M. Tchihatchef est un grand seigneur russe qui s’est entièrement dévoué, corps et biens, à l’avènement des sciences ; il a abandonné foyers, amis, famille, pour aller, pendant cinq années, au prix des plus grands dangers, recueillir des observations météorologiques, dans les déserts de l’Asie Mineure et jusque sur les montagnes d’Arménie. Il a présenté à l’Académie des sciences son ouvrage manuscrit, intitulé : Études climatologiques sur l’Asie Mineure, pays qui jusqu’à présent était à peu près inconnu des physiciens. Dans une séance récente, M. Becquerel a lu un rapport sur cet ouvrage volumineux. Nous extrayons de ce rapport quelques fragments remarquables sur la question si intéressante du déboisement dans ses rapports avec le climat et avec la fertilité du sol.
L’Asie Mineure manque dé grandes forêts ; on y trouve de vastes étendues de terrains dépourvus de toute végétation arborescente et même frutescente. On se demande dès lors s’il en a toujours été ainsi : de nombreux témoignages d’auteurs anciens prouvent que cette contrée était beaucoup plus boisée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Les progrès de la civilisation et les guerres sont les causes de la destruction des forêts du Gange à l’Euphrate et de l’Euphrate à la Méditerranée, sur une étendue de plus de mille lieues en longueur ; trois mille ans de guerre ont ravagé ces contrées ; Ninive et Babylone, si renommées par leur civilisation avancée, Palmyre et Balbec par leur magnificence, n’offrent plus aujourd’hui aux voyageurs que des ruines, au milieu de déserts dans lesquels on ne rencontre plus que çà et là des traces de cette riche végétation dont parlent les anciens. D’un autre côté, le littoral septentrional de la mer Noire, du temps d’Hérodote, était couvert de forêts là où il n’en existe plus aujourd’hui.
M. Tchihatchef pense que la destruction de toutes ces forêts a pu exercer une certaine influence sur le climat de l’Asie Mineure, en abaissant la moyenne estivale et relevant la moyenne hivernale ; il appuie son opinion, à cet égard, sur plusieurs passages de Théophraste, dans lesquels ce philosophe mentionne certains végétaux que le défaut de chaleur empêchait jadis de prospérer, et qui viennent aujourd’hui parfaitement.
M. Tchihatchef, en exprimant son opinion touchant l’influence exercée sur la température par le déboisement de grandes étendues de forêts, aborde une question qui est encore un sujet de discussion, et sur laquelle les meilleurs esprits ne sont pas entièrement d’accord. En effet, MM. Arago et Gay-Lussac, dans le sein de la commission nommée en 1836, pour examiner s’il y avait lieu ou non de rapporter l’art. 219 du Code forestier, s’exprimaient ainsi :
« Si l’on abattait un rideau de forêts sur la côte maritime de la Normandie ou de la Bretagne, disait M. Arago, ces deux contrées deviendraient accessibles aux vents d’ouest, aux vents tempérés venant de la mer ; de là une diminution dans le froid des hivers. Si une forêt toute pareille était défrichée sur la côte orientale de la France, le vent d’est glacial s’y propagerait plus fortement, et les hivers seraient plus rigoureux. La destruction d’un rideau de bois aurait donc produit, çà et là, des effets diamétralement opposés. »
— M. Gay-Lussac tenait un langage bien différent :
« À mon avis, disait-il, on n’a acquis jusqu’à présent aucune preuve positive que les bois aient, par eux-mêmes, une influence réelle sur le climat d’une grande contrée ou d’une localité particulière. En examinant de près les effets du déboisement, on trouverait peut-être que, loin d’être un mal, c’est un bienfait ; mais ces questions sont tellement compliquées, quand on les examine sous le point de vue climatologique, que la solution est très difficile, pour ne pas dire impossible. »
D’un autre côté, suivant M. de Humboldt, les forêts agissent sur le climat d’une contrée comme cause frigorifique, comme abris contre les vents et comme servant à entretenir les eaux vives.
Il n’est pas démontré encore que le déboisement sur une grande étendue de pays améliore la température moyenne. Cependant un grand nombre d’observations tendent à le faire croire : nous citerons les observations de Jefferson dans la Virginie et la Pennsylvanie, celles beaucoup plus récentes faites par MM. de Humboldt, Boussingault, Hall, Rivière et Roulin, sous les tropiques, depuis le niveau de la mer jusqu’à des hauteurs où l’on trouve des climats tempérés et polaires ; ces derniers ont reconnu que l’abondance des forêts et l’humidité qui en résulte tendent à refroidir le climat, et que la sécheresse et l’aridité produisent un effet contraire. Il pourrait se faire cependant que, la température moyenne restant la même, la répartition de la chaleur dans le cours de l’année fût changée, et dans ce cas le climat serait modifié. Mais, nous le répétons, on ne sait encore rien de bien certain touchant l’influence du déboisement sur la température dans les contrées situées hors des tropiques. L’influence des abris toutefois ne saurait être contestée ; un grand nombre de faits le prouvent ; nous en citerons un seul : dans les marais Pontins, un bois interposé sur le passage d’un courant d’air humide chargé de miasmes pestilentiels, préserve les parties qui sont derrière lui, tandis que celles qui sont découvertes sont exposées aux maladies. Les arbres sembleraient donc tamiser l’air infecté en lui enlevant les miasmes qu’il transporte.
M. Tchihatchef avance ensuite que le déboisement a eu pour effet le développement des marécages, dont l’extension considérable est un des trails caractéristiques de l’aspect de l’Asie Mineure. Il cite des témoignages irrécusables d’auteurs anciens, qui prouvent que de leur temps les marécages qui infectent aujourd’hui l’Asie Mineure n’étaient pas aussi étendus qu’ils le sont actuellement. Ces auteurs ne signalent point, par exemple, les fièvres paludéennes dans les régions que ces affections rendent aujourd’hui inhabitables, et qui étaient jadis couvertes de cités florissantes.
L’opinion émise par M. Tohihatchef touchant la production des marécages à la suite de grands déboisements, se trouve confirmée par de nombreux exemples que l’un de nous a signalés dans un ouvrage sur les climats.
Vient-on à défricher une forêt à sous-sol imperméable sans cultiver le sol, la terre n’offre plus qu’un accès difficile’ aux eaux pluviales, qui, ne pouvant plus s’infiltrer, restent dans les parties basses. Le pays devient alors marécageux et malsain, et les habitants sont. en proie aux fièvres paludéennes. C’est ce qui est arrivé à la Sologne, à la Brenne, à la Dombe, à la Bresse, etc., à la suite de grands déboisements.
Des documents authentiques prouvent, en effet, qu’il y a mille ans, la Brenne était couverte de forêts entrecoupées de prairies arrosées d’eaux courantes et vives, qu’elle était renommée par la fertilité de ses pâturages et la douceur dessin climat. Aujourd’hui il n’en est plus ainsi, le pays est devenu marécageux et malsain.