Ce n’est pas sans surprise qu’on lit les conclusions de l’article de M. Loria sur les femmes mathématiciennes [1]. Après avoir rappelé en des termes éloquents les mérites des femmes illustres, telles que Hypathie, Émilie du Châtelet, Agnesi, Caroline Herschel, Sophie Germain, Sophie Kovalevsky, après avoir proclamé que les observations et les calculs que la science du ciel doit à la plus belle moitié du genre humain sont aujourd’hui si nombreux et si importants, qu’au lieu de chercher à empêcher l’accès des observations aux femmes, il conviendra plutôt de le faciliter. Dans le siècle actuel où les productions individuelles sont appelées à céder le pas aux travaux collectifs ; surtout en matière de science expérimentale, chacun peut apporter une contribution précieuse d’expérience personnelle et un vaste champ s’ouvre devant les femmes, il conclut en disant : « L’examen des fruits récoltés ne m’a pas conduit à la certitude que ces femmes pussent avoir accès à toutes les voies ; au contraire, il a fait naitre en mon âme la conviction qu’elles doivent considérer les mathématiques avec la dévotion, avec l’admiration quasi religieuse qu’on éprouve en face d’une cime inaccessible. Aussi bien que, d’une façon générale, je suis disposé par inclination, par principe et par conviction, à ouvrir à deux battants la porte du sanctuaire des sciences exactes à quiconque veut en franchir le seuil, je me vois avec regret obligés de faire des réserves à l’égard de celles que la Nature semble avoir appelées à d’autres destinées ».
La contradiction est flagrante entre ces deux textes. Et l’esprit du lecteur se sent envahi par une certaine inquiétude vis-à-vis du discrédit dont M. Loria frappe les femmes mathématiciennes ; que faut-il donc penser du rôle de la femme dans la science en général, alors que sa part semble si minime dans un domaine où son intervention nous avait paru si puissante ?
Tâchons de saisir la raison d’être de cette contradiction qui, certainement, n’a échappé à l’esprit de personne.
Il est permis d’envisager les questions se rapportant au féminisme à des points de vue très divers. Ainsi, on peut discuter l’opportunité d’ouvrir aux femmes l’accès de toutes les carrières libérales ; on peut aussi se demander si, dans leurs études universitaires, les femmes font preuve d’une intelligence et d’un zèle égaux, inférieurs ou supérieurs à ceux que manifestent leurs camarades masculins. Mais tout ne se borne pas aux études universitaires. On peut aussi poser la question si la femme une fois reçue médecin, avocat, professeur, fait preuve d’aptitudes suffisantes dans l’accomplissement de ses fonctions. Comme les études sont les mêmes pour les futurs praticiens que pour les futurs savants, ils se confondent au début de leur carrière ; mais au bout de quelque temps la distinction devient très nette, et ici également se pose la même question, à savoir si la femme est égale, supérieure ou inférieure à l’homme dans la science, si elle fait preuve d’originalité dans ses recherches, bref, la question revient à demander, si le talent peut être l’apanage de la femme au même titre qu’il est celui de l’homme. Et, en tout dernier lieu, il y aurait avantage à savoir si le génie peut aussi s’abriter sous un crâne féminin et dans quelle mesure.
Chacune de ces questions prise isolément est des plus ’intéressantes, en même temps qu’elle est très difficile à résoudre, car il est certain que la méthode statistique ne peut nous être ici que d’un très faible secours. Mais le problème ne peut être bien posé qu’à condition de bien délimiter ce qu’on recherche.
Or, à ce point de vue, une grave et regrettable confusion s’est glissée dans les appréciations de M. Loria. Il nous dit au début, avec beaucoup de justesse, que seule la méthode historique permettra de savoir si « un corps féminin peut loger une de (les grandes âmes destinées à parler à l’humanité à travers les siècles » : « les notions de psychologie féminine que nous possédons conduisent-elles à considérer comme probable, ou même comme simplement possible, que la femme soit destinée à donner à l’avenir, à la science, des contributions comparables à celles que transmettront à la postérité la plus éloignée les noms glorieux de Pythagore et de Newton, d’Archimède et de Leibnitz, de Descartes et Lagrange ? » On n’est pas plus clair. M. Loria pose la question de savoir si on a enregistré des femmes parmi les grands génies de l’humanité.
Mais voilà qu’immédiatement son raisonnement s’égare : « C’est pour savoir s’il convient d’encourager ou, au contraire, d’enrayer la tendance, sans cesse accentuée parmi la plus belle moitié du genre humain, à s’enrôler comme soldat pour la recherche de la vérité avec la secrète espérance de conquérir le bâton du maréchal. » Et il ajoute plus loin en matière de conclusion, qu’il serait disposé il ouvrir il tout le monde la porte de la science, excepté aux femmes !
Or, fermer aux femmes la porte rie la science, c’est leur fermer les portes de l’Université, car il est certain que la science, et surtout la science basée sur l’expérimentation, ne s’acquiert que très difficilement en dehors de l’Université. Pourtant l’Université n’est pas une école de génies, et je suppose que M. Loria ne s’illusionne pas là-dessus. Les génies sont tellement rares et leur apparition délie tellement toutes les prévisions, que jusqu’à présent, que je sache, il n’existe aucune espèce de génie-culture. Tout ce que l’on peut demander à l’homme de science c’est du talent, bien que là encore l’insuffisance de beaucoup est notoire ! Mais, comme actuellement les grandes découvertes ne se font pas toujours individuellement mais souvent collectivement (collectivité dans laquelle chaque savant conserve son individualité propre, cela s’entend), en monôme, grâce il l’extrême rapidité de la diffusion des idées, on peut travailler très utilement pour la science même si, il défaut de talent, on possède le zèle et la persévérance. Je ne dirai pas que le génie c’est la patience ! mais il est certain que c’est là une qualité maîtresse pour .le vrai savant. Je conclus donc que, même, dans le cas où il serait démontré que la femme ne peut atteindre les plus hautes cimes du génie, elle peut contribuer efficacement à l’avancement des sciences.
S’il en est ainsi pour la science, que dire de ces professions libérales qui nécessitent aussi l’accès des Universités ? M. Loria ne s’imagine pas pourtant que le professeur qui vulgarise la science, le médecin qui soigne les malades en appliquant les notions de physiologie et de pathologie, l’avocat qui s’inspire des textes du code, sont des génies. Fermer aux femmes les portes de l’Université c’est leur interdire l’accès des carrières libérales, sous le prétexte qu’elles ne sont pas des génies. Mais aucun emploi, aucune fonction n’est calculé il ce niveau, et dans la productivité sociale on ne compte guère sur les génies, mais bien sur des esprits moyens. La preuve, c’est que le
génie, quand il apparaît, est considéré d’habitude comme peu apte.Je ne veux pas pousser il l’extrême certaines conclusions de M. Loria ni l’étrangeté de ses dires. Je suis d’ailleurs absolument convaincue que tel n’a pas été le fonds de sa pensée. Ceci montre seulement comme il est difficile d’être juge impartial quand il s’agit des droits de la femme.
Il nous reste maintenant à examiner le bien fondé du jugement sévère porté par M. Loria à l’égard des femmes mathématiciennes. Tout d’abord Hypathie, « qui a offert le merveilleux spectacle d’une femme résumant en elle toute la science païenne ", qui soulève un enthousiasme général dans la foule et dans le cercle des savants dont elle est le centre et l’inspiratrice ». Mais le temps n’a même pas laissé les titres des ouvrages qu’elle composa. M. Loria pense aussi que sa beauté a beaucoup contribué à son prestige scientifique. Pourtant l’absence de travaux écrits peut s’expliquer facilement par la mort prématurée de la jeune mathématicienne, tombée victime de l’intolérance religieuse et politique.
Émilie du Châtelet, proclamée par Arago comme « un génie en géométrie », auteur de nombreux volumes, est indigne de toute mention suivant M. Loria à cause de sa vie dévergondée. Combien plus juste et humaine nous paraît l’opinion de Rebière, affirmant que les œuvres de la marquise du Châtelet défendent sa mémoire. Et puis, la critique scientifique n’a pas à se préoccuper de la vie privée des personnages ; la marquise du Châtelet n’a péché que par légèreté de mœurs, alors que ses partenaires célèbres n’ont nullement été inquiétés.
Maria Gaétana Agnesi, une jeune Milanaise, est chaste et ascétique. C’est tout le contraire de la précédente. Elle rédigea un ouvrage « dans lequel furent recueillies et judicieusement coordonnées les connaissances alors possédées sur l’analyse infinitésimale. Les deux volumes qu’elle a publiés sont encore lus aujourd’hui, après un siècle et demi, avec utilité et plaisir. L’auteur de ce traité atteignit le pinacle de la célébrité ; non seulement « l’Italie, mais l’Europe tout entière applaudit à l’œuvre de la jeune Lombarde », Mais arrivée au sommet de la gloire, elle renonça tout à coup aux études et consacra tout son temps à des pratiques religieuses et à la charité. La raison de cette détermination resta inconnue, mais on l’attribue à des chagrins d’ordre sentimental.
Quand à Caroline Herschel, M Loria met bien en lumière, qu’une bonne partie de la gloire de son frère, l’émule de Newton, appartient à elle. Caroline fut pour lui pendant quarante ans un ange consolateur et un gardien. En outre, elle a à son actif la découverte de huit planètes et la compilation de deux précieux catalogues, comprenant plus de mille étoiles et nébuleuses. La Société astronomique de Londres lui décerna, en 1848, la grande médaille d’or. Or, malgré ces mérites Caroline est durement traitée par M. Loria, car, après la mort de son frère, et au bout de quarante ans de collaboration ; elle abandonna pour toujours l’observatoire et « suivit pendant le restant de sa vie, avec une amertume mal dissimulée, les progrès incessants de l’astronomie qu’elle considérait comme autant de larcins posthumes à l’égard de son frère adoré ».
Sophie Germain, vivant à l’époque de la Terreur, se consacra tout entière à la géométrie, dont rien ne put la détourner, pas même une menace de mort. Elle consacra ses longues veillées aux mathématiques et ne tarda pas à y devenir excellente. Elle trouva dans les mathématiques et dans la philosophie le soulagement et le réconfort vis-à-vis d’une maladie qui mina son existence. Bon nombre de philosophes n’hésitent pas à la classer parmi les précurseurs d’Auguste Comte.
Nous arrivons enfin à une contemporaine, à Sophie Kovalevsky, l’illustre professeur à l’Université de Stockholm, lauréate de l’Institut de France, qui lui décerna solennellement le prix Bordier le 22 décembre 1886, la rangeant, suivant l’expérience de M. Loria, « parmi les milliardaires de l’intelligence », Et pourtant cette triomphatrice est malheureuse, pour des raisons d’ordre sentimental d’abord, et aussi parce que, bien qu’elle se soit engagée avec fougue dans la vie scientifique, elle est vite revenue de son enthousiasme et elle ignore la joie du labeur scientifique. Cette explication que donne M. Loria nous paraît empreinte d’une fausse psychologie, Sophie n’est pas malheureuse parce que le travail scientifique ne lui est pas une joie (il faudrait alors expliquer pourquoi cette absence de joie ?), mais son tempérament nerveux, son état de neurasthénie grave qui s’affirme indiscutable, dû en grande partie, sinon exclusivement, à des raisons d’ordre sentimental, lui enlevait toute joie dans l’existence et montrent la stérilité de tout effort. A trente ans elle trouve la vie trop longue, et elle meurt épuisée à trente-sept ails. Combien intéressants sont tous ces détails ! Mais peut-ou dire avec M. Loria, que le spectacle attristant de Sophie Kovalevsky peut et doit servir d’avertissement « salutaire pour les jeunes filles inexpérimentées qui se proposent d’adopter les mathématiques comme occupation professionnelle et scientifique », C’est vraiment faire beaucoup trop d’honneur « aux jeunes filles inexpérimentées », que d’établir un parallèle entre ces jeunes filles et l’illustre Sophie Kovalevsky !
Pouvons-nous dire avec Mœbius, que M. Loria cite et approuve, que les femmes mathématiciennes ont été des écolières, et non des savantes, et qu’elles sont un produit de dégénérescence ? Seule Caroline Herschel est assez estimé, par le médecin Mœbius, descendant du mathématicien bien connu, « parce qu’elle était de nature féminine, saine et vertueuse, et atteignit un âge assez avancé ; Sophie Germain a l’aspect d’un homme ; la Kovalevsky prouve que la femme peut posséder difficilement science et santé. »
Il est, je crois, inutile de commenter ces appréciations aussi personnelles que pleines de partialité. Le mérite scientifique devrait être apprécié en dehors de ces considérations. Si la longévité est considérée par Mœbius comme pouvant rehausser le mérite scientifique, pour d’autres certainement l’inverse sera vrai. Il en est de même pour la beauté, la vertu, la santé, etc.
Ce n’est pas sans une profonde émotion, que par un retour en arrière, nous nous reportons vers la vie et les œuvres des femmes mathématiciennes, Elles furent des femmes illustres non seulement par leurs talents, mais aussi par leurs vertus. Comment se fait-il que M. Loria ne s’aperçoive pas que, si elles n’ont pas produit tout ce qui leur était donné de produire, c’est « pour avoir été trop femmes » ! — L’ « éternel féminin » n’est autre que l’incessant besoin de tendresse et de dévouement. N’est-elle point touchante cette Caroline Herschel, avec sa dévotion infinie pour son frère ? Hypathie meurt « par amour » pour la science. Rien ne peut détourner de la science Sophie Germain, pas même une menace de mort. Agnesi abandonne la science en pleine gloire pour se consacrer aux œuvres de miséricorde. Et quant à Sophie Kovalevsky, elle succombe le cœur meurtri, la science et la gloire ne pouvant lui suffire dans sa recherche d’une tendresse inouïe.
Et M. Mœbius, et après lui M. Loria, soutiennent que ces femmes sont des hermaphrodites ! Pas plus elles que la marquise du Châtelet. Et puis, ce mot « hermaphrodite » n’a aucun sens dans le langage littéraire, il ne va pas au fond des choses, mais s’attache à des signes purement extérieurs, comme le costume, les habitudes sportives, etc. Dépourvu de sens est également le mot de « dégénéré » dans le langage courant. Si les femmes mathématiciennes sont des dégénérées, elles n’en sont que plus proches du génie, lequel, d’après une théorie trop célèbre, serait le produit de la dégénérescence.
Quand on envisage que la femme, par sa nature, est portée à tons les élans de tendresse et de dévouement, on comprend que ces nobles qualités lui soient souvent un obstacle à s’élever à son juste ’niveau ; mais ceci n’est nullement une réfutation de son talent, ni même de son génie ; au contraire, cela explique peut-être que le rôle de la femme, dans la science, parait moindre qu’il ne l’est en réalité.
La femme a de tout temps participé à l’édification de la science, malgré des charges toujours existantes, car si la fortune ou une position appropriée permettent à l’homme de se vouer exclusivement à la science, il n’en est plus de même pour la femme, et la fortune ne la dispense pas de mettre au monde, de nourrir et d’élever ses enfants, Mais quand il est question des progrès de la science, il ne faut pas s’arrêter exclusivement aux conquêtes de la science officielle ; à côté d’elle existe, se développe et prospère la science non officielle, et les vérités connues d’elle seule demandent du temps avant d’être reconnues exactes par la science des savants ; quelquefois même elles rencontrent des difficultés quasi insurmontables pour être admises. Surtout les faits se rattachant à un ordre nouveau de phénomènes sont cent fois reniés avant d’être acceptés, La découverte se fait à nouveau parmi .des savants officiels et alors elle est définitivement classée. Faut-il rappeler les origines de l’hypnotisme, du magnétisme et des sciences occultes ? Les séances de prestidigitation, constamment interdites, ont cependant porté leurs fruits, et les tables tournantes ne se sont pas montrées inutiles pour l’étude de certains phénomènes. Qu’il me soit permis de rendre ici hommage à la science non officielle, car c’est de ses humbles et désintéressés efforts que naissent les plus hautes conceptions scientifiques. Or cet hommage à la science ignorée est d’autant plus sincère qu’il vient d’une représentante de la science officielle, car, comme naguère Sophie Kovalevsky, j’eus l’insigne honneur’ de voir mes ’travaux couronnés par l’Institut de France (Prix de Physiologie expérimentale). Une distinction semblable a d’ailleurs été décernée à plusieurs femmes, depuis Sophie Kovalevsky.
Les femmes ont donc un rôle important dans la science non officiels, et souvent dissimulées derrière les personnalités de leurs maris, de leurs frères, elles peuvent intervenir même dans les débats de la science officielle. A ce point de vue il serait du plus haut intérêt d’éclaircir le rôle exercé par les femmes. Pour les femmes médecins, nous possédons des documents importants dans le livre de Mlle le Dr Lipinska, Histoire des femmes médecins. Nous y apprenons que bien des découvertes, des inventions, des opérations, qui paraissait être une acquisition tonte moderne, étaient connues et pratiquées par les femmes-médecins et les sages-femmes depuis l’antiquité.
Mais la femme n’a pas tenu à léguer son nom à la postérité, n’étant pas animée des mêmes ambitions que l’homme. Une douce et pénétrante philosophie plane au-dessus de ce rôle de la femme dans l’humanité, rôle rempli quelquefois inconsciemment, mais toujours réel. Elle a toujours préféré les joies intimes que procure le dévouement à des êtres chers, aux vains plaisirs d’une ambition satisfaite.
On peut se demander si la femme restera toujours l’ « éternelle dévouée ». Il est probable que celles qui, de plus en plus nombreuses, entrent de pied ferme dans le domaine de la science officielle, ne suivront plus l’exemple d’une Caroline Herschel ni d’une Sophie Kovalevsky, mais qu’elles sauront vivre pour elles-mêmes et pour leurs idées.
Mlle J. Joteyko