Conférence faite à l’Institut psychologique, le 26 mars 1901.
Mesdames, Messieurs,
Le sujet que l’Institut psychologique a bien voulu me demander de traiter aujourd’hui devant vous est tellement complexe, il soulève tant de questions de tout genre, difficiles, obscures, les unes psychologiques, les autres physiologiques et métaphysiques, il exigerait, pour être traité d’une manière complète, tant de développements, et de si longs développements, — et nous avons si peu de temps, — que je vais vous demander la permission de supprimer tout préambule, d’écarter l’accessoire, de me placer tout de suite au cœur même de la question.
Voici donc un rêve. J’aperçois des objets, et il n’y a rien. Je vois des hommes : je crois leur parler et j’entends qu’ils me répondent : il n’y a personne et je ne dis rien. Tout se passe comme si des choses réelles, des personnes réelles étaient là, alors qu’au réveil tout a disparu, personnes et choses. À quoi cela tient-il ?
Mais d’abord, est-il bien vrai qu’il n’y ait rien ? Je veux dire : une certaine matière sensible n’est-elle pas présentée à nos yeux, à nos oreilles, à notre toucher, etc., pendant le sommeil aussi bien que pendant la veille ?
Fermons les yeux et regardons attentivement ce qui va se passer dans le champ de notre vision. Beaucoup de personnes, interrogées sur ce point, diront qu’il ne se passe rien, qu’elles ne voient rien : c’est qu’il faut une certaine habitude pour arriver à s’observer utilement soi-même. Mais pour peu que ces personnes s’accoutument à donner l’effort voulu d’attention, elles distingueront, peu à peu, beaucoup de choses. D’abord, en général, un fond noir. Sur ce fond noir, parfois, des points brillants, qui vont et qui viennent, montent et descendent lentement, solennellement. Plus souvent, des taches aux mille couleurs, tantôt bien ternes, tantôt, au contraire, chez certaines personnes, d’un éclat si extraordinaire que jamais la réalité n’en présenta de pareilles. Ces taches s’étendent et se rétrécissent, changent de forme et de couleur, empiètent constamment les unes sur les autres. Quelquefois le changement est lent et graduel. Quelquefois aussi c’est un tourbillonnement d’une rapidité vertigineuse. D’où vient toute cette fantasmagorie ? Les physiologistes et les psychologues se sont occupés de ce jeu de couleurs. « Spectre oculaire », « taches colorées », « phosphènes », tels sont les noms qu’ils ont donnés au phénomène ; ils l’expliquent d’ailleurs soit par les modifications légères qui se produisent sans cesse dans la circulation rétinienne, soit par la pression que la paupière fermée exerce sur le globe oculaire, et d’où résulterait une excitation mécanique du nerf optique. Mais peu importe l’explication du phénomène et le nom qu’on lui donne. Il se produit chez tout le monde, et il constitue. — je le dis tout de suite, — la principale matière, l’etoffe dans laquelle nous taillons nos rêves.
Déjà, il y a trente ou quarante ans, M. Alfred Maury, et vers la même époque H. d’Hervey de Saint-Denis, avaient remarqué qu’au moment où l’on va s’endormir, ces taches colorées aux formes mouvantes se consolident, se fixent, adoptent des contours précis, — les contours mêmes des objets et des personnes qui vont peupler nos rêves. Mais c’était là une observation un peu sujette à caution, puisqu’elle émanait de psychologues déjà à moitié endormis. Récemment, un psychologue américain, M. Ladd, professeur à Yale University, a imaginé une méthode plus rigoureuse, mais d’une application assez difficile parce qu’elle exige une espèce de dressage. Elle consiste à s’habituer, le matin, au réveil, à garder les paupières closes et à retenir pendant quelques instants le rêve qui va s’envoler du champ de la vision et bientôt aussi, sans doute, de celui de la mémoire. Alors on voit les figures et objets du rêve se fondre peu à peu en phosphènes, s’identifier avec les taches colorées que l’œil apercevait bien réellement, les paupières closes. On lisait, par exemple, un journal : voilà le rêve. On se réveille, et du journal dont les contours précis s’estompent il reste une tache blanche avec, çà et là, des raies noires : voilà la réalité. Ou bien encore notre rêve nous promenait en pleine mer : à perte de vue, l’océan développait ses vagues d’un gris jaunâtre avec, de loin en loin, l’écume blanche qui les couronne. Au réveil, tout vient se perdre dans une grande tache demi-jaune et demi-grise parsemée de points brillants. Cette tache était là, ces points brillants étaient là. Il y avait bien réellement, présentée à notre perception pendant le sommeil, une poussière visuelle, et c’est cette poussière qui a servi à la fabrication de nos rêves.
Sert-elle toute seule ? Sans quitter encore, pour le moment, le sens de la vue, nous devons joindre à ces sensations visuelles qu’on pourrait appeler internes toutes celles qui continuent à nous arriver d’une source extérieure. L’œil, une fois les paupières fermées, distingue encore la lumière de l’ombre et même, dans une certaine mesure, les diverses lumières les unes des autres. Ces sensations de lumière, émanant du dehors, sont à l’origine de beaucoup de nos rêves. Une bougie qu’on allume brusquement dans la chambre, par exemple, suggérera au dormeur, si son sommeil n’est pas trop profond, un rêve où dominera l’image du feu, l’idée d’incendie. Permettez-moi de vous citer deux observations de M.Tissié à ce sujet : « B…, Léon, rêve que le théâtre d’Alexandrie est en feu, la flamme éclairait tout un quartier. Tout à coup il se trouve transporté au milieu du bassin de la place des Consuls : une rampe de feu courait le long des chaînes qui relient les grosses bornes placées autour du bassin. Puis il se retrouve à Paris, à l’Exposition qui est en feu…, il assiste à des scènes déchirantes, etc. Il se réveille en sursaut : ses yeux recevaient le faisceau de lumière projeté par la lanterne sourde que la sœur de ronde tournait vers son lit en passant. — M…, Bertrand, rêve qu’il s’est engagé dans l’infanterie de marine, dans laquelle il a servi jadis. Il va à Fort-de-France, à Toulon, à Lorient, en Crimée, à Constantinople. Il voit des éclairs, il entend le tonnerre…, il assiste enfin à un combat dans lequel il voit le feu sortir des bouches de canons. Il se réveille en sursaut. Comme B…, il était réveillé par le jet de lumière projeté par la lanterne sourde de la sœur de ronde. » Tels sont, bien souvent, les rêves qu’une lumière vive et brusque provoque…
Assez différents sont ceux que suggère une lumière douce et continue, comme celle de la Lune. A. Krauss raconte qu’un jour, à son réveil, il s’aperçut qu’il continuait à tendre les bras vers ce que son rêve lui faisait voir comme l’image d’une jeune fille. Peu à peu cette image se confondit avec celle de la pleine Lune, qui dardait sur lui ses rayons. Chose curieuse, on pourrait citer d’autres exemples de rêves où les rayons de la Lune, caressant les yeux du dormeur, font surgir devant lui des apparitions virginales. Ne pensez-vous pas que telle a pu être l’origine, dans l’antiquité, de la fable d’Endymion, — Endymion, le berger endormi d’un perpétuel sommeil, et pour lequel la déesse Séléné, c’est-à-dire la Lune, s’éprend d’amour tandis qu’il dort ?
Je viens de vous parler des sensations visuelles. Ce sont les principales. Mais les sensations auditives n’en jouent pas moins un rôle.
D’abord, l’oreille a aussi ses sensations intérieures, sensations de bourdonnement, de tintement, de sifflement, difficiles à isoler et à percevoir pendant la veille, mais qui se détachent nettement dans le sommeil. Puis, nous continuons, une fois endormis, à entendre les bruits extérieurs. Le craquement d’un meuble, le feu qui pétille, la pluie qui fouette la fenêtre, le vent jouant sa gamme chromatique dans la cheminée, autant de sons qui arrivent à l’oreille de l’homme endormi et que le rêve convertira, selon le cas, en conversation, chants, cris, musique, etc. On frotte des ciseaux contre des pincettes aux oreilles d’Alfred Maury pendant qu’il dort : aussitôt il rêve qu’il entend le tocsin et qu’il assiste aux événements de Juin 1848. Nombreux sont les exemples d’observations et d’expériences du même genre. Mais, hâtons-nous de le dire, les sons ne jouent pas dans nos rêves un rôle aussi important que les couleurs. Nos rêves sont surtout visuels, et même plus visuels que nous ne le croyons. A qui n’est-il pas arrivé, comme l’a fait remarquer M. Max Simon, — de causer en rêve avec une certaine personne, de rêver toute une conversation ? Et puis, voici que tout à coup un phénomène singulier frappe l’attention du rêveur : il s’aperçoit qu’il ne parle pas, qu’il n’a pas parlé, que son interlocuteur n’a pas non plus fait entendre une seule parole : c’était, entre eux, un simple échange de pensées, une conversation très claire et dont pourtant on n’entendait rien. Le phénomène s’explique assez facilement. Il faut en général, pour que nous entendions des sons en rêve, qu’il y ait des bruits réels perçus. Avec rien on ne fait rien. Et là où nous ne lui fournissons pas une matière sonore, le rêve a bien de la peine à fabriquer de la sonorité.
Il y aurait beaucoup plus de choses à dire sur les sensations du toucher que sur celles de l’ouïe, mais il faut, que j’abrège. Nous pourrions parler pendant des heures sur les singuliers phénomènes qui viennent de ce que, pendant le sommeil, le toucher continue à s’exercer, quoique confusément. Ces sensations de toucher, faisant irruption parmi les images qui occupent notre champ visuel, les modifient ou les arrangent à leur manière. Souvent, au milieu de la nuit, le contact de notre corps avec son vêtement très léger se fait tout à coup sentir ; il nous rappelle que nous sommes vêtus légèrement. Alors, si notre rêve nous promenait justement par les rues, c’est dans ce simple appareil que nous nous offrons aux regards des passants, sans qu’ils aient l’air, d’ailleurs, de s’en étonner ; nous nous étonnons parfois en rêve, mais ce que nous faisons ne paraît jamais étonner personne. Je cite ce rêve parce qu’il est fréquent. En voici un autre que beaucoup d’entre vous ont dû faire. Il consiste à se sentir voler à travers les airs ou planer dans l’espace. Quand une fois on a eu le rêve, on peut être à peu près sûr de le voir se reproduire : Et chaque fois qu’il se reproduit, le rêveur se fait ce raisonnement : « J’ai eu jusqu’ici, en rêve, l’illusion de planer ou de voler, mais cette fois c’est une réalité. Il est bien démontré pour moi qu’on peut s’affranchir des lois de la pesanteur. » Maintenant ; si vous vous réveillez brusquement de ce rêve, vous arriverez sans peine à l’analyser, pourvu que vous vous y preniez tout de suite. Vous verrez que vous sentiez très nettement que vos pieds ne touchaient pas terre. Et pourtant, ne croyant pas dormir, vous aviez perdu de vue que vous étiez couché. Ainsi, vous n’étiez pas couché et pourtant vos pieds ne sentaient pas la résistance du sol. Conclusion naturelle : vous planiez dans les airs. Remarquez bien ceci : quand la lévitation s’accompagne de vol, c’est d’un côté seulement que vous faites effort pour voler. Et si vous vous réveillez à ce moment, vous trouverez que ce côté est précisément celui sur lequel vous êtes couché, et que la sensation d’effort pour voler vient coïncider avec la sensation réelle que vous donne la pression de votre corps contre le lit. Cette sensation de pression, dissociée de sa cause, devenue sensation pure et simple d’effort et jointe à l’illusion de planer dans l’espace, a dû engendrer le rêve.
Il est intéressant de voir comment ces sensations de pression, remontant, pour ainsi dire, jusque vers notre champ visuel et profitant de la poussière lumineuse qui l’occupe, arrivent à se transposer en formes et en couleurs. M. Max Simon raconte qu’il fit un jour un rêve bizarre, et d’ailleurs pénible. Il rêva qu’il était en présence de deux piles de pièces d’or, piles juxtaposées et inégales, et que, pour une raison ou pour une autre, il avait à les égaliser. Mais il ne pouvait y parvenir. De là un sentiment d’angoisse extrême. Ce sentiment, grandissant d’instant en instant, finit par le réveiller. Il s’aperçut alors qu’une de ses jambes était retenue par les plis de la couverture, de telle façon que les deux pieds étaient à un niveau différent et qu’il lui était impossible de les amener l’un près de l’autre. De là une sensation d’inégalité, laquelle, faisant irruption dans le champ visuel et y rencontrant (ceci est du moins l’hypothèse que je propose) une ou plusieurs taches jaunes, s’était exprimée visuellement par l’inégalité des deux piles de pièces d’or. Il y a donc, immanente aux sensations tactiles pendant le sommeil, une tendance à se visualiser et à s’insérer ainsi dans le rêve.
Plus importantes encore que les sensations tactiles proprement dites sont les sensations se rattachant à ce qu’on a appelé quelquefois le toucher intérieur, sensations profondes, émanant de tous les points de l’organisme et plus particulièrement des viscères. On ne se doute pas du degré de finesse, d’acuité, que peuvent atteindre, pendant le sommeil, ces sensations intérieures. Elles existaient déjà telles quelles, sans doute, pendant la veille, mais nous en étions distraits alors par l’action pratique ; nous vivions extérieurement à nous-mêmes. Mais le sommeil nous fait rentrer en nous. Il arrive fréquemment que des personnes sujettes aux laryngites, aux amygdalites, etc., rêvent qu’elles sont reprises de leur affection et éprouvent, du côté de la gorge, des picotements désagréables. Éveillées, elles ne sentent plus rien et croient à une illusion. Mais, quelques heures plus tard, l’illusion devient réalité. On cite des maladies et des accidents graves, attaques d’épilepsie, affections cardiaques, etc., qui ont été prévues et comme prophétisées en rêve. Ne nous étonnons donc pas si des philosophes comme Schopenhauer ont vu dans le rêve une répercussion, au sein de la conscience, des ébranlements émanant du système nerveux sympathique, si des psychologues tels que Scherner ont attribué à chacun de nos organes la puissance de provoquer un genre bien déterminé de rêves qui le représenteraient, en quelque sorte, symboliquement,et enfin si des médecins tels qu’Artigues ont écrit des traités sur la valeur sémiologique du rêve, c’est-a-dire sur les moyens de faire servir le rêve au diagnostic de certaines maladies. Plus récemment, M. Tissié, dont nous parlions tout à l’heure, a montré comment des rêves spécifiques se rattachent aux affections des appareils digestif, respiratoire et circulatoire.
Je résume tout ce que je viens de dire. Quand nous dormons du sommeil naturel, il ne faut pas croire, comme on se l’imagine quelquefois, que nos sens soient fermés aux impressions extérieures. Nos sens continuent à s’exercer. Ils s’exercent, il est vrai, avec moins de précision ; mais en revanche ils embrassent une foule d’impressions « subjectives » qui passaient inaperçues pendant la veille, — alors que nous vivions dans un monde de perceptions qui est commun à tous les hommes, — et qui réapparaissent dans le sommeil, quand nous ne vivons plus que pour nous. Ainsi, bien loin que notre faculté de perception sensible se rétrécisse pendant le sommeil sur tous les points, elle étend au contraire, dans certaines directions tout au moins, son champ d’opérations. Il est vrai qu’elle perd souvent en énergie, en tension, ce qu’elle gagne en extension : elle ne nous apporte guère que des données confuses. Ces données sont les matériaux de nos rêves. Mais elles n’en sont que les matériaux ; elles ne suffiraient pas à les produire.
Elles ne suffiraient pas à les produire, parce qu’elles sont vagues et indéterminées. Pour ne parler que de celles qui jouent le principal rôle, ces couleurs et ces formes changeantes qui évoluent devant nous une fois nos paupières closes, elles n’ont jamais de contours bien arrêtés. Voici des lignes noires sur un fond blanc. Elles pourront représenter au rêveur une page d’un livre, ou la façade d’une maison neuve avec des volets sombres, que sais-je ? une foule d’autres choses encore. Qui choisira ? Quelle est la forme qui imprimera sa décision à l’indécision de cette matière ? — Cette forme, ce sont nos souvenirs.
Remarquons d’abord que le rêve, en général, ne crée rien. Sans doute on cite quelques exemples de production artistique, littéraire et scientifique dans le rêve. Je ne rappellerai que l’anecdote bien connue qu’on raconte de Tartini, un violoniste-compositeur du siècle dernier. Comme il cherchait à composer une sonate, et que la muse se montrait rebelle, il s’endormit, et il aperçut en rêve le diable qui, s’emparant de son violon, lui jouait avec maestria la sonate désirée. Tartini l’écrivit de mémoire à son réveil. Elle nous est parvenue sous le nom de « Sonate du Diable », — Mais il est très difficile, quand il s’agit d’exemples aussi anciens, de distinguer entre l’histoire et la légende. Il nous faudrait des auto-observations d’une authenticité certaine. Or je n’en ai guère trouvé d’autre que celle du romancier anglais contemporain Stevenson. Dans un très curieux essai intitulé A chapter on dreams, cet auteur, doué d’un rare talent d’analyse, nous explique comment les plus originales d’entre ses nouvelles ont été composées ou tout au moins esquissées en rêve. Mais aussi, lisez de près le chapitre. Vous verrez qu’à un certain moment de sa vie Stevenson était arrivé à un état psychologique habituel où il lui était très difficile de dire s’il dormait ou s’il veillait. Là me paraît être la vérité. Quand l’esprit crée, je veux dire quand il est capable de donner cet effort d’organisation et de synthèse qui est nécessaire pour triompher d’une difficulté posée, pour résoudre un problème, à plus forte raison pour enfanter une œuvre d’imagination viable, nous ne sommes pas réellement endormis, ou du moins la partie de nous-mêmes qui travaille n’est pas la même que celle qui dort ; on ne peut donc pas dire qu’elle rêve. Dans le sommeil proprement dit, dans le sommeil qui intéresse notre personne tout entière, ce sont des souvenirs, et toujours des souvenirs, qui composent la trame de nos rêves. Mais souvent nous ne les reconnaissons. pas. Ce peuvent être des souvenirs très anciens, oubliés pendant la veille, extraits des plus obscures profondeurs de notre passé. Ce peuvent être (ce sont souvent) des souvenirs d’objets que nous avons perçus distraitement, presque inconsciemment, pendant la veille. Ou bien encore ce seront des fragments de souvenirs brisés, que la mémoire aura ramassés çà et là et qu’elle mêlera au hasard, composant ainsi un tout méconnaissable et incohérent. Devant ces assemblages bizarres d’images qui ne présentent pas de signification plausible, notre intelligence (qui est loin d’abdiquer toute faculté de raisonnement pendant le sommeil, comme on l’a prétendu) cherche une explication, veut combler les lacunes. Elle les comble en appelant d’autres souvenirs, lesquels, se présentant souvent avec les mêmes déformations et les mêmes incohérences que les précédents, appellent à leur tour une explication nouvelle, — et ainsi de suite indéfiniment. Mais je n’insisterai pas sur ce point pour le moment. Qu’il me suffise de dire, pour répondre à la question que je posais tout à l’heure, que la puissance informatrice des matériaux fournis au rêve par les différents sens, la puissance qui convertit en objets précis, déterminés, les sensations indistinctes et vagues que le dormeur reçoit de ses yeux, de ses oreilles, de toute la surface et de tout l’intérieur de son corps, c’est le souvenir.
Le souvenir ! À l’état de veille, nous avons bien des souvenirs qui paraissent et disparaissent, occupant notre esprit tour à tour. Mais ce sont toujours des souvenirs qui se rattachent étroitement à notre situation présente, à notre occupation présente, à notre action présenta. Je me rappelle, en ce moment, le livre de M. d’Hervey sur les rêves. C’est que je traite de la question du rêve, c’est que je suis ici, à l’Institut psychologique, et que ma présence à cet endroit, l’action que je suis appelé à accomplir, la conférence que j’ai à faire, orientent dans une certaine direction particulière l’activité de ma mémoire. Les souvenirs que nous évoquons pendant la veille, si éloignés qu’ils nous paraissent d’abord de l’action présente, s’y rattachent toujours par quelque côté. Quel est le rôle de la mémoire chez l’animal ? C’est de lui rappeler, en chaque circonstance, les conséquences avantageuses ou nuisibles qu’ont pu lui attirer autrefois des circonstances analogues, de manière à le renseigner sur ce qu’il doit faire. Chez l’homme, la mémoire est sans doute moins prisonnière de l’action, mais elle y adhère encore : nos souvenirs, à un moment donné, forment un tout solidaire, une pyramide, si vous voulez, dont la pointe est insérée exactement dans notre action présente. — Mais, derrière les souvenirs qui viennent s’encadrer ainsi dans notre occupation et se révéler au moyen d’elle, il y en a d’autres, des milliers d’autres, enfermés dans la mémoire, en bas, au-dessous de la scène illuminée par la conscience. Oui, je crois bien que toute notre vie passée est là, conservée jusque dans ses plus infimes détails, et que nous n’oublions rien, et que tout ce que nous avons senti, perçu, pensé, voulu, depuis le premier éveil de notre conscience, se survit à soi-même indestructiblement. Mais ces souvenirs que ma mémoire conserve dans ses plus obscures profondeurs y sont à l’état de fantômes invisibles. Ils aspirent peut-être à la lumière, mais ils n’essayent même pas d’y remonter ; ils savent que c’est impossible, et que moi, être vivant et agissant, j’ai autre chose à faire qu’à m’occuper d’eux. Maintenant supposez qu’à un moment donné je me désintéresse de la situation présente, de l’action présente, enfin de tout ce qui, jusque-là, fixait et orientait ma mémoire. Supposez, en d’autres termes, que je m’endorme. Alors ces souvenirs, sentant bien que je viens d’écarter l’obstacle, de soulever la trappe qui les maintenait dans le sous-sol de la conscience, se lèvent. Ils se lèvent, ils s’agitent, ils exécutent, dans la nuit de l’inconscient, une immense danse macabre. Et, tous ensemble, ils courent vers la porte qui vient de s’entr’ouvrir. Ils voudraient bien passer tous. Ils ne le peuvent pas, ils sont trop. De cette multitude d’appelés, quels seront les élus ? Il n’est pas difficile de le deviner. Tout à l’heure, quand je veillais, les souvenirs qui arrivaient à percer étaient ceux qui pouvaient invoquer des rapports de parenté avec la situation présente, avec ce que je voyais et entendais autour de moi. Maintenant, ce sont des images plus vagues qui occupent ma vue, ce sont des sons plus indécis qui impressionnent mon oreille, c’est un toucher plus indistinct qui est .éparpillé sur toute la surface de mon corps, mais ce sont aussi des sensations plus nombreuses qui m’arrivent des parties profondes de l’organisme. Eh bien ! parmi les souvenirs-fantômes qui aspirent à se remplir de couleur, de sonorité, de matérialité enfin, ceux-là seuls y réussiront qui pourront s’assimiler la poussière colorée que nous apercevons, les bruits extérieurs et intérieurs que nous entendons, etc., et qui, d’autre part, répondront au ton affectif de notre sensibilité générale. Quand cette jonction s’opérera entre le souvenir et la sensation, nous aurons un rêve.
Dans une page poétique des Ennéades, le philosophe Plotin, interprète et continuateur de Platon, nous explique comment les hommes naissent à la vie. La nature, dit-il, ébauche des corps vivants, mais les ébauche seulement. Laissée à ses seules forces, elle n’irait pas jusqu’au bout .. D’autre part, les âmes habitent dans le monde des Idées. Incapables, par elles-mêmes, d’agir, ne pensant même pas à agir, elles planent, au-dessus du temps, au-dessus de l’espace. Mais, parmi tous les corps, il en est qui répondent davantage, par leur forme, aux aspirations de telles ou telles âmes. Et parmi les âmes, il en est qui se reconnaîtront davantage dans tels ou tels corps. Le corps, qui ne sort pas tout à fait viable des mains de la.nature, se soulève vers l’âme qui lui donnerait la vie complète. Et l’âme, regardant ce corps et croyant apercevoir son image ainsi que dans un miroir, attirée, fascinée par cette image, se laisse tomber. Elle tombe, et cette chute, c’est la vie. Je comparerais à ces âmes détachées les souvenirs plongés dans l’obscurité de l’inconscient. Et d’autre part nos sensations nocturnes ressemblent à ces corps incomplets. La sensation est chaude, colorée, vibrante et presque vivante, mais indécise. Le souvenir est complet, mais aérien et sans vie. La sensation voudrait bien trouver une forme sur laquelle mouler l’indécision de ses contours. Le souvenir voudrait bien obtenir une matière pour se remplir, se lester, s’actualiser enfin. Ils s’attirent l’un l’autre, et ce souvenir-fantôme, s’incarnant dans la sensation qui lui apporte du sang et de la chair, devient un être qui vivra d’une vie propre, un rêve.
La naissance du rêve n’a donc rien de mystérieux. Elle ressemble à la naissance de toutes nos perceptions. Le mécanisme du rêve est le même, dans ses grandes lignes, que celui de la perception normale. Quand nous percevons un objet réel, en effet, ce que nous voyons pour tout de bon, — la matière sensible de notre perception, — est peu de chose à côté de ce que notre mémoire y introduit. Quand vous parcourez un livre, quand vous lisez votre journal, croyez-vous que toutes les lettres imprimées arrivent réellement à votre conscience ? Vous n’auriez pas trop de toute la journée, alors, pour lire un journal. La vérité est que vous ne voyez de chaque mot et même de chaque membre de phrase que quelques lettres ou même quelques traits caractéristiques, juste ce qu’il faut pour vous permettre de deviner le reste : tout le reste, vous croyez le voir, vous vous en donnez en réalité l’hallucination. Il y a des expériences nombreuses et décisives qui ne laissent aucun doute à cet égard. Je ne citerai que celles de Goldscheider et Müller. Ces expérimentateurs écrivent ou impriment telle ou telle formule d’un usage courant, « Entrée strictement interdite », « Préface à la quatrième édition », etc., mais ils ont soin d’écrire les mots incorrectement, changeant et surtout omettant des lettres. Ces formules sont exposées dans une salle où l’on a fait l’obscurité. La personne qui doit servir de sujet d’expérience est placée devant elles et ignore — cela va sans dire — ce qui a été écrit. Alors on illumine l’inscription à la lumière électrique pendant un temps très court, trop court pour que l’observateur puisse apercevoir réellement toutes les lettres. On a commencé par déterminer expérimentalement le temps nécessaire à la vision d’une lettre de l’alphabet ; il est donc facile de faire en sorte que l’observateur ne puisse pas apercevoir plus de 8 ou 10 lettres, par exemple, sur les 30 ou 40 lettres qui composent la formule. Or, le plus souvent, il lit la formule tout entière sans difficulté. Mais là n’est pas pour nous le point le plus instructif de cette expérience.
Si l’on demande à l’observateur quelles sont les lettres qu’il est sûr d’avoir vues, ce peuvent être, sans doute, des lettres réellement écrites, mais ce peuvent être tout aussi bien des lettres absentes, soit que ces lettres aient été remplacées par d’autres, soit qu’elles aient été omises purement et simplement. Ainsi l’observateur verra se détacher en pleine lumière une lettre qui n’existe pas, si cette lettre, en vertu du sens général, devait entrer dans la formule. Les caractères qui ont réellement impressionné l’œil n’ont donc été utilisés que pour servir d’indication à la mémoire inconsciente de l’observateur : celle-ci, découvrant le souvenir approprié, retrouvant la formule à laquelle ces caractères donnent un commencement de réalisation, projette le souvenir au dehors sous une forme hallucinatoire. C’est ce souvenir, et non pas l’inscription elle-même, que l’observateur a vu. Il est donc bien démontré que la lecture courante est en grande partie un travail de divination, mais non pas de divination abstraite : c’est une extériorisation de souvenirs, qui profitent, en quelque sorte, de la réalisation partielle qu’ils trouvent çà et là pour se réaliser complètement.
Ainsi, à l’état de veille et dans la connaissance que. nous prenons des objets réels qui nous entourent, une opération s’accomplit sans cesse qui est tout à fait de même nature que celle du rêve. Nous apercevons de la chose une esquisse seulement ; cette esquisse lance un appel au souvenir complet, et ce souvenir complet, qui par lui-même était ou inconscient ou à l’état de chose simplement pensée, profitant de l’occasion, s’élance dehors. C’est cette espèce d’hallucination, emboîtée, insérée dans un cadré réel, que nous apercevons. C’est bien plus court, cela est bien plus vite fait que de voir la chose même. D’ailleurs, sur la conduite et l’attitude du souvenir pendant cette opération, il y aurait des études intéressantes à faire. Il ne faut pas s’imaginer que nos souvenirs soient dans notre mémoire à l’état d’empreintes inertes. Ils y sont comme la vapeur dans une chaudière, plus ou moins tendus.
Au moment où l’esquisse aperçue va leur lancer un appel, tout se passe comme s’ils venaient d’abord se grouper en familles, selon leurs rapports de parenté et de ressemblance. Il y a des expériences de Münsterberg (antérieures à celles de Goldscheider et Müller) qui me paraissent confirmer cette hypothèse, quoiqu’elles aient été faites dans un but assez différent. Münsterberg, lui, écrit les mots correctement. Ce ne sont d’ailleurs pas des formules usuelles ; ce sont des mots isolés, pris au hasard. Ici encore le mot est exposé pendant un temps si court qu’il ne peut être perçu entièrement. Maintenant, pendant que l’observateur regarde le mot écrit, on lui crie à l’oreille un autre mot, de signification toute différente. Or voici ce qu’on trouve. L’observateur déclare avoir vu un mot qui n’est pas le mot inscrit, mais qui y ressemble par sa forme générale et qui, d’autre part, rappelle par sa signification le mot qu’on lui a crié à l’oreille. Exemple : on a écrit « Tumult » et on crie « chemin de fer. » L’observateur lit « tunnel ». On a écrit « Triest » et on crie le mot allemand « Verzweiflung » (désespoir). L’observateur lit « Trost », qui signifie « consolation ». Ainsi tout se passe comme si le mot « chemin de fer », prononcé à notre oreille, éveillait à notre insu des espérances de réalisation consciente chez une foule de souvenirs qui ont avec l’idée de chemin de fer des rapports de parenté (wagon, rail, voyage, etc.) ; mais ce n’est qu’une espérance, et celui de ces souvenirs qui reparaîtra effectivement à la conscience sera celui que la sensation présente, actuelle, aura déjà commencé à réaliser.
Tel est le mécanisme de la perception proprement (lite et tel est celui du rêve. Dans un cas comme dans l’autre il y a, d’un côté, des impressions réelles faites sur les organes des sens et, de l’autre, des souvenirs qui viennent s’encadrer dans l’impression et profiter de sa vitalité pour revenir eux-mêmes à la vie.
Mais alors, où est la différence précise, essentielle, entre percevoir et rêver ? Qu’est-ce que dormir ? Je ne demande pas, cela va sans dire, comment le sommeil doit s’expliquer physiologiquement. Ceci est une question spéciale et qui d’ailleurs est loin d’être résolue. Je demande ce qu’est le sommeil psychologiquement. Car notre esprit continue à s’exercer quand nous dormons, et il s’exerce, nous venons de le voir, sur des éléments analogues à ceux de la veille, sur des sensations et sur des souvenirs, comme aussi c’est d’une manière analogue qu’il les compose entre eux. Pourtant d’un côté nous avons la perception normale, et de l’autre le rêve. Où est la différence, je le répète ? Et quelle est la caractéristique psychologique de l’état de sommeil ?
Défions-nous des théories. Il y en a beaucoup sur ce point. On a dit que dormir consistait à s’isoler du monde extérieur, à fermer ses sens aux choses du dehors. Mais nous avons montré que nos sens continuent Il s’exercer pendant le sommeil, qu’ils nous fournissent l’esquisse ou tout au moins le point de départ de la plupart de nos rêves. On a dit : « S’endormir, c’est cesser de faire fonctionner les facultés supérieures de l’esprit. » Et on a parlé d’une espèce de paralysie momentanée des centres cérébraux supérieurs. Je ne crois pas que ce soit beaucoup plus exact. Dans le rêve, nous devenons sans doute indifférents à la logique, mais non pas incapables de logique. Il y a des rêves où nous raisonnons avec solidité et même avec subtilité. Je dirai presque, — au risque de paraître paradoxal, — que le tort du rêveur est souvent de raisonner trop. II éviterait l’absurdité s’il assistait en simple spectateur au défilé des images qui composent son rêve. Mais quand il veut à toute force en donner une explication, son explication, destinée à relier entre elles des images incohérentes, ne peut qu’être un raisonnement bizarre, qui frôle l’absurdité. Je reconnais d’ailleurs que nos facultés intellectuelles supérieures se relâchent dans le sommeil, que, la plupart du temps, les raisonnements du rêveur sont assez faibles et qu’ils ressemblent plutôt, parfois, à une parodie du raisonnement. Mais on en dirait autant de toutes nos autres facultés pendant le sommeil. Ce n’est donc pas par l’abolition du raisonnement, pas plus que par la fermeture des sens, que nous caractériserons le rêve. Il nous faut autre chose.
Il nous faut autre chose que des théories. Il nous faut un contact intime avec les faits. Il faut instituer une expérience décisive sur soi-même. Il faut qu’au sortir d’un rêve, — puisqu’on ne peut guère s’analyser dans le rêve lui-même, — on guette le passage du sommeil à la veille, qu’on serre ce passage d’aussi près que possible, et qu’on s’efforce ensuite d’exprimer par des mots ce qu’on aura éprouvé dans le passage. Cela est très difficile, mais on peut y arriver à force d’attention. Permettez donc au conférencier d’emprunter un exemple à son expérience personnelle et de raconter un rêve récent, ainsi que le travail qui s’effectua au sortir du rêve.
Donc, le rêveur rêve qu’il parle devant une assemblée, qu’il fait un discours politique dans une assemblée politique, Et voici que du fond de l’auditoire s’élève un murmuré. Le murmure s’accentue, il devient comme un grondement. Puis c’est un hurlement, un vacarme épouvantable. Et enfin résonnent de toutes parts, scandés sur un rythme uniforme, les cris : « À la porte ! à la porte !… » À ce moment il se réveille. Un chien aboyait dans un jardin voisin, et avec chacun des « Ouâ, ouâ » du chien un des cris « À la porte ! » se confondait. Eh bien ! voilà le moment infinitésimal qu’il faut saisir. Le moi de la veille, qui vient de reparaître, doit se retourner vers le moi du rêve, qui est encore là, et, pendant quelques instants au moins, le tenir, ne pas le lâcher. « Je ;te prends en flagrant délit. Tu entends crier une assemblée, et c’est un chien qui aboie. Tu vas me dire ce que tu faisais ! » A quoi le moi du rêve répondra : « Je ne faisais rien, et c’est par là justement que toi et moi nous différons l’un de l’autre. Tu t’imagines que pour entendre un chien aboyer, et pour savoir que c’est un chien qui aboie, tu n’as rien à faire ? Erreur profonde ! Tu accomplis, sans t’en douter, un effort considérable. Voici ce que tu fais. Tu prends ta mémoire tout entière, toute ton expérience accumulée ; et tu amènes cette masse formidable de souvenirs à converger sur un point unique, de manière à insérer exactement, dans le son que tu entends, celui de tes souvenirs qui est le plus capable de s’y adapter. Et il faut que tu obtiennes une adhérence parfaite, qu’entre le souvenir que lu évoques et la sensation brute que tu perçois il n’y ait pas le plus léger écart (sinon, tu serais précisément dans le rêve) ; cet ajustement, tu ne peux l’obtenir que par une tension de ta mémoire et une tension de ta perception, absolument comme le tailleur qui vient t’essayer un habit neuf tend, pour les épingler, les morceaux : de drap qu’il ajuste à la forme de ton corps. Tu fournis donc sans cesse, à tous les moments du jour, un effort énorme. Ta vie, à l’état de veille, est une vie de travail, même quand tu crois ne rien faire, car à tout instant tu dois choisir, et à tout instant exclure. Tu choisis-parmi tes sensations, puisque tu rejettes de ta conscience ces mille sensations subjectives qui reparaissent la nuit dès que tu t’endors, Tu choisis, — et avec une précision et une délicatesse extrêmes, — parmi tes souvenirs, puisque tu rejettes tout souvenir qui ne se moule pas avec exactitude sur ton état présent. Ce choix que tu effectues sans cesse, cette adaptation sans cesse renouvelée, c’est la première et la plus essentielle condition de ce qu’on appelle le bon sens. Mais tout cela te maintient dans un état de tension ininterrompue. Tu ne le sens pas sur le moment même, pas plus que tu ne sens la pression de l’atmosphère. Mais tu te fatigues à la longue. Avoir du bon sens, c’est très fatigant.
« Eh bien ! je te le répète, je diffère de toi précisément en ce que je ne fais rien. L’effort que tu donnes sans trêve, je m’abstiens purement et simplement de le donner. Au lieu de m’attacher à la vie, je m’en détache. Tout me devient indifférent. Je me désintéresse de tout. Dormir, c’est se désintéresser. On dort dans l’exacte mesure où l’on se désintéresse. Une mère qui dort à côté de son enfant pourra ne pas broncher au bruit du tonnerre, alors qu’un soupir de l’enfant la réveillera. Dormait-elle réellement pour son enfant ? Nous ne dormons pas pour ce qui continue à nous intéresser.
« Tu me demandes ce que je fais quand je rêve ?Je vais te dire ce que tu fais quand tu veilles. Tu me prends, moi, le moi des rêves, moi, la totalité de ton passé, et tu m’amènes, de contraction en contraction, à m’enfermer dans le tout petit cercle que tu traces autour de ton action présente. Cela c’est veiller, c’est vivre de la vie psychologique normale, c’est lutter, c’est vouloir. Quant au rêve, as-tu réellement besoin que je te l’explique ? C’est l’état où tu te retrouves naturellement dès que tu t’abandonnes, dès que tu n’as plus la force de te concentrer sur un point unique, dès que tu cesses de vouloir. Ce qui aurait bien plutôt besoin d’être expliqué, c’est le mécanisme merveilleux par lequel, à tout moment, ta volonté obtient instantanément et presque inconsciemment la concentration de tout ce que tu portes en toi sur un seulet même point, le point qui t’intéresse. Mais expliquer cela est la tâche de la psychologie normale, de la psychologie de la veille, car veiller et vouloir sont une seille et même chose. »
Voilà ce que dirait le moi des rêves. Et il nous dirait beaucoup d’autres choses encore si nous le laissions parler à son aise. Mais je vois que l’heure est déjà écoulée. Extrayons bien vite de ce discours la différence essentielle qui sépare le rêve de l’étal de veille. Dans le rêve, les mêmes facultés s’exercent que pendant la veille, mais elles sont à l’état de tension dans un cas, de relâchement dans l’autre. Le rêve, c’est la vie mentale tout entière, avec la tension, l’effort et le mouvement corporel en moins. Nous percevons encore, nous nous souvenons encore, nous raisonnons encore ; tout cela peut abonder dans le rêve, car abondance, dans le domaine de l’esprit, ne signifie pas effort. Ce qui exige de l’effort, c’est la précision de l’ajustement. Pour que le son d’un chien aboyant s’accroche au souvenir d’une assemblée qui murmure et crie, il n’y a rien à faire. Mais pour que ce son soit perçu comme un aboiement de chien, il faut un effort positif. C’est cette force qui manque au rêveur. C’est par là, par là seulement, qu’il se distingue de l’homme qui veille.
De cette différence essentielle on pourrait en tirer maintenant beaucoup d’autres. On arriverait à comprendre sans peine les principaux caractères du rêve. Mais je ne puis que tracer le programme de cette étude. Elle porterait surtout sur trois points, qui sont : l’incohérence des rêves, l’abolition que le rêve paraît souvent manifester du sens de la durée, et enfin l’ordre dans lequel les souvenirs se présentent au rêveur pour se disputer les sensations présentes où ils s’incarneront.
L’incohérence du rêve me paraît s’expliquer assez aisément. Comme le rêve a pour essence de ne pas réclamer un ajustement complet entre la mémoire et la sensation, mais au contraire de laisser du jeu entre elles, à la même sensation pourront convenir des souvenirs bien différents. Voici par exemple, dans le champ de la vision, une tache verte avec des points blancs. Ce pourra être une pelouse parsemée de fleurs blanches, ce pourra être un billard avec ses billes, ce pourra être une foule d’autres choses encore. Ces divers souvenirs, capables de profiter de la même sensation, courent derrière elle. Quelquefois ils l’atteignent l’un après l’autre, et c’est ainsi que la pelouse devient billard et que nous assistons à des transformations extraordinaires. Quelquefois c’est en même temps, tous ensemble, que ces souvenirs rejoignent la sensation, et alors la pelouse sera billard : de là ces rêves absurdes où un objet reste ce qu’il est tout en devenant autre chose. Comme je le disais tout à l’heure, l’esprit placé devant ces visions absurdes cherche une explication et souvent, par là, aggrave encore l’incohérence.
Quant à l’abolition du sens du temps dans beaucoup de nos rêves, elle est un autre effet de la même cause. En quelques secondes le rêve peut nous présenter une série d’événements qui occuperaient, pendant la veille, des journées entières. Vous connaissez l’exemple cité par M. Maury ; il est resté classique, et quoiqu’on l’ait contesté dans ces derniers temps, je le tiens pour vraisemblable, à cause du grand nombre d’observations analogues que j’ai trouvées éparses dans la littérature du rêve. Mais cette précipitation des images n’a rien de mystérieux. Pendant la veille, nous vivons d’une vie qui nous est commune avec nos semblables : notre attention à cette vie extérieure et sociale est la grande régulatrice de la succession de nos états intérieurs. Elle est comme le balancier de l’horloge, qui ralentit et découpe en tranches régulières la tension indivisée, quasi instantanée, du ressort. C’est ce balancier qui fait défaut au rêve, La précipitation, pas plus que l’abondance, n’est signe de force dans le domaine de l’esprit. C’est, je le répète, la précision de l’ajustage qui exige de l’effort. Et voila justement ce qui manque au rêveur. Il n’est plus capable de cette attention à la vie qui est nécessaire pour obtenir un réglage du dedans sur le dehors, une insertion parfaite de la durée intérieure dans la durée générale des choses.
Resterait enfin à expliquer comment le relâchement tout particulier de l’esprit dans le rêve explique la préférence donnée par le rêveur à tel souvenir sur d’autres, également capables de s’encadrer dans les sensations actuelles. Il y a un préjugé courant, qui veut que nous rêvions surtout des événements qui nous ont fortement préoccupés le jour même. C’est vrai quelquefois, mais quand la vie psychologique de la veille se prolonge ainsi dans le sommeil, c’est que nous dormons à peine. Un sommeil qui serait rempli de rêves de ce genre est un sommeil dont nous sortirions bien fatigués. Dans le sommeil normal et de profondeur moyenne nos rêves portent bien plutôt, — toutes autres conditions égales, — sur des pensées qui nous ont traversés comme des éclairs ou sur des objets que nous avons perçus sans presque y faire attention. Si nous rêvons des événements du jour même, ce sont les faits les plus insignifiants, et non pas les plus importants, qui auront le plus de chances de reparaître.
Je me rallie entièrement, sur ce point, aux observations de W. Robert, de Delage et de Freud. J’étais dans la rue, j’attendais un tramway mécanique, je l’attendais en dehors de la voie et ne courais pas l’ombre d’un danger : si pourtant, au moment où le tramway a passé, l’idée d’un danger possible m’a traversé l’esprit, que dis-je ? si mon corps s’est reculé instinctivement sans même que j’eusse conscience d’éprouver de la crainte, je pourrai rêver la nuit que le tramway me passe sur le corps. Je veille un malade dont l’état est désespéré. Si, à un moment donné, sans peut-être que je m’en sois rendu compte, j’ai espéré contre tout espoir, je pourrai rêver que le malade est guéri ; je rêverai guérison, en tout cas, bien plutôt que je ne rêverai maladie. Enfin les événements qui reparaissent de préférence dans le rêve sont ceux auxquels nous avons pensé le plus distraitement. Quoi d’étonnant à cela ? Le moi qui rêve est un moi qui se détend. Les souvenirs qu’il accueille le plus volontiers sont les souvenirs de détente ou de distraction, ceux qui ne portent pas la marque de l’effort.
Il est vrai que, dans le sommeil très profond, la loi qui régit la réapparition des souvenirs pourrait être bien différente. Nous ne savons presque rien de ce sommeil profond. Les rêves qui le remplissent sont, en règle générale, des rêves que nous oublions. Quelquefois cependant nous en retrouvons quelque chose. Et alors, c’est un sentiment tout spécial, étrange, intraduisible, que nous éprouvons. Il nous semble que nous revenons de très loin, — très loin dans l’espace et très loin dans le temps, Ce sont sans doute des scènes extrêmement anciennes, scènes de jeunesse ou d’enfance, que nous revivons alors dans tous leurs détails, avec la nuance affective qui les colora et imprégnées de cette fraîche sensation d’enfance et de jeunesse que nous chercherions vainement à ressusciter pendant la veille. Je crois que des expériences récentes, encore inédites, de M. Vaschide vont jeter quelque lumière sur ce sommeil profond et qu’elles nous montreront ici des rêves beaucoup plus cohérents que ceux dont nous conservons habituellement le souvenir.
C’est sur ce sommeil profond que la psychologie devra diriger son effort, non seulement pour y étudier le mécanisme de la mémoire inconsciente, mais encore pour scruter ces phénomènes plus mystérieux qui relèvent de la « recherche psychique ». Je n’ose me prononcer sur les phénomènes de cet ordre, mais je ne puis m’empêcher d’attacher quelque importance aux observations recueillies avec une méthode si rigoureuse et un si infatigable zèle par la Society of Psychical Research, dont on nous parlait ici l’autre jour. Si la télépathie influençait nos rêves, c’est vraisemblablement dans ce sommeil très profond qu’elle aurait le plus de chances de se manifester. Mais, je le répète, je ne puis me prononcer sur ce point. Je me suis avancé avec vous aussi loin que j’ai pu ; je m’arrête au seuil du mystère. Explorer les plus secrètes profondeurs de l’inconscient, travailler dans ce que j’appelais tout à l’heure le sous-sol de la conscience, voilà quelle sera la tâche principale de la psychologie dans le siècle qui s’ouvre. Je ne doute pas que de belles découvertes l’y attendent, aussi importantes peut-être que l’ont été, dans les siècles précédents, les découvertes des sciences physiques et naturelles. C’est du moins le vœu que je forme pour elle, c’est le souhait que je lui adresse en terminant. Et je vous adresse à vous, Mesdames et Messieurs, mes remerciements pour l’attention soutenue avec laquelle vous avez suivi cette conférence d’un bout à l’autre, quoiqu’elle ait dépassé, et de beaucoup, l’heure réglementaire.
Henry Bergson