Dans la série des races humaines, on peut constater tous les degrés possibles de l’aptitude arithmétique, depuis le génie des Newton et des Laplace, jusqu’à une impuissance absolue de concevoir la notion abstraite de nombre, séparée des faits concrets donnés par la perception directe.
Ce qui manque au sauvage, ce n’est jamais la perception du multiple. Il ne confond point un arbre avec deux, et deux avec trois ou quatre. Il sent très bien la différence entre deux, trois ou dix hommes, quand il s’agit de les combattre. Ce qu’il ne sait pas, c’est ce que nous sommes obligés d’enseigner à nos propres enfants, et non sans peine. C’est, entre plusieurs séries d’objets différents, en nombre égal, de généraliser la notion de ce nombre ; de l’abstraire de ces objets eux-mêmes, et de désigner cette notion, tout idéale, par un signe verbal qui doit se fixer dans la mémoire comme image auditive, s’y lier à ces idées numériques, accessibles seulement à l’intelligence, qui ne représentent plus aucune image visuelle déterminée, mais toutes sortes d’images partielles. Deux rappelle aussi bien à l’esprit l’idée de pieds que celle de mains ; trois peut évoquer le souvenir vague des parties similaires de certaines fleurs monocotylédonées ou de certains pieds d’animaux ; quatre peut rappeler soit les quatre membres des mammifères, soit les quatre pieds d’une table, et donne déjà, par conséquent, l’idée du carré ou de deux fois deux.
Le premier pas de l’entendement du sauvage et de celui de l’enfant dans cette voie, c’est de distinguer la notion abstraite d’unité de celle de pluralité, et ensuite de distinguer, dans la pluralité, la dualité de la triplicité et de pluralités encore plus grandes.
C’est ce qui explique comment le duel existe dans beaucoup de langues rudimentaires où l’on s’est étonné de le rencontrer ; tandis qu’il manque dans les langues plus analytiques des races, plus développées, qui ont déjà compris que deux n’est que l’unité ajoutée à elle-même et pour lesquelles, dès lors, la série des nombres continue de se dérouler par le même procédé, c’est-à-dire par l’addition successive d’autres unités.
Ce qui manque au sauvage, comme à l’enfant, pour arriver au concept de la série abstraite des nombres, c’est la possibilité de s’en faire une représentation mentale. Dans sa pensée, quatre arbres n’étant en rien identiques avec quatre pierres, entre ces différentes images il ne peut concevoir quelque chose de commun.
Cela n’empêche pas que quatre arbres, disposés de telle ou telle façon, ne se distinguent nettement pour lui de trois autres et ne laissent dans sa mémoire une image totale très différente. Mais quatre arbres en ligne lui laissent aussi une impression très diverse de quatre arbres disposés en quadrilatère.
Ce sont donc surtout les différences de distribution des objets dans l’espace qui le frappent et qui le conduisent aux différences de pluralité. Ce sont elles qui l’aident à distinguer les chemins parcourus, soit entre eux, soit des chemins nouveaux, et lui permettent de les reconnaître pour se diriger.
En effet, trois arbres ne donneront jamais la même sensation totale que quatre, surtout s’ils ne sont pas sur une même droite ; le plan géométral du paysage dont ils font partie sera toujours différent. Or, si l’homme sauvage est mauvais arithméticien, il est très bon géomètre. Il n’est pas habitué, comme nous, à faire intervenir les notions numériques dans la géométrie, à ce point qui devient un abus et nous fait nous heurter sans cesse à l’incommensurabilité des nombres qui n’existe pas, en réalité, pour les grandeurs continues, puisque celles-ci ne sont pas composées d’unités d’un ordre quelconque.
Le sauvage reconnaît donc, d’un premier coup d’œil, la forêt déjà parcourue il la distance relative des arbres, à leur hauteur, à leur grosseur, à l’inclinaison réciproque de leurs troncs, à la silhouette de leurs massifs, à leur essence, que lui révèlent la nuance de leurs troncs, l’angle que leurs branches font avec eux et la forme de leurs feuilles, de leurs fleurs, de leurs fruits. Il reconnaît le paysage déjà perçu au relief du sol, à ses accidents, aux ondulations de l’horizon, à mille détails qui frappent sa vue, grâce à son habitude de tout observer qui grave chaque détail dans sa mémoire, sans que les créations de son imagination troublent les impressions de ses sens. Il évalue les distances à la dégradation des tons, à la convergence des lignes et des plans en perspective ; mais, dans tout ce travail de comparaison entre ses sensations actuelles et passées, n’intervient jamais, ou du moins bien rarement, la notion de nombre, tout artificielle, qu’y introduisent nos géodésiens,
L’inégalité si grande de développement de la faculté de compter ou de concevoir les notions arithmétiques, que nous constatons chez les diverses races humaines, doit nous faire examiner et critiquer sévèrement les observations d’où l’on a cru pouvoir conclure que certains animaux savent compter. Il semble peu croyable que même les plus intelligents puissent acquérir les notions arithmétiques précises que l’éducation et surtout le langage peuvent seuls développer chez les représentants inférieurs de l’humanité ; car l’animal doit lutter contre une difficulté de plus : c’est l’absence de la parole ; l’absence d’un langage articulé, analytique et de termes appellatifs qui, seuls, permettent à notre esprit de faire la distinction des nombres successifs et des unités de divers ordres.
L’animal, avec son langage mimique, tout émotif, ne peut avoir un système de numération ; et, sans ce secours, la notion de nombre ne saurait être précise. Il distingue les grandeurs ; la mesure des quantités lui échappe. Comme l’enfant, comme les sauvages restés au degré le plus inférieur du développement social, il ne peut distinguer qu’entre peu et beaucoup, entre l’unité, la dualité et la pluralité dont les degrés divers restent fatalement plus ou moins confus dans ses perceptions. Parce que les notions de grandeur et de quantité résultent toujours chez lui de perceptions concrètes et totales, dont il ne peut analyser les éléments, faute de noms pour en incarner les abstractions dans sa mémoire, ses facultés mathématiques restent, plus encore que chez l’homme, exclusivement géométriques, étant fondées sur des perceptions toutes visuelles.Il connaît les faits, mais il les distingue surtout par leur ordre de coexistence dans l’espace, plutôt que par leur ordre de succession dans le temps. Ils se photograpbient dans son cerveau dans des vues d’ensemble dont il ne distingue pas assez les parties similaires pour les compter, en les séparant de toutes les autres.
C’est pourquoi l’animal, comme le sauvage, a surtout la mémoire des lieux. Cette mémoire est une succession de tableaux kaléidoscopiques, où il voit se remuer des formes et où se succèdent des sons. Il en distingue seulement ce qui lui est utile, ce qui l’émeut, ce qui lui donne plaisir ou peine, ce qui flatte ses instincts ou correspond à ses besoins, ce qui lui inspire de la crainte ou du désir. S’il arrive à compter, ce seront seulement les objets qui l’intéressent au point de vue de sa conservation, comme individu ou comme espèce.
Le loup, le renard sauront ainsi distinguer si un troupeau est gardé par un chien ou par deux, mais ne sauront pas, mieux que nous-mêmes, le nombre des moutons qui forment le troupeau. Seulement, s’ils en voient un ou deux à l’écart, c’est à ceux-là qu’ils s’attaqueront. C’est de même que nous distinguons les silhouettes de deux, trois, quatre peupliers au bord d’un ruisseau ; mais nous ne saurions dire le nombre des peupliers d’une avenue, que nous aurons toujours une tendance à exagérer, comme nous nous exagérons le nombre des becs de gaz que nous voyons en perspective dans une rue.
C’est par cette observation totale des lignes, des directions, des grandeurs, plutôt que des nombres, que l’animal acquiert l’habitude de reconnaître les chemins déjà parcourus, les lieux où il a chance de rencontrer sa proie ou d’échapper à ses ennemis. Il sait s’orienter à l’horizon, comme le sauvage, et, comme lui, mesurer les distances. Il a, comme lui, le flair de la direction qu’il doit prendre pour atteindre le but qu’il poursuit ; il a le sens du temps qu’il lui faudra pour y arriver ; mais on peut être à peu près certain qu’il ne mesure pas cette distance par un mètre quelconque pour l’évaluer en un certain nombre d’unités arbitraires. Les sauvages évaluent les distances par journées ou heures de marche, et par pas quand elles sont moindres. C’est encore ainsi que nos paysans illettrés les évaluent de préférence, en dépit des bornes kilométriques qui leur donnent les mesures exactes. On peut croire que, de même, l’animal les évalue par le temps nécessaire pour les parcourir, mais sans exprimer cette distance en unités nominales, le nom n’existant pas dans son langage mimique et émotif. La distance est donc pour lui une perception : ce n’est pas une idée.
Quand un chien en chasse doit traverser une futaie ou une jachère, il sait, par une aperception rapide, décrire toutes les courbes et tous les angles qui lui permettent d’éviter et de tourner tous les obstacles. Il sait mesurer son élan à la largeur du fossé qu’il doit franchir et trouver le point où il peut traverser une haie vive. Cette mécanique instinctive s’exerce chez lui spontanément, en vertu de théorèmes exacts, dont il n’a pas la conscience analytique, mais dont il trouve l’application avec une sûreté qui défie le génie de nos mathématiciens. Force, vitesse, masse, espace, temps : tout est calculé dans une équation toujours juste entre le but et les moyens avec une merveilleuse économie d’efforts et par la voie la plus rapide, sinon toujours la plus courte.
Dans ses rapports avec l’homme, attentif à la volonté du maître dont il a appris, au moins partiellement, il comprendre le langage, le chien comprend s’il doit venir ou aller, courir ou s’arrêter. Mais il le comprend moins à la phonétique des mots qu’aux intonations de la voix, à la direction du regard, au geste. Ce qu’il faut pour se faire comprendre des animaux, c’est surtout une mimique expressive, une forte accentuation, une mélopée, presque un chant. Un énergique juron de veneur ou de charretier est plus aisément interprété par eux que le plus éloquent discours. Il en est de même du langage des nourrices avec les enfants.
Le cheval comprend s’il doit aller à droite ou à gauche aux interjections, fortement articulées, de hue ! et dia ! mais à la traction de la bride, il mesure la valeur de l’angle qu’il doit faire dans l’une ou l’autre direction, jusqu’à tourner d’un coup sur lui-même si cette traction est à la fois énergique et brève. S’il se sent tirer également des deux côtés, il s’arrête court sur ses jarrets. Une très courte éducation lui suffit pour apprendre le langage, cependant assez compliqué, du manège. Il faut moins de temps pour dresser le cheval que le cavalier. Mais la notion de nombre n’intervient jamais en tout cela, bien que le cheval soit particulièrement sensible au rythme musical, qui est une mesure du temps.
L’animal possède donc le sens géométrique à un très haut degré. Il est en cela presque supérieur à l’homme, auquel il faut de longues explications et un certain entraînement pour lui faire comprendre certaines relations. On sait quelles difficultés on avait parfois avec nos conscrits illettrés pour leur faire distinguer leur droite de leur gauche. Rétifs à la parole, ils eussent plus vite obéi à la bride, comme les chevaux.
Les animaux sont-ils donc absolument dépourvus du sens arithmétique ? Non. Mais, comme les sauvages, ils n’ont des nombres qu’une aperception concrète qu’ils ne séparent pas de l’ensemble de leurs sensations. Certainement un chien, un loup savent distinguer un homme de deux ou de plusieurs et une grande troupe d’une petite. La netteté de cette aperception semble diminuer plus vite qu’en raison inverse de l’accroissement des nombres. En cela, l’animal est encore géomètre ; car s’il est aisé de distinguer un homme de deux, deux de trois et trois de quatre, ou même de cinq, six ou huit, s’ils sont placés, soit en lignes ou en files, soit aux angles d’un polygone régulier, l’opération devient beaucoup plus difficile s’ils sont dispersés sans ordre, sur un plan ou dans l’espace, et surtout si la silhouette des uns se profile sur les autres. Un groupe de plus de quatre personnes, en mutuel contact et irrégulièrement placées, ne donne plus l’aperception que d’une pluralité quelconque. Dès que leur nombre surpasse huit ou dix, il devient nécessaire pour l’évaluer de le décomposer en ses facteurs, ces personnes fussent-elles symétriquement placées.
D’une seule aperception, nous ne pouvons évaluer le nombre d’hommes que contient un régiment ; mais nous en faisons rapidement le compte dès que nous avons perçu le nombre des hommes du front, le nombre des rangs dans une compagnie et celui des compagnies.
Bien plus encore, sommes-nous incapables de distinguer 100 points en lignes, de 90 ou de 120, sans les partager en dizaines. L’animal qui, en pareil cas, n’a pas, comme nous, la faculté d’abstraction numérique ni la notion d’unités de divers ordres, multiples les unes des autres, serait à plus forte raison absolument incapable de faire cette opération.
Mais quand il s’agit de petits nombres dans l’ordre des choses concrètes, l’aptitude des animaux à distinguer ces nombres les uns des autres est non seulement évidente, mais indispensable à leur existence, soit individuelle, soit spécifique. Un loup ou un sanglier qui ne pourrait reconnaître le nombre des chiens qui l’attaquent ne saurait s’en défendre ; mais, s’il les compte, c’est par suite de la tactique même qu’il leur oppose et dans laquelle il suit des règles géométriques ; car si, de quatre chiens, deux l’attaquent par la droite et deux par la gauche, il reculera en leur faisant tête, de façon à n’être plus entre eux, mais à les avoir autant que possible en face et à portée de ses crocs. Si pourtant la meute est trop nombreuse, l’animal, affolé, perd la notion claire du nombre de ses adversaires et s’en défend en mordant au hasard celui qui le presse le plus. Ce n’est point autrement qu’un homme fait en pareil cas.
Les oiseaux savent-ils exactement le nombre des œufs qu’ils ont pondus dans leur nid ? Ils le savent au moins vaguement, car on ne peut leur en retirer un, sans qu’ils manifestent une inquiétude qui augmente d’intensité, si on leur en retire plusieurs. Mais ils manifestent la même inquiétude, si on dérange leurs œufs que si on leur en dérobe. C’est peut-être qu’ils s’aperçoivent plutôt du vide relatif fait dans leur nid, ou même du changement des relations de juxtaposition des œufs qui leur restent, que de leur diminution de nombre. Sept œufs dans un nid prennent naturellement une disposition symétrique ; six se rangeant autour du septième. Six ne peuvent former une figure régulière, qu’en laissant un vide entre eux ; tandis que cinq se disposent symétriquement sur un même cercle, si la concavité du nid est elle-même symétrique. Et tel est le cas le plus général. S’il n’en reste que trois, deux ou un seul, l’oiseau distingue certainement que l’ordre dans lequel il les a placés a été troublé et s’aperçoit de la soustraction au changement de cet ordre.
Quand les petits sont éclos, leurs différences de taille, de vitalité, de figure, de voix permettent à la mère de les reconnaître tous individuellement. Même ses œufs ne sont probablement pas pour elle aussi indiscernables que pour nous. L’instinct sexuel et maternel a, sous ce rapport, des clairvoyances spéciales. Des mères, des nourrices lie confondront jamais entre eux deux nourrissons que leurs pères prendraient l’un pour l’autre.
La poule domestique, à cet égard, paraît moins intelligente que les passereaux on les autres espèces sauvages. On lui fait indifféremment couver des œufs de faisans ou de canards, comme ceux d’autres poules, aussi bien que les siens. Mais la domesticité semble avoir troublé ses instincts. Elle en est venue à laisser ses œufs un peu partout, en dépit des soins des fermières de lui en laisser toujours un où elle a commencé à pondre, afin de l’engager à y retourner. Certaines races, pourtant, ont gardé des habitudes plus fixes.
La poule semble sa voir assez bien le nombre de ses poussins, une fois éclos ; car dès queJ’un d’eux s’est écarté hors de sa vue, elle le cherche et le rappelle. Mais c’est une impression fugace, et bien vite elle semble prendre son parti de la diminution de la petite troupe qui la suit. .
Les chattes savent certainement le nombre de leurs petits. C’est peut-être qu’elles les connaissent, chacun individuellement, à certaines différences de figure ou de pelage. Elles semblent d’ailleurs d’autant moins affectées de la perte de l’un d’eux qu’il leur en reste davantage. Au-dessous de quatre, elles cherchent activement celui qui leur manque et le demandent en miaulant. Leur inquiétude augmente beaucoup, s’il ne leur en reste qu’un. La disparition du dernier semble leur être beaucoup plus pénible. C’est que son absence leur est rappelée, en ce cas, par la gêne que leur fait éprouver leur lait. Dès que leurs petits sont sevrés, elles deviennent, au contraire, assez indifférentes à leur perte, dont cependant elles ne peuvent manquer de s’apercevoir, mais qui, rarement, semble leur inspirer du regret, bien que, jusque-là, elles aient continué de les caresser, de les lécher et de jouer avec eux. On peut, du reste, constater, à cet égard, de profondes différences individuelles.
Des faits très analogues s’observent chez les chiens. Les occasions ne manquent pas de constater que les premières notions numériques existent chez eux à l’état concret. Quand ils sont plusieurs dans une maison, ils s’aperçoivent bien de l’absence de leurs compagnons. Cependant, ils ne s’en affligent que rarement ; ils ne les cherchent pas. Leurs fréquents accès de jalousie, surtout entre chiens du même sexe, montrent qu’ils savent distinguer entre eux. Ils discernent mieux l’absence de l’un ou l’autre des membres de la famille de leur maître et celle des gens qu’ils sont accoutumés de voir dans la maison. Tout cela peut s’expliquer par la connaissance nette qu’ils ont de chacun d’eux, plutôt que par la notion d’unités faisant partie d’un nombre, L’attachement inégal qu’ils montrent aux divers membres de la famille ou aux diverses personnes qui vivent ou viennent dans la maison prouve qu’ils font entre eux de profondes différences ; or la notion de différence entre plusieurs individus entraîne et suppose celle de leur nombre, mais elle peut y rester comme enveloppée dans leur perception totale.
À la poursuite du lièvre qu’ils chassent, les chiens courants sont un instant troublés, s’ils en lèvent un autre. Parfois ils s’arrêtent, comme incertains, se demandant lequel ils doivent suivre. Les bons chiens ne se laissent pas détourner de la piste du premier qu’ils savent déjà fatigué. Quand le chien couchant tombe en arrêt devant une compagnie de perdreaux, les mouvements de sa tête et de ses yeux suivent ceux qui s’écartent à droite ou à gauche. Si la troupe est nombreuse, il est incapable d’en évaluer le nombre, ce que le chasseur lui-même ne peut faire, même en plein vol.
Le chien de berger connaît-il le nombre de têtes du troupeau qu’il garde ? Il le surveille, prêt à s’élancer sur les individus qui s’écartent ; mais qu’en son absence un ou deux d’entre eux soient vendus par le berger ou emportés par le loup, ce fidèle gardien ne les cherche pas. Il ne s’en aperçoit pas. Il continue de veiller sur le reste avec la même intelligence, le même courage et à mordre avec zèle les jambes des sujets, rebelles ou retardataires, dans la mesure suffisante pour les forcer à lui obéir, sans les blesser.
Que doit-on donc penser des chiens, dits savants, auxquels on prétend avoir appris à compter ? Il est absolument improbable qu’ils se soient réellement élevés à la notion abstraite de nombre. Mais ils ont appris à associer certains signes ou certaines paroles de leur maître, à certains signes graphiques, dont la figure géométrique s’est tracée dans leur mémoire. Ainsi peut s’expliquer qu’un caniche apprenne à jouer aux dominos, c’est-à-dire à rapprocher d’un signe donné un signe de figure semblable. On lui ferait jouer de même à l’écarté dans cette mesure où il n’aurait qu’à donner de la couleur demandée.
De même que le cheval associe les mots hue ! et dia ! avec sa droite et sa gauche, de même que les chiens associent le son du cor ou de la trompe à l’idée de la chasse, de même aussi peuvent-ils associer aux chiffres qu’on leur montre les noms répétés de ces chiffres, mais sans comprendre leurs relations numériques et sans les discerner autrement que par leurs différences de figure. On peut leur apprendre à disposer, au commandement, ces chiffres dans un certain ordre, mais sans qu’il soit possible de supposer qu’ils en comprennent la signification arithmétique, dont la notion manque à leur intellect, au moins autant qu’à celui de certaines races humaines inférieures qui comptent sur leurs doigts jusqu’à cinq, et qui, n’ayant pas de nom spécial pour exprimer ce nombre, disent pour cinq : une main.
Cependant si tous les hommes ne sont pas arrivés à compter même jusqu’à cinq, si, dans plusieurs races, ils expriment toute pluralité, au-dessus de la dualité, par beaucoup ; si enfin nos enfants n’arrivent que bien rarement, par eux-mêmes, à compter, tous les êtres humains qui sont capables d’apprendre et de parler un langage articulé sont aussi, jusqu’à un certain degré, capables d’apprendre les noms des nombres d’après un système de numération.
Si le chien ne compte pas, c’est surtout parce qu’il ne parle pas, bien qu’en certaine mesure, il comprenne la parole. Il est vis-il-vis de nous, comme un étranger qui peut comprendre quelques mots de notre langue sans pouvoir la parler.
Si Lubbock a pu avoir l’illusion d’apprendre à lire à son chien, c’est grâce à cette faculté, déjà constatée souvent chez d’autres, d’associer des signes vocaux à des formes ou figures quelconques, et même à des signes graphiques, chiffres ou lettres. Le chien de Lubbock n’a certainement rien compris à la valeur idéographique des figures qu’il lui montrait tracés sur des cartons ; mais leur figure, gravée dans sa mémoire, s’y est associée aux sons qu’il lui répétait en les lui montrant et à certains actes qu’il devait faire, pour obtenir de son maître des caresses ou des récompenses. C’est ainsi qu’il a pu arriver à distinguer les cartons qu’il devait lui apporter pour demander à boire, à manger ou à sortir, de façon que son propre désir fût satisfait. Du reste, la façon la plus rapide de montrer à lire aux enfants est de leur montrer à la fois l’image d’un objet et le mot qui le désigne, de sorte que les deux figures restent associées dans leur mémoire. Ce n’est point autrement qu’ils apprennent à parler. En nous écoutant, ils associent les mots aux actes ou aux choses qu’ils expriment, parce qu’ils voient les choses ou sont témoins de ces actes. Mais le nom ou le verbe, étant toujours générique, c’est-à-dire abstrait, puisqu’il s’applique à un ensemble de modalités qui constituent des ressemblances plutôt que des identités et admettent certaines différences, pour parler, comme pour compter, il faut que l’intelligence soit capable de faire abstraction de ces différences. Il ne paraît pas qu’aucun de nos animaux domestiques se soit élevé jusque-là ; mais nous n’avons pas le droit de préjuger l’absence de cette faculté chez certaines espèces animales, telles que les abeilles et les fourmis, dont on ne peut comprendre les mœurs sociales sans leur supposer un langage idéographique formé, comme le nôtre, de notions générales et abstraites. Si les chiens ne comptent pas, les abeilles et les fourmis savent peut-être le nombre de leurs larves et celui des membres de leur communauté.
Il serait d’ailleurs bien extraordinaire de trouver, chez un animal aussi éloigné de l’organisation de l’homme que le chien, dont le cerveau présente des circonvolutions si simples, une quasi identité de facultés mentales, et une éducabilité qui manque à des races humaines tout entières. N’est-ce point assez d’avoir à constater qu’entre l’état intellectuel des chiens et celui des Boschimans, des Tasmaniens, des veddah, qui ne savent compter que jusqu’à deux et ensuite disent plusieurs, ou beaucoup, la différence est aussi petite que possible et le passage insensible.
Il est d’ailleurs évident qu’un cheval ou un chien savent aussi bien qu’un sauvage qu’ils ont quatre membres. Certains renards, pris au piège, savent s’ingénier de toutes façons pour se dégager. On en a vu se couper une patte plutôt que de rester prisonniers. Il y a là un effort de volonté, en dépit de l’instinct qui sollicite tout animal à fuir la souffrance, qui surpasse l’énergie morale dont la plupart des hommes sont capables, et un courage qui suffirait à illustrer un héros, fût-il aussi illettré qu’un renard peut l’être. Mais, de plus, un tel acte fait preuve d’une puissance d’application des moyens au but qui ne peut être qu’un acte d’intelligence autrement compliqué que l’effort nécessaire pour compter jusqu’a vingt, il l’aide de ses dix doigts et de ses dix orteils, comme le font presque tous les sauvages.
La difficulté de l’art de lire, pour les enfants, consiste moins dans l’association de certains sons avec certains signes déterminés, que dans l’association des signes de même valeur phonétique entre eux, quand ils présentent différentes figures ; c’est de saisir l’équivalence des majuscules et des minuscules, imprimées ou écrites, avec des caractères ou des écritures différentes, entre lesquelles il faut saisir les analogies, en faisant abstraction de leurs différences. Il en est de même pour la lecture des chiffres. Les enfants liraient mieux les chiffres romains, qui sont idéographiques, que les chiffres arabes, tout arbitraires, si on les leur enseignait les premiers ; tandis qu’ils ont peine à les identifier, si on les leur enseigne après les autres. De même un chien reconnaîtrait plus aisément ceux-là que ceux-ci.
Identifier entre eux des caractères différents, c’est un acte d’abstraction et de généralisation identique à celui qui consiste à séparer des mêmes nombres d’objets concrets la notion numérique elle-même. C’est cette faculté d’abstraction — si générale et si spontanément développée chez les races humaines supérieures, assouplies depuis longtemps aux traditions civilisatrices et en possession d’une longue éducation héréditaire qui, chez les races inférieures, s’atténue, par degrés insensibles, au point d’y descendre au même niveau que chez les animaux eux-mêmes. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’elle paraisse, sinon absente chez ceux-ci, du moins réduite à son degré le plus rudimentaire. En somme, il y a, sous ce rapport encore, moins de différence de l’animal aux individus humains les .plus inférieurs, qu’entre ceux-ci et les représentants supérieurs de l’intelligence humaine. Un simple caniche est plus près d’un Boschiman que celui-ci ne l’est d’un Aristote ou d’un Newton.
C’est exclusivement à l’aide du langage descriptif et idéologique, qui classe dans l’esprit les choses et les actes sous divers vocables ou images auditives, que se développe cette faculté d’abstraire et de généraliser qui, chez les races inférieures, est d’autant plus faible que leur langue est moins analytique et moins riche en termes abstraits. C’est faute d’un langage commun entre l’homme et l’animal qu’il est impossible d’éveiller chez celui-ci cette faculté qui lui manque, parce qu’il manque du moyen même de l’acquérir. Aucun pont n’existe, en réalité, entre l’intelligence animale et l’intelligence humaine. Tandis que notre langage, descriptif et objectif, associe un son à chaque image visuelle, le langage de l’animal n’exprime que des émotions et des passions. Il est tout subjectif. Le plus souvent, il reste plus intraduisible pour nous que le notre ne l’est pour eux ; c’est seulement quand nous voulons peindre, décrire, raconter, exprimer des idées, qu’ils ne peuvent réussir à nous comprendre ; car rien ne nous est plus aisé que de leur faire partager nos émotions, notre tendresse, notre colère ou notre haine. Ils comprennent notre mimique, mieux que nous ne comprenons la leur, et par la mimique nous pouvons même leur faire comprendre les causes de nos émotions, quand elles sont d’un certain ordre. La seule condition, c’est de nous adresser à des espèces naturellement sociales, habituées à se communiquer entre elles leurs propres émotions, au moyen d’un certain ensemble de signes, ou par une mimique plus ou moins expressive.
Dès qu’un chien de chasse voit sou maître, chaussé de ses guêtres, prendre son carnier, son fusil, il comprend qu’il va l’accompagner. La signification de ces objets est claire pour lui. 11 peut même s’habituer à associer dans sa mémoire un son à ces i mages et savoir ainsi le nom don t nous les désignons, dans la langue qu’il nous entend parler. On peut, dès lors, l’habituer à aller chercher guêtres, souliers et carnier au commandement. Il apporterait le fusil, s’il avait un autre organe de préhension que sa gueule. Si, quand il a apporté un soulier, on lui envoie chercher l’autre, il comprend certainement qu’il y en a deux. Jusque-là il a certainement la notion de la dualité. Il n’en ignore que le nom, qui pour lui, en cette circonstance, ne peut être que ce vocable, l’autre, quand plusieurs fois on lui a fait exécuter ce même ordre. Un chien, accoutumé à l’exécuter par un maître français, passant aux mains d’un maître anglais, aurait vite fait de comprendre l’identité des mots the other et l’autre, parce qu’ils seraient prononcés tous les deux, par deux hommes différents, avec la même accentuation, la même intonation, sous l’empire des mêmes émotions, en dépit de la modification des vocables auxquels l’animal ne s’attache pas. Pour lui, la parole humaine est un jappement, qu’il interprète d’après la même règle que les siens ; tout comme nous interprétons ses voix en leur prêtant nos formes grammaticales et logiques.
Si chez nos ancêtres le nombre trois a dû procéder de ce même pronom indéfini, l’autre, the other, anders, d’où sont sortis trois, tre, tree, third, terzo ; c’est qu’en parlant ensemble, ils étaient amenés à identifier la notion d’un troisième individu ou des autres, dont ils parlaient, avec le nombre trois.
En réalité, une seconde unité, ajoutée à la première, est le commencement de toute la numération et le fondement de l’arithmétique. Puisqu’il est des races humaines qui n’ont jamais été plus loin, il ne faut pas s’étonner que les animaux s’arrêtent là.
Mais ils ne s’y arrêtent pas. Ils continuent à procéder par additions successives ; tandis que nous avons réalisé ce progrès de procéder par multiplications, en constituant nos systèmes arbitraires de numérations. Nous sommes ainsi arrivés à faire du calcul un art, fondé sur des notions idéales. Les animaux, au contraire, ont une notion concrète des nombres plus développée que nous ne le supposons et peut-être plus développée qu’elle ne l’est chez nous, justement par ce fait que l’abstraction leur est moins aisée, sans le secours d’un langage idéographique et d’un système de numération qui n’est possible qu’avec un tel langage.
Il ne faudrait pas croire, cependant, que l’animal est incapable de toute notion abstraite et de toute généralisation. Loin de là ; mais les notions générales étant faites de ressemblance et les notions individuelles de différences ; il est plus frappé que nous ne le sommes des caractères individuels. En cela, encore, l’animal se rapproche de l’enfant et du sauvage, qui n’ont ni l’un ni l’autre la notion générique d’homme. L’enfant a d’abord la notion, tout individuelle, de sa mère ou de sa nourrice, qu’il distingue très nettement de tous ceux qui l’entourent, au point de crier et pleurer quand d’autres veulent le prendre. La notion générale faite de tous les traits communs à tous les individus différents qu’il voit ne se dégage que lentement. C’est pourquoi la langue des sauvages manque quelquefois des mots arbre ou animal, tandis que chacun des arbres qui leur sont utiles, et des animaux qui les servent ou qu’ils redoutent, y est désigné par un terme précis, descriptif et qui ne s’attache à aucun autre. Dans chaque animal nouveau qui les frappe, ils voient d’abord en quoi il diffère de ceux qu’ils connaissent et le désignent par cette différence. Un chacal est, pour eux, un chien qui n’aboie pas. Ce qualificatif devient vite le nom spécifique de l’espèce, la notion de ressemblance s’eûaçau t peu à peu sous la notion de diïïérenee. Mais ils ne s’attachent à spécifier ainsi que les différences qui les intéressent, et le premier nom générique qu’ils trouvent pour les animaux ou les végétaux est tiré du caractère d’inutilité ou de nuisance qu’ils constatent chez les espèces qui ne leur présentent que ceux-là. Ainsi, pour tous nos paysans, toute plante sauvage est une herbe, identique à celles qu’Ils sarclent ou brûlent. Le latin arbor vient certainement de la qualité commune à tous les arbres de servir de combustible. La preuve que les Aryas primitifs n’avaient pas d’abord de nom générique pour les désigner, c’est que, dans tous les dialectes européens, leurs descendants se servent de mots qui n’ont point de racine commune, comme on le voit entre le latin arbor, le grec δενδρον, l’allemand baum, l’anglais steam. On constate la même différence originelle entre le latin bestia, d’où sont venus le français bête,l’anglais beast, et le grec &dzeta;ωον ou Θηρ, d’Où est sorti l’allemand thiere, le hollandais dier. Le français-latin animal est le premier nom générique qui soit sorti de la ressemblance commune que présentent les animaux d’être vivants ou animés. Aussi est-ce un terme récent appartenant à la langue philosophique.
De même, nous pouvons croire que le chien n’a aucune notion générique d’homme, d’animal ou de plante, mais seulement celle de certains hommes, de certaines femmes ou de certains enfants ; et que chaque espèce, animale ou végétale, est pensée par lui comme une représentation de sa figure individuelle, avec toutes les différences qui la distinguent de toutes celles qu’il a observées. Il est impossible à notre propre imagination d’évoquer l’idée d’un animal ou d’un végétal qui ne soit pas tel ou tel animal, telle ou telle plante ; l’effort que nous faisons en ce sens n’aboutit qu’à faire passer devant notre esprit toute une succession de Végétaux ou d’animaux les plus différents. Qu’on nous ôte l’usage de ces noms génériques, la notion générale disparaîtra avec eux.
Faute de langage articulé et descriptif, aucun objet ne pouvant avoir pour l’animal de représentation phonétique et d’image auditive, il pense directement les choses par une sorte de vue intérieure, très précise, qui ne permet aucune erreur, aucun sophisme verbal, et non, comme nous, par cette sorte d’audition intérieure, qui tend à remplacer les choses par leurs noms, qui fait que nous parlons à nous-mêmes notre pensée avant de la parler tout haut et que nous nous trompons aussi bien que nous mentons aux autres, quand la définition intérieure que nous nous donnons des mots ne correspond pas au défini. C’est la source la plus féconde des erreurs humaines.
Ce qui est surtout difficile, en l’absence d’un langage commun entre l’homme et l’animal, c’est de faire comprendre à ce dernier ce qu’on demande de lui et le but des actes qu’on le sollicite à accomplir. Le chien surtout ne souhaite que de nous obéir et de nous complaire ; la difficulté est de lui expliquer ce que nous voulons de lui.
On avait habitué un jeune chien à aller, au commandement, chercher du bois au grenier pour entretenir le feu. Cet exercice l’amusait et après avoir apporté une première bûche, il ne demandait pas mieux que d’y retourner. Il fallait le rappeler et lui dire : assez ! Mais un jour qu’il était seul et ennuyé de sa solitude, il déménagea tout le bois, morceau par morceau. Il n’avait pas compris le but de l’acte qu’on lui faisait accomplir et n’y avait vu qu’un jeu, comme celui de rapporter un bâton. Des enfants, d’ailleurs, seraient capables d’étourderies analogues et, par instinct d’imitation, des singes en feraient tout autant.
Aurait-on pu apprendre à compter à ce chien, comme le croit Houseau, en l’envoyant chercher tantôt deux, et tantôt trois morceaux de bois, et, progressivement, de plus grands nombres ? Il en faut douter, puisqu’il n’avait pas même dégagé de l’acte qu’on lui commandait cette idée générale que tous les morceaux de bois qu’il apportait étaient mis dans la cheminée et brûlés, qu’on ne l’envoyait les chercher que pour cela et qu’il ne fallait en apporter que le nombre dont on avait besoin.
Si, en général, les efforts faits en vue d’éduquer les animaux sont restés infructueux, plus encore de la part des savants qu’entre les mains d’industriels procédant sans vues théoriques, c’est qu’on a commis des erreurs graves dans l’analyse des facultés humaines elles-mêmes, en supposant, par exemple, que l’aptitude arithmétique était plus élémentaire que l’aptitude géométrique. On a voulu, d’après cela, apprendre à compter aux animaux, qui sont surtout capables de mesurer. C’est une notion toute différente, mais qui peut être plus nettement développée chez eux que chez nous. On a voulu en faire des arithméticiens, quand par nature ils sont des géomètres, très capables de distinguer entre elles les formes des chiffres, mais non d’y attacher l’idée abstraite de nombre, séparée des objets dans lesquels elle se réalise.
Habitués que nous sommes, par notre civilisation industrielle et les lois économiques de l’échange, à voir intervenir la notion de nombre dans tous nos besoins, tous nos actes, tous nos travaux, nous avons perdu la conscience du rôle insignifiant qu’elle joue, au contraire, dans la vie animale, où celle de grandeur reprend toute la prépondérance.
L’animal a le sens très précis de la grandeur. Il sait mieux que nous la mesure du temps, celle de la distance. Les moineaux de nos parcs savent très bien laisser, entre eux et nous, juste celle qui leur est nécessaire pour s’envoler, même quand ils affectent la plus grande confiance.
Il semble toutefois démontré que les animaux ont tous, plus ou moins, la faculté d’évaluer le nombre des objets coexistants dans l’espace, c’est-à-dire, jusqu’à certain point très variable, d’analyser les éléments semblables ou analogues de leurs perceptions visuelles ou auditives, tant que le nombre en est assez restreint.
Ont-ils de même la faculté d’évaluer les nombres comme répétitions successives des mêmes faits dans le temps, c’est-à-dire de compter la réitération des mêmes perceptions ?
On me raconte qu’un employé avait l’habitude chaque jour, en allant à son bureau, de donner du sucre à un chien du voisinage qu’il rencontrait sur son passage. Ce chien évidemment comptait sur son retour quotidien. Comme il avait coutume de lui donner successivement trois morceaux de sucre, le chien attendait et demandait jusqu’à ce qu’il eût obtenu le troisième, puis semblait satisfait et n’insistait pas davantage. Il avait donc la notion de ces trois faits successifs et pouvait les compter.
Je tiens de bonne source qu’un moineau familier partait chaque jour de la maison, où il vivait en liberté, un peu avant l’heure où les écoliers de la ville sortaient de classe. Il allait attendre à la porte de l’école l’enfant de la famille dont il était l’hôte et revenait avec lui perché sur son épaule. Un jour, l’oiseau partit comme d’habitude, mais ne revint pas. Il avait probablement été la proie d’un chat, pendant qu’il attendait son jeune maître.
Rien, du reste, n’est plus fréquent, chez les animaux, que ces actes quotidiens à heures fixes ; mais on a aussi la preuve qu’ils savent mesurer de plus longues périodes.
Un chien s’échappait chaque samedi soir pour aller au-devant de son maître, qui revenait passer le dimanche à la maison et en repartait le lundi matin. Mais le chien, à son départ, refusait de l’accompagner et allait se cacher tristement, comme lui faisant reproche de s’en aller.
Ce chien savait-il donc compter les six jours de la semaine pendant lesquels son maître était absent ? Il est plus probable que son retour, le samedi, lui était annoncé par certains faits consécutifs qui se produisaient seulement ce jour-là dans la maison et à la suite desquels il était accoutumé à voir revenir son maître.
Les exemples surabondent d’animaux qui ont montré la faculté de mesurer le temps.
Houzeau de le Haie cite un pélican qui, vivant avec une famille de pêcheurs à Saint-Domingue, recevait pour toute nourriture les déchets jetés en nettoyant le poisson. À cette fin, il allait chaque jour sur la plage attendre le retour des bateaux. Or ces pêcheurs observaient le repos du dimanche, et, à la longue, l’oiseau eut une notion si précise du retour de ce jour de jeûne que, tout habitué qu’il fût, les autres jours, à aller au-devant des pêcheurs, il ne bougeait jamais le dimanche du tronc d’un arbre sur lequel il se tenait perché dans la cour.
Faut-il pourtant supposer que ce pélican comptait les six jours consécutifs, après lesquels l’expérience lui avait appris que ses maîtres n’allaient pas à la pêche ? Non. Il mesurait réellement chaque jour le temps qui ramenait pour lui le moment de faire son voyage quotidien ; quant au retour du septième jour, il est hautement probable qu’il en était prévenu par l’allure des gens de la maison ce jour-là ; qu’il avait, par exemple, compris que, le jour où ils ne pêchaient pas, ses maîtres revêtaient d’autres habits. Il faisait ce que fait le chien de chasse qui sait que son maître va l’emmener quand il prend son fusil et son carnier ou qu’il met certain costume. En cela, lès animaux font preuve de la faculté d’associer des idées, d’observer les faits consécutifs et d’établir entre eux un lien de corrélation ; toutes choses d’ailleurs qui sont surabondamment démontrées et qui ne prouvent pas moins d’intelligence que la connaissance de dix signes exprimant les dix premiers nombres, ou même que l’emploi d’un système de numération pour en exprimer de plus grands.
Broderip a de même raconté que le chien d’un ministre protestant anglais s’échappait toujours le dimanche pour rejoindre son maître à l’église. Un samedi soir on l’emprisonne. Le samedi suivant, quand arriva l’heure de l’enfermer, Toby avait disparu, et il resta caché jusqu’au lendemain, à l’heure où le service religieux le ramena dans l’église. Il est évident qu’en agissant ainsi, il avait raisonné toute sa conduite, montré de la mémoire, de la prévoyance, du calcul. Mais avait-il eu la notion de la durée de la semaine ? En avait-il compté les jours ? C’est peu probable. Toby, comme tous les chiens, savait l’emploi des heures de chaque journée, connaissait le retour périodique du jour de repos et, à certains signes, savait quand son maître devait sortir. Le samedi, et le samedi seulement, il était employé à tourner la broche. Il avait pu se rendre compte que c’était toujours le lendemain que son maître allait à l’église ; c’était aussi, après avoir rempli cette même fonction, qu’il s’était vu enfermé le samedi précédent ; ce fut aussi à ce même moment, la semaine suivante, qu’il crut prudent de s’esquiver. Comme le pélican, dont nous parlions tout à l’heure, il avait su observer des faits consécutifs et en avait fait son profit pour éviter une punition et satisfaire un désir.
Si cette période des sept jours de la semaine, que l’enfant au-dessous de sept ans est rarement capable de supputer, à moins qu’elle n’amène pour lui le retour périodique de certains événements, n’excédait pas aussi l’intelligence du chien, celui-ci pourrait facilement mesurer des périodes de deux ou trois jours. « j’ai essayé, dit Houzeau, pendant trois semaines consécutives, de répéter la même promenade avec mes chiens à deux jours d’intervalle, exactement à la même heure. Il leur eût suffi de compter jusqu’à deux pour déterminer la période. Le vingtième jour, c’était la dixième répétition périodique, et, bien que toute excursion fût la cause d’une grande joie pour ces animaux, je n’ai jamais remarqué qu’ils y fussent disposés spontanément, ni même qu’ils parussent y compter avant d’avoir vu mes préparatifs de départ. »
Houzeau en conclut que le chien ne sait pas compter les jours. Quand il s’agit, au contraire, d’actions quotidiennes répétées à des heures réglées, il constate que le chien s’attend à leur retour et sait nettement distinguer l’heure où elles doivent se produire.
C’est ainsi que le chien Toby et le pélican de Saint-Domingue avaient pu constater, depuis longtemps et peut-être pendant plusieurs années, que chaque dimanche ramenait la même succession d’événements. Ce n’était donc pas à un fait isolé qu’ils reconnaissaient le retour de ce jour de la semaine, mais à tout un ensemble de faits ; car, non seulement ce jour-là il se passait dans la maison, dans la famille des choses toutes particulières, ne fût-ce que des lavages et nettoyages plus sérieux, mais dans toute la ville ou le village se produisaient des bruits inaccoutumés, tels que le son des cloches et des allées et venues insolites. Au bout d’un certain temps de ces retours périodiques, des animaux pourraient en avoir acquis la conscience et avoir pris l’habitude de les prévoir dans leur succession, aussi bien que le chien qui, tous les matins, voyant son maître sortir, prévoit l’heure à laquelle il rentrera le soir et va à sa rencontre ou l’attend près de la porte, si ses sorties et ses rentrées sont régulières pendant un assez long temps. Une expérience de vingt jours, comme celle de Houzeau, pour une périodicité intermittente de deux jours l’un, n’était donc pas suffisante pour être considérée comme probante.
Houzeau, d’ailleurs, reconnaît que certains animaux sont capables de mesurer des durées de temps qui les intéressent particulièrement. Dans le genre crocodile, dit-il, la femelle abandonne ses œufs dans le sable pendant dix à quinze jours, selon les espèces, et revient à point nommé pour les ouvrit- au moment propice pour l’éclosion des petits. Que les animaux aient, en général, une mesure plus précise des périodes qui se rattachent ainsi aux besoins de leur vie organique ou spécifique, que des périodes plus artificielles dont ils ont pris l’habitude en domesticité ou par suite de leurs relations avec l’homme, cela se conçoit aisément, une habitude héréditaire ayant toujours plus de force que celles qui ont été acquises par l’éducation.
Houzeau cite encore des faits montrant que quelques animaux peuvent compter soit le nombre de certains objets, soit celui des actes semblables qu’ils voient s’accomplir ou qu’ils accomplissent eux-mêmes, pourvu que ces nombres ne soient pas trop élevés.
Ainsi, lorsque la pie (Pica caudala) est surveillée par un groupe de chasseurs, elle ne bouge pas avant que ceux-ci ne s’éloignent. S’ils s’en vont l’un après l’autre isolément, elle ne se trompe point jusqu’au quatrième ; mais, s’ils sont plus nombreux, elle quitte parfois sa cachette trop vite et montre ainsi qu’elle se trompe dans son calcul.
Il suit aussi de l’observation suivante que les mulets savent compter jusqu’à cinq. Dans certaines villes des États-Unis, la traction des chemins de fer s’opère par ces animaux. À la Nouvelle-Orléans en particulier, on les préfère aux chevaux. Il existe un embranchement assez court où chaque mulet fait cinq fois le voyage avant d’être dételé. Le vétérinaire de la compagnie a constaté, et Houseau l’a vérifié lui-même, que les mulets qui font ce service restent silencieux pendant les quatre premiers voyages ; mais à la fin du cinquième, dès qu’ils arrivent à la station, ils hennissent, sachant qu’on doit les ramener à l’écurie.
Dans les charbonnages du Hainaut où l’on emploie des chevaux à la traction souterraine, ceux-ci comptent le nombre des voyages quotidiens qu’ils effectuent et qui peut s’élever jusqu’à trente ou au delà. Lorsque le nombre de voyages que chaque cheval est habitué à faire est atteint, au lieu de venir se replacer de lui-même, comme il le fait jusque-là, à la tête du train de retour, il se rend sans hésitation à l’écurie.
Un tel fait mériterait de faire l’objet d’expériences très précises, portant sur les conditions dans lesquelles il se produit et sur différents sujets. Chaque cheval n’est-il pas prévenu de la fin de sa tâche par quelque signe extérieur, comme serait le changement de son conducteur, la sortie d’une escouade d’ouvriers, l’arrivée du cheval qui doit le remplacer lui-même, l’heure de ses repas ? Compte-t-il réellement le nombre des excursions ? Ne l’estime-t-il pas plutôt par la durée du travail ? Enfin n’a-t-on pas conclu trop vite de quelque fait accidentel ?
On comprend quel haut degré de développement supposerait chez un animal le fait de compter jusqu’à trente en un certain nombre d’heures. En pareil cas, un homme s’y tromperait presque toujours, s’il n’avait recours à quelque moyen d’enregistrer chaque excursion à mesure qu’elle est achevée.
Rien n’est plus difficile à compter que la répétition d’un même acte durant une certaine période de temps consécutive. Pas une femme peut-être ne pourrait dire son chapelet, composé de cinq dizaines, si elle ne comptait sur les grains.
Le fait de compter mentalement jusqu’à trente, sans procédé mnémonique et surtout sans le secours de noms de nombre, serait presque incompréhensible chez nous, à plus forte raison serait-il merveilleux chez un animal.
Il n’en reste pas moins établi que plusieurs oiseaux et quadrupèdes sont capables de compter au moins jusqu’à quatre ou cinq, peut-être plus. On ne peut discuter que la limite supérieure de cette faculté, qui doit varier selon les espèces et même selon les individus, puisque dans l’humanité elle-même la variation en étendue des facultés mathématiques est surtout individuelle et se produit dans de très vastes limites.
Mais il y a lieu de croire que, chez tous les animaux, le sens géométrique l’emporte sur le sens arithmétique, et celui-ci semble s’être développé chez l’homme sous l’influence de la civilisation industrielle et des échanges commerciaux qui ont, presque en tout et partout, substitué la notion de nombre à celle de mesure.