Les images du chat que nous voyons sur les monuments égyptiens, sont celles du chat ganté, Felis maniculata, d’où les naturalistes modernes font descendre toutes les espèces domestiques. Ruppell l’a découvert en Nubie, sur la rive occidentale du Nil, dans une steppe déserte près d’Ambukol. Plus grêle que notre chat ordinaire, il en a presque la taille et mesure 78 centimètres dont 54 pour le corps et 24 pour la queue. La partie supérieure de sa fourrure est d’un jaune-fauve rougeâtre, le même ton, plus clair, couvre les flancs et se transforme en blanc pur sous le ventre. Sur le dos s’étend une longue bande noire, où prennent naissance des raies brunes et étroites qui, transversalement, longent le tronc. Sa longue queue, jaune-fauve, se termine par une pointe noire précédée de quelques anneaux de même couleur. Un type parfait de ce genre est représenté au tombeau de Nakht, Assis à côté de la dame Taoui, il savoure un poisson que sa maîtresse lui a abandonné (fig. 1).
Malgré le rôle joué par ce quadrupède dans les mythes égyptiens, on n’en trouve pas de trace au temps de l’ancien empire ; c’est seulement sous la XIIe dynastie, dans les hypogées de Beni-Hassan, qu’il commence à paraître. Originaire de l’Éthiopie, ce fut sans doute lors de la conquête de ce pays par Ousertesen 1er, qu’on l’amena en Égypte où il se multiplia rapidement. De là, il s’introduisit, mais fort tard, en Syrie et en Arabie. Il était l’animal préféré du prophète Mahomet.
Aujourd’hui encore, le chat domestique du Yémen et de la côte occidentale de la mer Rouge est identiquement semblable au chat ganté primitif [1].
En Égypte, on le nommait maou ; ta-maou, la chatte, était fréquemment employé comme nom de femme. Les Assyriens et les Babyloniens ne connurent point le chat, la Bible n’en parle pas, et l’on ignore s’il a eu jamais un nom hébreu.
Hérodote est le premier historien grec qui en fasse mention, en parlant du chat sacré des anciens Égyptiens. Toutefois, on ne trouve l’image de ce félin sur aucun monument des belles périodes classiques [2]. ce n’est qu’à partir du IIe siècle après J.-C. que nous le voyons, peu à peu, se répandre sur le monde romain, d’où il pénètre dans l’Europe occidentale vers le dixième siècle de notre ère.
Tirant parti des instincts de ce carnassier, les Égyptiens sont les seuls qui l’aient utilisé pour la chasse au marais ; ils le dressèrent À rapporter oies, canards et autres volatiles tués ou blessés à coups de boomerang. Une peinture de Beni-Hassan nous montre l’un de ces animaux aux aguets sur une tige de papyrus (fig. 2).
Ami de la maison qu’il débarrassait des rats et des serpents, choyé de tous, il n’est pas rare de le voir représenté, ici faisant son ronron : là s’ébattant avec grâce sur les bras arrondis de sa charmante maîtresse.
Même à l’état sauvage, il était apprécié des dames égyptiennes comme objet d’agrément. Dans une tombe du Cheik-abd-el-Gournah, l’un de ces quadrupèdes furieux, le poil hérissé, dédaignant la nourriture mise à sa portée, fait de prodigieux efforts pour rompre la corde qui le retient captif.
De nos jours encore, dans la Haute-Égypte, on trouve le chat sauvage parmi les rochers et les vieilles ruines où, dit-on, il vit en très mauvais voisin avec les serpents et les chacals.
Les services rendus par le chat, ses yeux qui, dans l’obscurité, brillent d’un éclat étrange, son corps phosphorescent d’où jaillissent de pâles lueurs quand on le frotte, ses allures mystérieuses, tout dans ce quadrupède leur paraissant surnaturel, les Égyptiens le consacrèrent au soleil.
Une inscription le nomme « Vie de Ra » et au chapitre XVII du Livre des morts, il nous apparaît en effet, comme une divinité lumineuse luttant pour le bien contre le mauvais principe ; ce passage est ainsi conçu : « Je suis ce grand chat du bassin des perséas dans An ; celui qui eut la garde des coupables, le jour de l’anéantissement des ennemis du Seigneur. Le grand chat qui est au bassin des perséas dans An c’est Ra lui-même [3] ». L’image de cet animal mythologique nous est offerte par le tombeau de Seti Ier. Il est tout noir, assis et occupe le second couloir à gauche dans le haut ; l’inscription placée au-dessus Maou ââ, le grand chat, ne laisse aucun doute à cet égard (fig. 3). Nous le voyons plus fréquemment dans son rôle de justicier où, armé d’un glaive, il est en train d’occire le serpent Apap, emblème des ténèbres, ennemi du soleil.
Toutefois, un autre chapitre semble lui attribuer quelque chose de typhonien. Le défunt s’adressant à une vipère qui veut lui barrer le chemin, la conjure de s’arrêter et lui crie : « O reptile ! ne marche plus, tu as mangé le rat abominable au soleil et dévoré les os du chat immonde ! » [4]
La chatte divinisée, à son tour, fut considérée comme la vivante image de la déesse Bast ou Beset, fille d’Osiris et sœur d’Horus. Sous ce nom elle était une forme adoucie de Sekhet, la terrible déesse à tête de lionne ; mais alors que celle-ci symbolisait les feux du soleil dans leur action dévorante et funeste, Bast, au contraire, était l’emblème de la chaleur tempérée, douce et vivifiante. Des statuettes de bronze la représentent sons l’aspect d’une femme aux formes élégantes et à tête de chatte. le cou orné d’un riche collier qui, amplement, s’étale sur une tunique étroite à raies longitudinales. Sa main droite agite le sistre, celle de gauche porte contre son sein l’égide léonine, tandis qu’à son bras pend un vase sacré contenant l’eau lustrale (fig. 4). A ces attributs vient parfois s’ajouter l’image de son fils Nefer-Toum. Nous la voyons aussi tenant un serpent pour indiquer son influence tutélaire contre les reptiles [5].
On pratiquait le culte de Bast dans l’Égypte tout entière depuis le Delta jusqu’au delà des cataractes [6], mais c’est à Bubastis, où elle était plus spécialement vénérée, que s’élevait son principal sanctuaire.
Ce monument, orienté à l’Est, formait presqu’île. Venant du Nil, deux canaux, larges de cent pieds et ombragés de grands arbres, couraient parallèlement jusqu’à l’entrée de l’édifice ; là se dirigeant l’un à droite, l’autre à gauche, ils l’entouraient de toutes parts, baignant son mur extérieur sur lequel se détachaient, en relief, de nombreuses figures. En dehors de quelques salles secondaires, ce temple comprenait quatre enceintes principales se faisant suite. La première mesurait 80 pieds sur 160, elle donnait accès à un large vestibule, où s’élevait une porte monumentale de granit rose, couverte de bas-reliefs l’appelant les divers épisodes de la fête Seb qu’on célébrait tous les trente ans. Ces sculptures constituent l’une des parties les plus intéressantes qu’aient épargnées le temps dans cette construction.
Les tableaux du bas, presque tous pareils, représentent Osorkhon II et sa femme la reine Karama en présence de la déesse Bast et lui rendant hommage (fig. 5). Nous voyons ensuite, précédée d’un immense tambourin, une théorie de prêtres couverts de nébrides et portant des étendards, des femmes battant des mains ou frappant le tambourin. Les représentants des peuples soumis à l’Égypte figurent aussi dans ce cortège. Éthiopiens, Nomades du désert, habitants de la Troglodytique sont prosternés à plat ventre, respirant le sol sur le passage de Pharaon. Divers épisodes se développent le long des murs formant ébrasement. A droite, voici les Pygmées, célèbres par leurs démêlés avec les grues. Venus du Buhr-el-Ghazal et autres régions à l’ouest du Nil supérieur, ils sont attachés au temple en qualité de gardiens et, armés de bâtons, précèdent les pontifes. A gauche, nous assistons à l’exode de la barque sacrée de la déesse, on y remarque également le roi dans son palanquin porté par des hiérophantes ; la voie triomphale où, de distance en distance ; s’échelonnent obélisques, mâts à banderoles, colonnes symboliques, et partout, chacun dans son naos, des dieux, des dieux, des dieux auxquels Osorkhon prodigue ses offrandes ; tous les dieux du nord et tous les dieux du sud accourus pour glorifier « la grande déesse de Bubastis, la chatte douce en amour, reine du ciel, compagne du Phénix dans Ha-bennou ».
Au delà de ce fastueux propylon, s’étendait la grande galerie des fêtes ornée pae Osorkhon d’une multitude de statues hautes de six coudées ; elle accédait au bois sacré où s’élevait le sanctuaire de la toute-puissante divinité. Une colonnade et la salle construite par Nekht-Horeb complétaient l’ensemble de cet édifice qu’entourait un large mur de basalte noir.
C’est là qu’avait lieu, chaque année, l’une des principales fêtes de l’Égypte, où, de tous les points du pays, arrivaient plus de 700000 personnes, sans compter les enfants [7].
Le respect pour la déesse Bast était si grand à Bubastis, qu’au temps d’Adrien, les monnaies de cette localité portaient, sur le revers, une chatte passant à droite [8].
La chatte représentait quelquefois aussi la déesse Mauth, régente du ciel. Une stèle du musée du Caire nous la montre sous cet aspect, en tête à tête avec l’oie d’Ammon qu’on nourrissait dans le temple de Karnak. A cause de son caractère sacré, le chat jouissait d’une telle vénération, que quiconque, même involontairement, tuait l’un de ces animaux, était puni de mort. On n’a jamais entendu dire, rapporte Cicéron, qu’un chat ait été blessé par un Égyptien [9].
Selon Diodore, au temps de Ptolémée Aulète, alors que par crainte de la guerre, les Égyptiens faisaient le meilleur accueil aux voyageurs venus d’Italie, un romain ayant, par mégarde, tué un chat, fut assailli par la populace qui, bravant la vengeance de Rome, le mit en pièces malgré l’intervention des magistrats qu’avait envoyés le roi pour le sauver [10].
Le chat particulier d’une maison était considéré à l’égal d’un membre de la famille, et lorsqu’il mourait, tout le monde se rasait les sourcils et prenait le deuil. A près l’avoir soigneusement embaumé, on le déposait dans un coffre et on l’enterrait dans un cimetière réservé à cet usage.
C’est à la XXIIe dynastie que semble remonter la coutume d’assigner aux chats une nécropole spéciale, Celle de Bubastis, située entre Tel-el-Basta et Zagazig, fut sans doute la plus recherchée, beaucoup de personnes y croyant leurs chats en toute sécurité, à cause du voisinage de la déesse dont ils étaient l’emblème. Sur une grande étendue, le sol, couvert çà et là d’ossements blanchis, est sillonné de crevasses indiquant l’emplacement des fosses. Celles-ci, enduites sur leurs parois d’un revêtement d’argile durcie, atteignent parfois des dimensions considérables ; l’une d’elles ne contenait pas moins de 20 mètres cubes d’ossements. Des briques rougies ou noircies par le feu, placées à proximité de chacune d’elles, semblent provenir de fours crématoires ou les animaux furent probablement incinérés. Les ossements, agglomérés avec les cendres et les charbons, paraissent en tout cas justifier cette opinion. Par suite de ce mélange, il est très difficile de rencontrer des membres intacts, cependant quelques crânes ont pu être envoyés à Berlin, au professeur Virchow qui, après un sérieux examen, a démontré qu’ils appartenaient, la plupart à des ichneumons, un grand nombre à diverses espèces de la race féline, mais la majeure partie au Felis maniculata. De loin en loin, mêlés aux ossements, gisaient des chats de bronze, des statuettes de la déesse Bast et de Nefer-Toum auquel l’ichneumon était consacré ; ainsi s’explique la présence de ce carnassier parmi les autres animaux.
Sauf un fragment de papier doré, provenant d’un cartonnage de momie ou toute autre enveloppe, on ne trouve pas ici trace d’embaumement [11]. Si cette opération fut quelquefois appliquée, c’est peut-être sur les chats élevés dans le sanctuaire de la déesse et qui, à ce titre, étaient considérés comme des divinités.
Bubastis n’était point la seule ville à recevoir des dépouilles de chats ; Salikarah, Stabl-Antar et autres nécropoles en ont fourni en quantité considérable, mais généralement momifiés. Il y en a de toute taille et de tout âge ; les plus grands sont enveloppés de larges bandes de toile jaunies par la substance résineuse et le natron dont on les avait imbibés ; sur cette première couche d’étoffe s’enroulent d’étroites bandelettes brunes, jaune clair et jaune foncé. La tête de ces momies est ornée de traits représentant les yeux du chat ou les zébrures de sa robe ; des cornets en toile rigide figurent les oreilles. Mis à nu, ces animaux apparaissent les membres ramenés contre les corps ; toutefois, dans l’une des momies, ils sont complètement dégagés, de manière à offrir l’aspect d’un chat dressé sur ses pattes. Malgré la vénération dont ce quadrupède était l’objet, on a trouvé des crânes portant des traces de coups, des fractures aux os du nez ; en outre, comme sa multiplication devenait un danger pour les habitants, la plupart de ces carnassiers furent, sans doute, noyés ou étranglés [12]
Les caricaturistes égyptiens se servirent fréquemment des animaux pour censurer les mœurs de leur époque, aussi peuvent-ils, sous ce rapport, être considérés comme les précurseurs des premiers fabulistes. Le chat, leur animal sacré par excellence et l’un de ceux qu’ils connaissaient le mieux, figure très souvent dans leurs vignettes.
L’une des plus remarquables de ces images nous est fournie par le papyrus satirique de Turin, où l’on a parodié un combat de Ramsès II contre les Ammoti, sculpté sur une paroi du Ramesséum. Les asiatiques (les Ammou) y sont représentés par des chats surpris dans une forteresse et soutenant le siège de l’armée égyptienne, figurée par une légion de rats que commande leur Pharaon, monté sur un char attelé de chiens courants (fig. 6). Dans un autre ordre d’idées, un ostracon nous offre l’image d’une chatte opulente, bien repue, bien en chair ; d’une patte, tenant la coupe, de l’autre une fleur, En grande toilette, assise dans son pliant, elle donne audience à une chatte un peu maigre, craintive d’allure qui, la queue entre les jambes, et portant son éventail, lui présente humblement une oie engraissée, pour se concilier ses faveurs (fig. 7). Cette caricature, dont le sens est facile à saisir, serait pleine d’à-propos en regard de ces vers de La Fontaine dans le Paysan du Danube :
« N’a-t-on point de présent à faire, « Point de pourpre à donner, c’est en vain qu’on espère « Quelque refuge aux lois ».
Les artistes pharaoniques, peintres ou sculpteurs, ont traité le chat dans ses diverses attributions et avec une surprenante habileté.
Quelques statuettes de la déesse Bast, fines, élégantes, supérieurement modelées, constituent des œuvres d’art on ne peut plus remarquables.
Ces monuments, la plupart saisissants de réalisme et d’une irréprochable technique, dénotent chez leurs auteurs une rare faculté d’observation jointe à une connaissance très approfondie de leur sujet.
P.-Hippolyte Boussac