Nos lecteurs savent déjà que M. de Lesseps, officiellement invité par M. Edward Watkin, le promoteur anglais du tunnel sous-marin, à aller visiter les travaux, s’est fait accompagner d’un certain nombre de personnes qui ont eu la bonne fortune de faire avec lui une excursion des plus intéressantes. Nous étions du nombre de ces élus, et c’est tout ébloui encore de ce que nous avons vu que nous chercherons à communiquer à nos lecteurs quelques-unes de nos impressions.
Le trajet de Paris à Calais s’effectua tout entier sans que M. de Lesseps, assis à un bout du wagon-alon, cessât un instant de conduire la conversation de la façon la plus animée et la plus variée. Le tunnel anglo-français l’intéresse évidemment beaucoup et il est heureux de lui prêter le haut appui de son autorité, — mais ses grandes préoccupations sont ailleurs : rien n’est plus visible. La crise actuelle que traverse l’Égypte, et le canal de Suez par conséquent, ramène constamment ses pensées vers l’Orient, et son voyage en Angleterre, en même temps qu’une excursion d’ingénieur, a eu jusqu’à un certain point le caractère d’une mission diplomatique. M. de Lesseps fait ainsi une véritable allocution politique qu’il a répétée le soir même, à la fin du banquet de Douvres.
M.Edward Watkin avait envoyé au-devant de nous, à Calais, un vapeur qui, par une mer splendide, passa à Douvres où nous arrivâmes bien avant le coucher du soleil. Il était trop tard toutefois pour visiter le tunnel ce jour-là, et nous employâmes notre temps à examiner la tourelle à vapeur, renfermant deux gigantesques canons dont on est en train de terminer l’installation à l’extrémité de la jetée. La gravure ci-contre (fig. 1) en donne quelque idée. A droite est le port et la ville de Douvres ; le château serait très fortement à droite. Le long du cadre, à droite, on voit l’embarcadère du South Eastern railway, chemin de fer de Folkestone et de Londres. Au fond se montre la citadelle de Douvres. Vers la gauche, se développent les falaises jusqu’à Folkestone. C’est derrière le premier mamelon, à l’endroit marqué 1 sur la gravure, que se trouve, au pied de Shakespeare’s Cliff, le commencement du tunnel sous-marin, et l’on ne peut s’empêcher de remarquer que les bouches à feu de la tourelle en commandent juste l’entrée.
Pendant notre visite à la jetée, M. Watkin et beaucoup d’Anglais sont arrivés de Londres. Il faut endosser le frac et mettre la cravate blanche. Un banquet des plus cordiaux terminé par des toasts nombreux, se prolonge jusqu’à plus de minuit.
De bonne heure un train nous emporte au chantier de Shakespeare’s Cliff. Des constructions légères, des cheminées de tôle, contrastent avec l’installation massive que j’ai visitée tout récemment sur le littoral français, à Sangatte, tout près de Calais. D’ailleurs les palissades de planches et les machines elles-mêmes se dissimulent derrière des draperies et des drapeaux ; des branches et des fleurs se montrent partout. Une tente élégante recouvre une table de plus de deux cents couverts : M. Watkin continue à bien faire les choses.
La vue qui s’étend devant Shakespeare’s Cliff est très belle, la côte vers Folkestone est très élégamment découpée ; l’horizon est fermé par les falaises de France, et en se retournant on est dominé par un immense escarpement crayeux.
Nous pénétrons dans un puits de 49 mètres de hauteur verticale ; il est tout entier dans la craie grise, ou craie de Rouen, remarquable par son imperméabilité absolue. En bas débouche la galerie. admirable de régularité. et qui, avec une pente de 1/80, se dirige délibérément vers la mer. Sur le sol sont posés deux rails et sur ces rails courent d’élégants chariots poussés par des ouvriers, et sur lesquels nous prenons place. Ces hommes portent des lumières, mais la galerie est éclairée de 100 mètres en 100 mètres, par des lampes à incandescence du système Swan, et qu’allume une machine magnéto-électrique puissante. Au bout d’un kilomètre de trajet, le véhicule s’arrête : un plantureux buffet est dressé au milieu des branches d’arbres verts, des fleurs et des drapeaux anglais et français. A 30 mètres au-dessous du fond de la mer, des domestiques, cravatés de blanc, nous versent du champagne, et nous buvons au succès de l’entreprise.
Encore 1 kilomètre de voyage et nous sommes au bout du percement, tout prêt de la machine, dont la galerie est comme le sillage au travers de la craie. Ce perforateur, inventé par le colonel du génie anglais Beaumont, se compose de deux bras de fer, très résistants, portant chacun, sur leur longueur de plus d’un mètre, sept courtes lames d’acier, et qui, montés sur un axe horizontal, peuvent être animés, autour de lui sous l’action de l’air comprimé, d’un mouvement de rotation (fig. 2). L’ensemble constitue quelque chose de comparable à un gigantesque vilebrequin. L’axe horizontal qui porte l’outil se visse à chaque tour dans le châssis qui supporte la machine et pénètre de 7 millimètres dans la roche. Celle-ci est donc réduite en fragments fort menus qui, à l’aide d’une chaîne sans fin munie de godets ou noria vont s’accumuler dans les wagonnets situés derrière.
Le forage, comme on le conçoit, ne peut continuer longtemps sans que la machine qui, en fonctionnant, a pour ainsi dire projeté son foret en avant. ne doive elle-même être avancée. Le colonel Beaumont y parvient par un mécanisme fondé sur le même principe que l’ascenseur ordinaire. La machine, dont la longueur est de 10 mètres, se compose de deux moitiés superposées qu’on rend à volonté solidaires l’une ou l’autre d’un piston dont les faces peuvent alternativement être actionnées par de l’eau sous pression. Une fois le demi-cylindre supérieur avancé autant que possible, par suite de la pénétration du foret, c’est-à-dire de 1,37m, on lui donne pour support deux jambes de fer, relevées pendant le temps du travail, et qui sont situées l’une en avant, l’autre en arrière de la machine. Le demi-cylindre inférieur étant ainsi débarrassé du poids qu’il supportait d’abord, on le relie au piston derrière lequel on injecte de l’eau. Celle-ci pousse le piston, et avec lui le berceau qui reprend sous la partie portant l’outil sa situation primitive. Les jambes de fer sont alors relevées, le piston est relié au demi-cylindre supérieur, et la perforation reprend son cours. Il suffit de quelques minutes pour exécuter cette manœuvre ; et la machine est si active qu’elle peut faire plus de 20 mètres par jour dans les conditions actuelles.
Le travail réalisé par le perforateur Beaumont est d’une régularité parfaite, et il en résulte une grande facilité pour aveugler les fissures aquifères. Comme le diamètre et la courbure sont toujours les mêmes, on prépare d’avance des plaques de revêtement. Elles consistent en courts cylindres de fonte de 2,10m de diamètre, composés chacun de cinq pièces que l’on boulonne les unes aux autres dans la galerie même. Si la fissure est trop oblique pour être aveuglée par un seul de ces cylindres, on en met plusieurs à la suite les uns des autres.
Une fois terminée la galerie de 2,10m de diamètre, on se propose de l’élargir par un travail annulaire jusqu’à 4,30m ; le segment inférieur devant être excentré pour recevoir les rails. Le tunnel sera alors revêtu d’un béton en ciment de 0,60m d’épaisseur pour prévenir les éboulements accidentels de la craie. Le béton sera composé des galets siliceux des plages et de ciment formé avec la craie grise retirée du tunnel lui-même, qui fournira ainsi économiquement les éléments de son propre revêtement.
C’est pendant le luncheon qui a suivi notre descente dans la galerie de Shakespeare’s Cliff que, M. Watkin a annoncé le procès qu’on lui intente et en présence duquel il est impossible de continuer actuellement les travaux sur la côte anglaise, Comme il est parfaitement certain que l’interdiction ne peut être définitive. et qu’une œuvre telle que le tunnel sous-marin, civilisatrice au premier chef, ne peut être empêchée par la routine et l’étroitesse de vue d’un parti politique, l’arrêt de la perforation sur le côté du Kent doit être une raison de. plus pour pousser activement le travail au chantier de Sangatte.
Stanislas Meunier