Le 11 septembre 1911, le cuirassé Liberté, de 15000 tonnes, sautait dans la rade de Toulon à la suite d’un incendie produit par la décomposition de ses poudres. C’est seulement au bout de treize ans et demi, le 12 février 1925, que la partie principale de cette épave tragique vient d’être échouée dans un grand bassin de l’arsenal pour y être démolie. La photographie que nous en reproduisons montre à quel point l’explosion l’avait disloquée, et fait comprendre que son renflouement ait été si difficile [1].
L’avant du cuirassé avait été presque pulvérisé, et ses débris gisaient au fond, .sur une surface de plusieurs hectares, où la plupart se trouvent encore actuellement. La partie arrière, longue de 77 mètres et pesant plus de 9000 tonnes, avait été chassée à une cinquantaine de mètres par le souffle de l’explosion et reposait, dans la vase épaisse de 6 mètres environ, sous 10 mètres d’eau. Elle émergeait en partie, et la marine procéda elle-même, aussitôt après le sinistre, à l’enlèvement de presque tous les débris accessibles au-dessus de la surface. La guerre vint avant qu’elle eût adopté une solution pour le renflouement de l’épave principale. En 1919, l’étude fut reprise, et aboutit à une mise en adjudication des travaux. Divers projets furent présentés.
On écarta celui qui consistait à détruire I’épave au moyen d’explosifs, car, dans la vase, on aurait agi à l’aveuglette. Pour la même raison, il n’était pas possible de passer sous la coque un grand nombre de chaînes ou de câbles accrochés à deux navires placés de part et d’autre : ce procédé, comme le précédent, n’est guère applicable que sur des fonds de sable ou de roche.
Des entrepreneurs proposèrent de construire au tour de l’épave un batardeau à l’intérieur duquel on aurait pu la démolir après assèchement, C’est ainsi que les Américains avaient procédé pour le Maine, coulé à la Havane. Mais cette opération, qui ne fut même pas complète, avait coûté 5 millions de francs en 1911 : le procédé parut trop onéreux.
La dislocation de l’épave empêcha d’adopter la solution du cofferdam, c’est-à-dire d’un batardeau entourant sa partie la plus avariée ; l’étanchéité aurait été impossible à obtenir, surtout pour la partie enfouie dans la vase et dont l’état était entièrement inconnu.
Enfin, on jugea trop hardie la proposition, intéressante cependant, qui consistait à recouvrir l’épave d’une grande cloche à plongeur sous laquelle on aurait travaillé à l’air comprimé.
On donna donc la préférence au projet présenté par M. Sidensner, ancien ingénieur de la marine russe, qui avait relevé, en 1917, le cuirassé Impératrice Marie, coulé à Sébastopol à la suite d’une explosion de soutes, et collaboré, en 1919, au renflouement de notre cuirassé Mirabeau échoué dans la mer Noire. Dans les deux cas, il avait employé l’air comprimé pour chasser l’eau des compartiments envahis, et il comptait appliquer encore le même principe, en découpant tranche par tranche les parties qu’il ne pourrait pas faire flotter.
Disons tout de suite que ce découpage n’eut pas lieu, parce qu’il n’était pas possible : il aurait fallu se servir d’explosifs, et, outre les difficultés que nous avons déjà indiquées, cette manière de procéder eût compromis l’étanchéité des compartiments vidés auparavant, et risqué de faire exploser des projectiles demeurés dans l’épave. C’est pourquoi M. Sidensner ne put réussir à renflouer la Liberté. II faut ajouter qu’on ne connaissait pas le poids à soulever, aucune exploration complète n’ayant encore eu lieu, et que l’oxydation des tôles, après dix ans de séjour sous l’eau, allait rendre le relevage particulièrement délicat.
Le contrat fut signé à la fin de juillet 1921. Les deux entrepreneurs de la région provençale, associés à M. Sidensner, acceptèrent en paiement de vieilles coques de navires condamnés, dont la marine estimait la valeur à 4 millions et demi. En fait, les dépenses, jusqu’à l’entrée de la Liberté au bassin, atteignirent 7 millions et demi, mais le procédé adopté a sans doute été le plus économique qui fût possible.
Les travaux avancèrent d’abord rapidement. Le vieux croiseur Latouche-Tréville fut accosté à l’épave et on y installa des compresseurs capables de donner 60 mètres cubes d’air comprimé par minute, ainsi que des dynamos génératrices auxquelles s’ajouta la puissance électrique transmise de l’arsenal par un câble immergé.
Au moyen de sas placés sur les tourelles qui émergeaient, .on enleva d’abord les munitions de l’arrière, qui n’avaient pas explosé. Les soutes étaient asséchées à l’air comprimé, et vidées aussitôt. L’opération se fit sans accident, et à la fin de février 1922 elle était terminée. En même temps on gagnait vers l’avant, mais avec une peine croissante. L’épave ne bougeait pas. En mai 1922 on eut cependant de légers indices de soulèvement. On essaya de refouler la vase qui collait à l’arrière et on attela sur les arbres de l’hélice et sur l’étambot deux vieux sous-marins capables de donner chacun 225 tonnes de poussée verticale quand ils étaient complètement immergés. Alors l’arrière commença de monter, le 22 septembre 1922, un an après le début des travaux. Mais l’avant restait immobile.
On continua donc de vider des compartiments en renforçant leurs cloisons. On atteignit ainsi la chaufferie et ses soutes ; on avança quelque peu les sous-marins, et on accrocha au paquet de tôleries déchirées de l’avant quatre flotteurs métalliques capables de soulever ensemble un peu plus de 500 tonnes. En juin 1925 l’arrière émergeait tout à fait, mais l’avant restait ancré dans la vase. Des essais de traction par remorqueur ne donnèrent aucun résultat. L’emploi de l’air comprimé ne semblait plus possible puisqu’il n’y avait pas de pont pour fermer la partie encore immergée, et l’entreprise paraissait définitivement arrêtée.
Les entrepreneurs firent alors appel à un autre technicien, M. Henri Faure, ancien ingénieur en chef de la marine, qui avait renfloué à Bizerte, en 1905 et 1907, les sous-marins Farfadet et Lutin coulés par accident. M. Faure prit la direction des travaux à la fin de septembre 1925.
Il s’efforça d’abord d’évaluer le poids de l’épave et la position de son centre de gravité. Cette évaluation ne pouvait être qu’approximative pour la vase et les amas de ferraille de la partie avant ; on les estima à 400 tonnes, ce qui, déduction faite de la poussée de l’eau sur la masse immergée, donnait un poids total, sur le fond, de 900 tonnes environ.
Il s’agissait d’obtenir, par allègement et par l’adjonction de flotteurs, un effort égal, et, en outre, de faire flotter la Liberté droite, avec un tirant d’eau de 9 m. 50 environ, pour qu’elle pût être remorquée jusqu’au bassin.
Pour cela, on devait enlever des poids importants - 500 tonnes - dans la partie avant, lester l’extrême arrière de 1200 tonnes au moins afin d’obtenir le redressement longitudinal, et gagner encore quelques compartiments à l’air comprimé ; en outre, on avancerait les flotteurs le plus possible en les immergeant autant qu’on pourrait, on installerait deux chalands convenablement renforcés au-dessus des sous-marins, et on draguerait tout autour de l’épave dans la région enlisée, afin de dégager la vase qui ancrait les tôleries et dont l’adhérence contribuait à retenir la Liberté sur le fond.
L’enlèvement de tôles et de plaques de cuirasse fut extrêmement pénible.
Pour pénétrer dans les étroits alvéoles de la membrure où l’on pourrait dévisser les boulons à coup de masse, on dut découper an chalumeau une bande de tôle de 60 mètres de long, en travaillant dans un couloir d’un mètre de large. Il fallait aussi couper la tôle du pont cuirassé, tenue par des goujons sur le can supérieur de la cuirasse. Tout cela était déjà difficile à l’air libre, à cause de la dureté et de l’épaisseur du métal ; dans le petit espace dont on disposait, le travail était encore bien plus malaisé et n’allait pas sans dangers. Il y eut quelques commencements d’intoxication, malgré l’emploi de masques à gaz. Sous l’eau, on utilisa un chalumeau sous-marin qui venait d’être mis au point et qui rendit de précieux services.
La mise en place du lest à l’extrême arrière nécessita la construction d’un épontillage très serré pour empêcher l’arrachement des membrures. Cette partie du navire fut transformée en une véritable galerie de mine, où l’on put loger, sans y causer de déformation sérieuse, 550 tonnes de plaques de cuirasse et de gueuses et 650 tonnes d’eau derrière des cloisons étayées et cimentées.
On gagna plusieurs compartiments, vers l’avant, à l’air comprimé, et l’on ouvrit à l’air libre la plupart de ceux qui étaient déjà vides, en renforçant convenablement leurs cloisons. On débarrassa aussi la chaufferie de son matériel, ce qui allégea l’épave de 140 tonnes.
La drague qui pendant ce temps travaillait autour de la coque accrochait continuellement des débris et il fallait souvent faire dégager sa benne par les scaphandriers. C’est ainsi que l’on reconnut la présence, à toucher l’une des quilles de roulis, d’une tourelle renversée, enfouie dans la vase, et qu’on ne put enlever. Cette épave accessoire fut très gênante parce qu’elle empêchait de tirer les chaînes des sous-marins vers l’avant, et qu’elle risquait de crever celui de ces sous-marins qu’on immergeait au-dessus d’elle.
Les chaines dont on se servait étaient du calibre de 76 mm. — le plus fort qui existe dans notre marine — et éprouvées à une traction de 155 tonnes. Mais elles portaient souvent à faux, et il y eut plusieurs ruptures qui auraient pu causer de graves accidents. Grâce aux précautions prises, aucun homme ne fut sérieusement blessé, mais il fallut recommencer jusqu’à cinq fois certaines opérations de mise en place des sous-marins ou des flotteurs.
Quant au passage de ces énormes chaînes sous la coque de la Liberté, on peut se figurer quelle peine il donnait et même quels dangers il présentait, car le scaphandrier qui en était chargé devait ramper en tenant un fil d’acier, à travers la vase, sur une distance de 24 mètres, pour passer d’un bord de l’épave à l’autre. II y fallait des hommes spécialement entraînés et courageux.
Enfin, l’accrochage des flotteurs, dans une région où les points d’attache manquaient complètement, exigea une ingéniosité peu commune et des dispositions particulières dans chaque cas. Mais, le 27 mars 1924, six mois après la reprise des travaux, tout fut prêt et l’on fit une tentative de renflouement.
L’épave fut complètement décollée, sauf sur une surface de 6 mètres sur 8 à l’avant, et pivota de quelques mètres sous l’action d’un remorqueur. Cependant elle ne flottait pas encore. Les calculs que cette expérience permit de faire avec exactitude montrèrent que les poids inconnus. évalués d’abord à 400 tonnes, étaient en réalité de 1100 tonneaux. On se trouvait donc dans l’obligation d’ajouter un effort de 700 tonnes au moins à ceux qui étaient déjà appliqués à l’épave.
On ne pouvait guère songer à mettre en prise un plus grand nombre de flotteurs importants : la place manquait, aussi bien en longueur qu’en hauteur, et les tôles n’étaient pas assez solides pour supporter leur traction. M. Faure fit cependant construire quelques flotteurs souples donnant ensemble une force ascensionnelle de 90 tonnes, et qui étaient plus faciles à placer que les flotteurs métalliques. Ces flotteurs, imaginés par lui, sont en tissu caoutchouté entouré de grosse toile et destinés à être introduits, pliés, à l’intérieur des compartiments d’un navire submergé où des scaphandriers les déroulent et les gonflent d’air. Dans le cas de la Liberté ils ont été utilisés comme flotteurs extérieurs et munis d’élingues à cet effet.
Mais il fallait, en outre, produire un très grand allègement de l’épave, et M. Faure décida de vider les compartiments situés à l’avant (chambres de condensation), malgré leur très mauvais état et les difficultés qu’on devrait rencontrer dans ce travail.
Les cloisons y étaient bouleversées, déchirées, rebroussées dans tous les sens, et formaient un enchevêtrement de tôles à angles vifs au milieu desquelles les scaphandriers risquaient à tout instant de couper leur vêtement ou leur tuyau d’air. L’accès même de ces compartiments était presque fermé par les débris qui l’obstruaient. Au moyen du chalumeau sous-marin, on commença de découper ces fragments un à un, en les enlevant ensuite à l’aide d’une grue. Quand on put pénétrer à l’intérieur, on vit que rien n’y était étanche et qu’il s’agissait non de réparer et de consolider, mais de reconstruire en grande partie. C’est ce que l’on fit.
Mais la reconstruction dans de telles conditions fut une œuvre de patience et d’habileté vraiment extraordinaire. Il fallait, bien entendu, utiliser tout ce qui pouvait servir, prendre appui sur tout ce qui était encore capable de résistance. On devait donc reconstruire par morceaux, en apportant des pièces de tôle qu’on ajustait sur place, et dont on assurait la fixation et l’étanchéité par les moyens les plus variés et les plus incommodes. L’ensemble a exigé 150 tôles de dimensions diverses, que l’on renforçait par des ridoirs, des tirants et des chaînes pour leur permettre de supporter la pression de l’air comprimé. Ce travail n’a pas duré moins de cinq mois, et s’il a pu être mené à bien, c’est parce que l’on avait des scaphandriers d’une adresse exceptionnelle.
L’assèchement des chambres de condensation permit d’enlever au moins 300 tonnes de vase et de ferrailles qu’on découpait au chalumeau sous-marin. On allégea encore l’épave de 50 tonnes de tôles, on gagna plusieurs petits compartiments dans les fonds, et enfin on put remettre les flotteurs en prise pour opérer le soulèvement définitif.
Toutes ces opérations étaient longues par elles-mêmes, et leur durée était encore augmentée par les incidents journaliers : ruptures de chaînes, avaries des circuits électriques, fuites imprévues dans les cloisons du compartimentage. Le mauvais temps, en outre, causait d’autres retards : dès que le vent soufflait avec une certaine force, il fallait éloigner les pontons accostés à l’épave, et interrompre les travaux, quelquefois pendant plusieurs jours. Il y avait souvent de quoi se décourager, et le chef ainsi que son personnel durent faire preuve d’une patience et d’une obstination peu communes.
Mais la méthode suivie élait bonne, et on le vit quand, au début de février, l’avant de l’épave se décolla enfin de la vase sous l’effort des flotteurs. Il n’y eut plus qu’à faire descendre ceux-ci de manière qu’ils pussent donner toute leur puissance et amener le tirant d’eau de la Liberté à 9 m. 80, minimum nécessaire au remorquage à travers la rade. Pendant cette dernière opération, qui fut menée avec une grande prudence (on mit six heures à parcourir 1500 mètres), le Latouche-Tréville fut maintenu accosté à l’épave pour lui fournir l’air comprimé jusqu’au dernier moment.
D’autres procédés auraient permis un renflouement plus rapide et même plus sùr. Dans l’état de destruction où était la Liberté, l’emploi de l’air comprimé était particulièrement difficile. Mais, l’opération ayant été commencée par ce moyen, on ne pouvait renoncer aux résultats déjà obtenus et changer de méthode. Le renflouement a été effectué, finalement, avec le minimum de dépense, mais a nécessité une habileté technique d’autant plus grande et tout à fait remarquable.