Voici environ, deux mois (voir Sciences et Voyages, n° 766), nous avons convié nos lecteurs à nous accompagner dans le célèbre obus cylindro-conique de la Columbiad, avec les trois audacieux « astronautes » de Jules Verne, pour voyager de la Terre à la Lune et autour de la Lune. Nous en avons profité pour signaler au passage un certain nombre d’erreurs scientifiques amusantes, quelques-unes volontaires, d’autres qui s’expliquent par la formation personnelle de Jules Verne, et qui n’enlèvent du reste rien à la réputation de ce grand créateur.
Aujourd’hui, nous voudrions examiner rapidement, dans le même esprit, une œuvre justement célèbre : Vingt mille lieues sous les mers, l’histoire du Nautilus et de l’énigmatique capitaine Nemo.
Le « Nautilus » surpassait-il nos sous-marins actuels ?
Vingt mille lieues sous les mers, deux fois le tour du sphéroïde terrestre ! Sous ce titre prestigieux, Jules Verne a réussi la gageure de faire tenir, sous une forme vive et animée, tout ce que la science de son temps avait à dire sur le vaste sujet océanographique : la mer et ses tempêtes, ses courants chauds et glacés, sa faune et sa flore inépuisables, ses « fossés » insondables, ses volcans sous-marins, ses galions engloutis, les ruines de l’Atlantide et jusqu’à l’épave du Vengeur !
Au point de vue purement technique, qui nous intéresse, le Nautilus préfigure d’une manière remarquable nos grands sous-marins actuels. Le capitaine Nemo décrit avec précision son navire au professeur Aronax comme une coque « en forme de cigare ), longue de 70 mètres, large de 8 mètres, jaugeant 1500 m³ et émergeant d’un dixième pour la navigation en surface.
On sait que, dans les marines de guerre actuelles, le chiffre de 1400 à 1500 tonnes a été précisément choisi pour les grandes unités, les petites jaugeant seulement de 400 à 600 tonnes. Notre sous-marin de croisière, Surcouf, avec ses 4000 tonnes en plongée et ses 110 mètres de longueur, constitue une gigantesque exception (fig. 1 et 2).
Le terme de sous-marin appliqué à. nos bateaux modernes est du reste inexact ; ces bâtiments possèdent en effet des water-ballasts extérieurs qui leur donnent une forme élargies et le nom qui leur convient est celui de submersibles. Le Nautilus, avec ses ballasts logés à l’intérieur de la coque fusiforme, répond à la véritable définition du sous-marin, navire moins stable en surface et dont la construction est aujourd’hui abandonnée.
Notons aussi que j ules Verne — pardon, le capitaine Nemo, — ne donne aucune indication sur les manœuvres très délicates de plongée ; Remplir les ballasts ne sufflt pas pour que l’immersion se fasse correctement ; Il est encore nécessaire d’assurer l’équilibre du navire afin qu’il ne se retourne pas complètement à cet instant critique !
En effet, l’équilibre d’un bâtiment naviguant en surface (fig. 3,n° 1) est très particulier ; à l’inverse d’un corps suspendu à un point fixe (équilibre stable), un navire flottant possède un centre de gravité G (point d’application de la pesanteur) situé au-dessus du centre de poussée C (point d’application de la résultante des forces de flottaison) ; son équilibre est donc instable et ne se maintient que par l’effet des formes évasées de la coque qui viennent plonger dans l’eau quand le bateau s’incline (fig. 3, n° II).
Pour un bâtiment en plongée, cet effet stabilisateur n’intervient pas, puisqu’il n’y a plus de surface. Son équilibre est par suite inverse, centre de gravité en dessous (fig. 4, n° 1). ; quand on passe de l’un à l’autre, il y a donc un moment où les deux centres G et C coïncident (Il) ; l’équilibre est alors indifférent, c’est-à-dire que la moindre vague peut faire chavirer le navire. Ce n’est-pas-un des moindres titres de gloire du célèbre ingénieur Laubeuf, le créateur français de la navigation sous-marine, que d’avoir résolu cet épineux problème technique.
Le Nautilus possède un gouvernail de direction et des gouvernails de plongée installés sur le côté ; il n’y a rien à reprendre à cette disposition qui parait rationnelle, mais que Jules Verne semble avoir complètement oubliée, à la fin de l’ouvrage, quand il fait passer le sous-marin, d’un seul élan, à travers toute l’épaisseur d’une frégate anglaise !
Comment le capitaine Nemo employait l’électricité.
Venons-en à la partie la plus curieuse, qui est la description de l’installation électrique du Nautilus.
Jules Verne, pour son malheur, écrivait à une époque où le moteur électrique n’était pas encore inventé, bien qu’on en parlât de tous côtés, et qu’on en comprit très bien d’avance tous les avantages. Il y avait là une situation qui se renouvelle aujourd’hui pour la télévision et qui donne aux imaginations de Jules Verne un grand intérêt.
En ce temps-là, c’est-à-dire vers la fin du règne de Napoléon III, on ne connaissait d’autre élément moteur que l’électro-aimant, qui ne s’était révélé apte qu’à faire tourner des petites machines-outils (fig, 5). Incapable de découvrir par lui-même le principe simple et génial des circuits mobiles, qui devait permettre à Gramme de créer le moteur électrique moderne, Jules Verne se rabat assez vaguement, sur des « leviers » qui permettaient de « multiplier à l’infini la puissance » … Or, on sait que les leviers multiplient l’effort, mais nullement la puissance … et l’hérésie est la même que si l’on proposait de propulser une voiture de course au moyen d’un robuste cric !
Une invention remarquable était alors dans toute sa nouveauté : la bobine de Ruhmkorff, qui avait valu à son créateur (ou plutôt à son recréateur, car l’invention originale remonterait à Masson, en 1842) une importante récompense décernée par l’empereur. Frappé par les effets de tension grandiose fournis par cet appareil, Jules Verne ne manque pas d’invoquer aussi… « des bobines » pour expliquer la puissance énorme dont il désirait doter le Nautilus. La confusion entre tension. (ou voltage) et puissance est ici manifeste : c’est comme si l’on voulait alimenter un moteur. électrique de 100 CV à I’aide d’une bobine d’allumage de voiture !
La production de l’électricité à bord du sous-marin est expliquée d’une manière très ingénieuse ; le capitaine Nemo dispose de piles Bunsen où le zinc est remplacé par du sodium dissous dans du mercure : on obtient ainsi un voltage par élément assez élevé et une puissance considérable ; Ce sodium, bien entendu, est extrait du sel de la mer (chlorure de sodium), mais l’auteur ne nous indique nullement d’où le capitaine Nemo tirait les acides nécessaires à ses piles.
Nos lecteurs savent que la solution adopté e pour les submersibles actuels est fort différente ; on utilise des accumulateurs chargés, pendant la marche en surface, au moyen d’une dynamo (c’est-à-dire encore une machine dérivée de l’invention de Gramme) que fait tourner un moteur Diesel.
Les balles foudroyantes.
Ne chicanons pas trop Jules Verne sur les méthodes … un peu particulières qu’il s’efforce d’imaginer pour produire et utiliser le précieux fluide ; acceptons l’explication, simple et définitive, du capitaine Nemo :
« Mon électricité n’est pas celle de tout le monde ! »
Cette électricité, Jules Verne va en tirer un parti réellement prodigieux, eu égard à l’époque où il écrivait. En quelques pages, il nous annonce : la cuisine électrique, le chauffage domestique électrique, l’emploi de l’électricité comme force motrice non seulement pour la propulsion du navire, mais pour toutes les manœuvres automatiques (manœuvres des panneaux, des rideaux métalliques, des baies, vidange des water-ballasts), la fabrication de l’oxygène par électrolyse pour la recharge des scaphandres à réservoir (scaphandres sans-tuyaux) … et l’électrisation des rampes d’escalier pour mettre en fuite les sauvages !
Avouons que, dans ces applications de l’électricité, Jules Verne est même allé plus loin que les ingénieurs actuels avec ces fameuses « balles électrocutantes » que nous retrouverons dans l’île Mystérieuse. Composées de deux enveloppes concentriques séparées par un isolant, ces balles constituent un minuscule condensateur chargé sous un voltage énorme et qui vient foudroyer la victime en se brisant sur sa peau.
Malheureusement, il est fort à craindre que cette invention, bien personnelle à Jules Verne, ne soit elle-même une pure chimère et tout d’abord à cause de la quantité dérisoire d’électricité qui pourrait être enfermée dans ces petits condensateurs sphériques. De plus, cette électricité, quelle que fût la qualité des isolants, subirait une déperdition rapide ; du reste, on ne voit pas comment une telle charge électrique pourrait tuer, car les deux électrodes se trouveraient simplement réunies en court-circuit au moment du choc et déchargées.
L’idée reste néanmoins amusante et Jules Verne a su en tirer des effets dramatiques pour ses chasses sous-marines, ainsi que pour la mort des « convicts » dans l’île Mystérieuse.
À six cents kilomètres à l’heure sous l’isthme de Suez.
La vitesse du Nautilus, on se le rappelle est prodigieuse : cinquante nœuds, soit 90 kilomètres à l’heure, alors que nos submersibles actuels, de dimensions analogues, filent douze nœuds en surface, avec leurs moteurs Diesel (33 kilomètres à l’heure), et neuf nœuds en plongée (16 km. 5 à l’heure) en marchant à l’électricité.
Ce record est largement battu par le Nautilus lui-même lorsqu’il franchit cet imaginaire Arabian-Tunnel, qui fait communiquer la mer Rouge et la Méditerranée par-dessous l’isthme de Suez, à six cents kilomètres à l’heure ! Cette vitesse colossale est, du reste, due uniquement au courant d’eau (supposition absurde qui exigerait une dénivellation de plusieurs centaines de mètres entre les deux mers), l’hélice du Nautilus battant en arrière à pleine puissance pour retenir le bâtiment. Se représente-t-on ce que serait la manœuvre d’un sous-marin dans un tel courant, avec les. commandes viciées par le tirage arrière de l’hélice, et dans un « tunnel » irrégulier, à 600 kilomètres à l’heure ? Ici, nous dépassons les limites de l’absurde et sans nécessité véritable.
Absurdité également, mais certainement voulue, dans cette prodigieuse descente aux abîmes (16.000 mètres) avec les panneaux des grandes glaces entièrement ouverts. À cette profondeur, la poussée de l’eau atteindrait 1600 kilogrammes par cm2, soit pour les 10 mètres carrés de chaque glace, 160000 tonnes (fig. 6), plus de deux fois le poids du paquebot Normandie ! Ajoutons que de telles profondeurs n’ont jamais été observées, les plus profonds sondages ayant été seulement d’environ 9.000 mètres dans le Pacifique occidental.
Dans la prison de glace.
Signalons en terminant une… étourderie assez curieuse et que l’on n’aperçoit pas facilement, tant est grand l’art de Jules Verne à se faire écouter de son lecteur. Il s’agit de cette « Prison de glace » où le Nautilus se trouve enfermé sous la banquise antarctique par le retournement d’un iceberg [1].
Avec une éloquence saisissante, l’auteur nous décrit les angoisses de ces « naufragés » d’une nouvelle espèce, voués à une lente agonie par asphyxie. Le capitaine Nemo avait bien, il est vrai, le moyen de fabriquer de l’oxygène en décomposant l’eau par le courant électrique, mais il ne disposait pas de la potasse caustique (ou de soude caustique) nécessaire pour absorber le gaz carbonique rejeté par la respiration.
A ce point de son récit, Jules Verne oublie — ou feint d’oublier — que le Nautilus possède des réserves énormes de sodium qu’il suffirait de mettre en présence de l’eau pour le transformer en soude caustique. Ainsi, par un hasard bien rare, le Nautilus possédait précisément le moyen de fabriquer, ou plutôt de régénérer, presque indéfiniment son air respirable !
… Seulement, si Jules Verne avait aperçu ce détail, c’en était fait de ce dramatique épisode, comme c’en était fait du roman tout entier de Vingt mille lieues sous les mers, si son auteur n’avait osé prendre résolument toutes sortes de libertés avec la science de son temps.
Et ceci, une fois de plus, peut nous servir de leçon dans notre attitude vis-à-vis des romanciers scientifiques. Relever quelques erreurs criardes, en tirer profit au point de vue de l’éducation de l’esprit, cela est bien. Mais il serait lamentable, au nom de cette même science, de nous gâter le plaisir de notre lecture.
Chaque genre littéraire, selon le mot de M. Paul Bourget, a sa « crédibilité » particulière. Pendant qu’on lit Jules Verne, il faut s’efforcer de le croire : avec lui, c’est toujours chose aisée.
Pierre Devaux, Ancien Élève de l’École Polytechnique.