplée de 70000 habitants. Les jours précédents, les observations météorologiques indiquaient bien qu’une forte perturbation passait au nord de l’île, mais comme le vent soufflait du nord-est à Port-Louis, il ne semblait pas que la colonie fût menacée ; en effet tous les grands cyclones, à Maurice, ont commencé par des vents du sud-est. De plus, les ouragans s’y présentent toujours pendant la saison chaude de l’hémisphère sud, de décembre à mars. Depuis 1756, époque à laquelle remonte la statistique des cyclones à Maurice. il n’y à pas d’exemple d’un ouragan survenu entre le 12 avril et le premier décembre.
Jusqu’au 29 au matin, on ne remarquait aucun indice de danger immédiat, mais à partir de 11 heures, le baromètre se mit à baisser avec une rapidité inquiétante ; en même temps,le vent commençait à souffler en tempête : La soudaineté, la rapidité, et l’étendue des variations qui se produisirent en quelques heures dans les éléments météorologiques, sont sans précédent dans les annales de notre ancienne colonie.
Vers midi, la baisse du baromètre s’accélérant, et la direction du vent restant constante au nord-est, il devenait évident que le centre du cyclone s’avançait directement sur l’île,Malheureusement, une forte rafale avait emporté les fils télégraphiques, et il ne fut plus possible de transmettre les avis de l’Observatoire. A 1 heure, le vent soufflait avec une vitesse de 45 mètres par seconde ; à 2 heures, au moment du passage du centre, le baromètre tombait à 710mm,9 en baisse de 27 millimètres depuis midi ; c’est la plus basse pression qui ait jamais été observée à Port-Louis.
Immédiatement après le passage du centre, le vent, qui avait un peu molli, sauta brusquement à l’ouest-nord-ouest, et c’est seulement dans cette seconde phase du météore, que l’ouragan atteignit toute sa fureur. Vers 5 heures et demie, on entendit comme un sifflement étrange dans la direction du sud-ouest, et aussitôt un coup de vent d’une violence inouïe traversa en un instant la partie ouest de la ville, détruisant tout sur son passage ; à 3h47m, le vent atteignait la vitesse effroyable de 51 mètres par seconde. Un grand nombre d’habitants furent ensevelis sous les décombres des maisons et des édifices qui s’écroulaient de toutes parts.
Après 5 heures du soir, le vent commença à tomber ; on put alors organiser les premiers secours, et juger de l’étendue du désastre. Environ 1500 personnes ont été tuées, et 5000 blessées ; 25000 habitants se trouvaient sans asile ou totalement ruinés. Dans le port, 7 steamers et 22 voiliers avaient subi plus ou moins grièvement les attaques furieuses de la tourmente ; quelques bateaux ont coulé. Dans l’intérieur de l’ile, de vastes plantations de cannes à sucre sont complètement anéanties. Les pertes matérielles sont estimées à 50 millions.
La direction, tout à fait inusitée, d’un ouragan se dirigeant vers le sud-sud est à travers l’ile Maurice peut s’expliquer de deux manières : ou bien le cyclone qui, du 24 au 27 passait dans le nord-nord-ouest en marchant au sud-ouest, aurait dévié au sud, puis au sud-est ; ou bien la tempête serait due à un cyclone secondaire qui aurait pris naissance dans le quadrant sud-est du cyclone principal. Les particularités de l’ouragan, sa violence extraordinaire, sa faible étendue, sa courte durée, etc., présentent plutôt les caractères d’un mouvement local, et le savant directeur de l’Observatoire de Port Louis, M. Meldrum, qui a étudié tout particulièrement les cyclones de l’océan Indien pense que la dernière hypothèse est peut-être la plus probable.
Nous avons reçu d’un de nos lecteurs, M. Alfred Wolff, plusieurs journaux de l’ile Maurice qui confirment les renseignements que l’on vient de lire, et quelques photographies ; nous reproduisons l’une d’elles qui donne une juste idée de l’étendue de la catastrophe (fig. 1). - Nous avons reçu d’autre part de M. Auguste Maillard, architecte de la ville de Port Louis, un plan dressé par lui où sont indiqués tous les quartiers détruits par l’ouragan ; nous reproduisons ci-dessus cet intéressant document (fig. 2), et nous adressons nos remerciements bien sincères à nos aimables correspondants. G. T.
Nous avons donné la description d’ensemble de l’ouragan qui a dévasté l’île Maurice et qui est assurément l’un des plus terribles phénomènes de ce genre que le météorologiste ait eu à étudier dans ces derniers temps. Nous compléterons aujourd’hui notre précédente Notice en publiant quelques détails du plus haut intérèt sur la pression exercée par le vent pendant l’ouragan ; ils nous sont communiqués par nos correspondants de Port-Louis, à l’Ile Maurice. - M. A. Maillard architecte à Port-Louis, auquel nous devons le plan de la ville détruite (p. 54 du n° 994), nous adresse l’intéressante communi cation suivante :
La violence du vent pendant l’ou ragan du 29 avril était tellement forte, et le bruit qui en résultait tellement grand, que l’on voyait partir pièce par pièce les maisons, et qu’on assistait à leur écroulement sans entendre aucun autre bruit que celui du vent et des chocs qu’il produisait à la rencontre des obstacles, chocs d’autant plus violents que ces obstacles présentaient plus de résistance ; il semblait que le vent, à ces moments, se transformait en bélier et frappait ces obstacles de coups répétés, à des intervalles tellement courts que bien peu des maisons, des monuments de la ville qui se trouvaient sur le passage du centre du cyclone, devaient rester debout après les ravages de la tourmente. Pendant la première heure qui a suivi l’accalmie résullant du passage du centre du cylone, tout le mal était fait. La ville n’était, pour toute la partie atteinte par l’ouragan, qu’un vaste amas de décombres au milieu desquels gisaient les morts et les blessés ; ces derniers ont, en faible partie, été secourus la nuit même par les personnes qui se sont dévouées ; ce sauvetage présentait en effet de grands dangers, vu l’absence de tout éclairage et les débris de toutes sortes au milieu desquels il fallait se faire un passage.
On a donné bien des avis au sujet de la vitesse du vent le directeur de l’Observatoire, lui-même, a émis l’opinion que cette vitesse avait dû être la vitesse maxima des tempêtes, ce qui équivaudrait à une pression de 55 livres anglaises par pied carré ( [1]), Je suis d’avis que cette évaluation est encore bien au-dessous de la pression véritable exercée par le vent à certains moments, et je vous citerai, à l’appui de cette opinion, certaines particularités.
1° Beaucoup des propriétés détruites ou endommagées à Port-Louis avaient comme clôture, du côté de la rue, une grille en fer dont les barreaux étaient plombés dans une tablette en pierre de taille, faite de morceaux d’environ 2 pieds anglais de long sur 2 pieds de large et 5 pouces d’épaisseur moyenne( [2]) : cette tablette surmontait un mur en soubassement d’environ 2 pieds de hauteur, maçonné à ladite tablette. Les barreaux de la grille,soit en fer rond de 1 pouce de diamètre ou en fer carré de même dimension, étaient placés à 5 ou 6 pouces d’intervalle, avaient une hauteur de 5 pieds environ et étaient reliés, à peu près à 6 pouces de leur extrémité supérieure, par une barre en fer plat de 2 à 2pouce et demi de largeur sur un demi-pouce d’épaisseur, et plombée aux extrémités de la grille dans des pilastres en. pierre de taille. Chaque grille avait de 10 pieds en 10 pieds des jambes de force, Soit droites, soit en forme d’S ; certaines grilles avaient de 20 à 30 pieds de longueur et d’autres, en moins grand nombre, de 100 à 200 pieds anglais. Or, les unes comme les autres ont été renversées d’une seule pièce, grilles et tablettes en fer les supportant, sans que, dans bien des cas, les pilastres aient été renversés. Est-il admissible que le vent, à la vitesse de 110 à 115 milles à l’heure, soit avec une pression d’environ 55 livres au pied carré, ait pu renverser ces grilles dont le poids, par pied linéaire, est de 230 livres, et en même temps vaincre : 1° la résistance résultant de l’adhérence des tablettes au mur en soubassement ; et, 2°, la résistance que la traverse en fer plat du haut a dû faire à l’abattage de la grille, tandis que la superficie des faces verticales sur laquelle s’exerçait la pression du vent, dans l’hypothèse de construction en fer carré, n’avait pas plus de 3 pieds carrés par pied linéaire ? Certainement non ! Il est utile de mentionner que ces grilles ont été abattues par la force du vent et non par aucun choc d’arbres renversés ou autres objets emportés par le vent.
2° Je citerai en second lieu le monument élevé à la mémoire du général de Malartic, l’un des derniers gouverneurs français de l’île Maurice, monument commencé par les Français et terminé grâce à l’initiative de lady Gomm, sous sir William Gomm, nommé gouverneur de Maurice en 1842. Ce monument était surmonté d’un obélisque en forme de pyramide tronquée, à base carrée, surmontée d’une autre petite pyramide de 3 pieds 1 pouce de hauteur ; or, la partie de l’obélisque de ce monument qui a été abattue à 20 pieds du sol par le cyclone, a 4 pieds 10 pouces de côté à la base, et 3 pieds 7 pouces de côté à la partie tronquée, et une hauteur de 27 pieds ; c’est, en conséquence, un bloc de 497 pieds cubes anglais qui a été renversé par le cyclone. La chute de cette masse considérable ne peut, en conséquence, être attribuée qu’à une violence extraordinaire du vent.
Un autre de nos lecteurs de Port-Louis, M. Regis de Chazal, ingénieur des arts et manufactures, a fait une étude complète de la destruction de l’obélisque de Malartic. Nous la reproduisons :
Je vous envoie une photographie du monument Malartic détruit par le vent (fig. 1) ; j’y joins un dessin donnant la vue et le détail des pierres enlevées (fig. 2).
On remarquera dans ce dessin que le bloc n° 1, en touchant le sol, devait être animé d’un mouvement de translation horizontale de gauche à droite, ainsi que le prouve la terre qui s’est amoncelée sur l’extrémité de droite. Je. n’ai pu déterminer sur quelle longueur s’est produit le glissement sur le sol. A première vue , il semblerait que la partie détruite de l’obélisque. a dû tourner autour de l’arête A pour tomber ; si cela. s’était passé ainsi, l’arêete A devrait être fortement endommagée, ce qui n’est pas ; Je n’y ai constaté que quelques éraflures de peu d’importance. D’autre part, sur l’arête C, il ya des éclats de pierres,qui prouvent qu’il y a eu choc produit par quelques-unes des pierres qui formaient les 4 assises n° 9. Chaque assise de la pierre détruite se compose de 4 pierres d’angle et de 2 ou 4 pierres (suivant la dimension de l’assise) pour compléter le carré ; ces pierres ont généralement 335 millimètres de largeur. L’intérieur du vide ainsi produit est rempli d’éclats de pierre mélangés de mortier. Toutes les grosses pierres d’une même assise sont liées entre elles par des crampes en fer scellées de 20millimètres X 20 millimètres. Le mortier est composé de chaux et de sable, lequel sable vient des plages, de l’île et est composé de débris de coquillages tres ténus ; ce mortier est liant, et, dans le cas qui nous occupe, Il est dur et ne se brise que sous un choc assez fort. La pierre employée, qui est du basalte, a une densité de 2,75 ; pour la densité du remplissage intérieur, j’ai pris la ,moyenne de celle du mortier, 1,70, et celle de la pierre, Soit 2,22 ; J’ai ainsi trouvé 40000 kilogrammes pour le poids de la partie détruite de l’obélisque. Dans le but de consolider davantage le monument, le constructeur a eu l’idée de sceller à 2 angles opposés de chaque assise un bout de fer rond de 55 à 40 millimètres de diamètre qui s’engage dans un trou correspondant creusé dans les pierres d’angle de l’assise immédiatement supérieure ; Je ne pense pas que ces bouts de fer aient aidé à la consolidation. Quoi qu’il en soit, à la section de rupture, ces bouts de fer sont intacts ; ils ne sont même pas courbés, ce qui ote toute hypothèse de glissement d’une assise sur l’autre. Cette opinion est renforcée en ce que, sur la face supérieure de l’assise A, se trouve encore adhérent le mortier arraché de la face inférieure de l’assise B ; ce mortier dépasse l’arête A de 20 à 40 millimètres.
D’après ce qui précède, il semblerait que la partie supérieure du monument a été soulevée d’abord, puis projetée sur le sol. Le point D, quand le bloc aurait tourne autour de l’arête A, aurait dû être sur le sol à une distance de 8m90 du centre vertical du. monument, tandis qu’en réalité, il est sur le sol a une distance de 14,55 >m de ce même centre ; le bloc, en tombant, a reçu une poussée horizontale qui l’a donc chassé à 5,65 m plus loin qu’il n’aurait dû étre. Le centre de poussée du vent est situé sensiblement au centre de gravité de l’appareil, puisque celui-ci est symétrique ; Je suppose que le vent avait une action horizontale. Prenant les moments du poids et de la poussée du vent par rapport à l’arête A, je trouve pour rompre l’équilibre, une poussée totale du vent de 9543,700kg ; la surface exposée perpendiculairement à la direction du vent étant de 13,72 m2, nous avons par conséquent une pression P de 695,350kg par mètre carré.
Dans la formule : P = K x 2 x S x h , faisant : P= 695,350kg S = 1m2 K = 1,17kg , poids de 1 mètre cube d’air à 25°C et $$$ h = \frac{V2}{2g}$$$, je trouve V=76’,55 m par seconde, V étant la vitesse du vent (soit 170,82 milles anglais à l’heure).
D’après M. Meldrum, directeur de notre Observatoire, les vitesses moyennes de vent faites par heure ont atteint un maximum de 112,5 milles à l’heure, soit 50,26 m par seconde ; il m’a dit cependant qu’il avait pu noter pendant quelques secondes la vitesse énorme de 123 milles à l’heure, soit 54,97 m par seconde. Or, il est à remarquer que, là où se trouve l’Observatoire, si l’on peut en juger par l’importance des dégâts produits, le vent n’a pas dû être aussi violent que là où se trouve le tombeau Malartic.
Dans les calculs que j’ai faits, je n’ai tenu aucun compte de la résistance du mortier au joint de rupture ; je pense que c’est un effort négligeable. Je n’ai pas tenu compte non plus du poids de la pluie, qui tombait en grande abondance à ce moment ; il me parait cependant qu’il doive y avoir là un facteur
assez important. La pluie était tellement abondante que l’on avait devant soi une sorte de voile épais qui empêchait de distinguer les objets à plus de 50 à 60 mètres. J’ai observé de plus que chaque rafale de vent frappant un mur vertical projetait sur la surface une quantité d’eau telle que celle-ci ruisselait en fortes cascades jusqu’au sol. Cette eau doit agir probablement comme bélier sur les surfaces exposées.La photographie que nous reproduisons (fig.1) ne montre, pas le, bloc tombé, mais elle donne le détail de la grille qui a été renversée. Cette grille est faite de fers ronds, de 20 millimètres de diamètre. On ne saurait cependant en déduire la vitesse du vent, car il pourrait se faire que les planches des maisons voisines soient venues s’appliquer contre les barreaux et aient donné prise au vent.
Nous ajouterons aux détails que l’on vient de lire que l’ouragan du 29 avril a été accompagné, comme ceux qui ont ravagé l’île Maurice en 1786 et en 1789, d’éclairs et de tonnerre , d’après les observations de personnes dignes de foi.