La naissance de la locomotive

Wilfrid de Fonvielle, La Science Illustrée n° 53 — 1er décembre 1888
Mercredi 30 décembre 2015 — Dernier ajout jeudi 5 janvier 2017

Il y a juste quatre-vingts ans que la locomotive a été expérimentée pour la première fois sur ses rails. Cet événement mémorable a eu lieu à Londres en 1808. Cependant l’anniversaire d’un progrès aussi majeur ne parait avoir excité aucune émotion de l’autre côté du détroit. Nous allons essayer de réparer de notre mieux une omission aussi regrettable.

Nous nous acquitterons avec d’autant plus de satisfaction de ce devoir que la locomotive est à proprement parler d’origine française. En effet, elle a été imaginée en 1770 par un ingénieur militaire lorrain nommé Cugnot, originaire de la petite ville de Void. Il n’a pas fallu moins de trente-huit ans pour qu’on lui donnât son complément naturel le rail. Pendant ces trente-huit années le génie des inventeurs s’était épuisé à combiner de lourdes et impuissantes voitures à vapeur. L’homme de génie qui donna le rail à la locomotive et la locomotive au rail, Trevithick, partagea les illusions de ses contemporains.

Il commença par construire une voiture à vapeur pour le service des mines de charbon du sud du comté de Cornouailles, dont il était originaire. Quand il crut avoir résolu le problème, il résolut de mettre sa locomotive sur les chemins à ornières afin de lui donner plus de vitesse. L’expérience eut lieu dans un champ dont la surface était de près d’un hectare, et qu’il fit entourer d’une palissade circulaire. La voie avait à peu près 200 mètres de développement et la locomotive les parcourut triomphalement avec une vitesse de 20 kilomètres par heure : le théâtre de cette grande victoire semblait prédestiné à être consacré aux chemins de fer. Il était situé sur le bord d’une route à peu près déserte qui conduisait de l’extrémité nord de la Cité au Regents Park et qui portait le nom alors justifié de New-Road. Aujourd’hui on y a établi la gare du North-Western, une des plus splendides de Londres. Il est à une portée de fusil du magnifique tunnel dans lequel circule le Métropolitain. Cependant Trevithick ne fut pas satisfait de son expérience.

Comme le montre la gravure du temps que nous reproduisons, la locomotive ne remorquait qu’un seul wagon, une sorte de calèche qu’on avait remplie de voyageurs. Un spectateur se servit de cette circonstance pour persuader à Trevithick que les roues de sa locomotive n’auraient pas assez d’adhérence sur les rails pour entraîner tout un convoi, et que par conséquent il fallait se contenter de faire remorquer les convois par des chevaux sur les chemins à ornières. Il lui démontra que les locomotives n’étaient bonnes que sur les routes ordinaires.

Après deux jours d’expériences Trevithick démontait ses rails, et ramenait sa locomotive dans le Cornouailles, où il l’employa à la traction dans la mine de houille de Penn-y-Darran. Il avait fait subir à sa machine quelques modifications avantageuses, et le service marcha convenablement pendant quelque temps, à la grande stupéfaction des habitants d’un comté fort éloigné de Londres, et où les superstitions les plus grossières sont encore répandues de nos jours.

On raconte qu’un jour Trevithick conduisit sa locomotive sur une route à péage et demanda au préposé ce qu’il devait pour sa taxe. « Rien, monsieur le Diable, répliqua le pauvre diable, en tremblant de tous ses membres, mais passez bien vite. » Un jour la locomotive sortit de la route et tomba dans un fossé. Cet accident produisit un vif effet sur l’esprit de Trevithick, profondément dégoûté des difficultés de toute nature dont il était environné. Il en tira la conclusion qu’il n’avait fait que de résoudre un problème curieux sans aucune portée pratique, et que les locomotives étaient un rêve, que ces machines ne pouvaient servir ni sur les routes ordinaires, ni sur les rails.

Mais comme son moteur était excellent surtout pour l’époque, il le démonta, le mit sur un bateau et l’employa à mener une pompe. Telle fut la fin ignominieuse de la première locomotive.

Ces préjugés étaient si profondément enracinés qu’un inventeur nommé Blennkusop de Leeds, prit en 1811 un brevet pour un rail dentelé dans lequel les dents d’une roue spéciale devait s’engrener pour produire de l’adhérence. Ce système fut en usage pendant plusieurs années dans les environs de Leeds pour amener à la ville les charbons de la mine Undlison. Il marcha tellement bien, que l’empereur Nicolas étant venu en Angleterre, dans le courant de 1816, visita solennellement l’établissement et fit de grands compliments à l’inventeur. Ce qui précède nous montre que c’est seulement petit à petit qu’on s’est décidé à associer deux organes qui paraissent destinés l’un à l’autre, la locomotive et les rails. Le modeste Cugnot, qui inventa le fardier à vapeur pour servir sur les routes ordinaires, est donc bien en réalité l’inventeur de la traction moderne. Cependant Henry Liouville, le regretté représentant de Commercy, est mort sans avoir eu la satisfaction d’obtenir qu’une statue de ce héros scientifique méconnu décorât la place de la petite ville où il a vu le jour.

Nous ne cachons point que nous serions profondément étonnés que le capitaine des mines du Cornouailles ait été mieux traité que le brave ingénieur lorrain de 1770.

L’idée de remplacer les chevaux sur les routes ordinaires, était tellement enracinée dans l’esprit du public et des inventeurs, que c’est une voiture à vapeur, qu’on représente en lutte contre une malle-poste, dans une estampe du temps, que nous reproduisons (fig. 6). Cette voiture symbolique est à peu près semblable à celle (fig. 8) qui a été réellement construite, et qui paraît avoir fait pendant quelque temps un service régulier de Londres à Brighton, la route déjà la plus fashionable.

C’est à propos d’une voiture à vapeur qu’un partisan des malles-poste a fait une curieuse caricature représentant les dangers de l’emploi des nouveaux systèmes (fig. 7). L’artiste représente au premier plan une diligence portant l’inscription suivante « Voiture brevetée de sûreté ». Le cocher s’écrie sur son siège : « Bien, bien, ils ont ce qu’ils méritent pour leur l folie. » Le voyageur, qui se retourne pour contempler l’explosion de la machine à vapeur dit d’un air de triomphe : « Ils ont sauté et pas un seul n’est resté vivant. » Entraîné par son ardeur, l’auteur de cette singulière estampe montre ses préférences pour un chariot roulant remorqué par des cerfs-volants, et même pour deux ballons de forme bizarre. L’aéronaute du plus grand de ces ballons dit : « Nous allons nous envoler dans le ciel ce soir. » Le passager ajoute : « Nous laissons derrière nous la triste terre. » L’autre ballon appartient à S. M. Britannique et porte avec fierté l’inscription : « Nous ne craignons pas les explosions nous autres. » À peu près à la même époque, un ingénieur eut l’idée de remplacer les roues par des pieds mécaniques et construisit un véritable cheval à vapeur qui ne craignait pas de glisser sur les rails, mais qui avançait avec la vitesse d’une véritable tortue. Un autre imagina de guider la locomotive avec une chaine de fer pour rendre les déraillements impossibles.

Une des principales objections que l’on faisait à l’emploi des locomotives, était l’effroi de ces pauvres chevaux, qui s’emporteraient en entendant l’échappement de vapeur.

Un mécanicien fort ingénieux nommé Hedley, construisit une locomotive nommée Putfing Billy (la large soufflante), dans laquelle l’échappement était gradué de manière à en diminuer le vacarme, cette machine était fort intéressante.

En effet l’inventeur s’était appliqué à reproduire les dispositions principales des machines marines dont l’usage commençait à se répandre. George Stephenson qui, dès à cette époque, avait commencé à s’occuper de la construction des locomotives combina en 1815 un modèle dans lequel il s’inspira visiblement des idées de Hedley (fig. 4) quoi qu’il ait beaucoup diminuer la masse des portes métalliques placées à la partie supérieure. C’est seulement quatorze ans plus tard que cet homme de génie comprit qu’il suffisait d’avoir une seule roue motrice sur laquelle on appliquerait toute la puissance que pouvait développer la vapeur.

Il fut aussi un des premiers qui comprirent que la locomotive avait assez d’adhérence pour traîner un convoi de plusieurs voitures. Sa première locomotive imparfaite lui permit de démontrer ce théorème avec une vitesse bien faible, à peine 8 kilomètres. Des chevaux de sang auraient battu son cheval de feu, mais il avait démontré le grand théorème de mécanique, en montrant qu’il entraînait un convoi de huit wagons pesant trente tonnes. Stephenson, cet homme simple et ingénieux, sorti des derniers rangs du peuple, avait une telle ardeur qu’aucun progrès ne lui échappait, à une époque où la communication entre l’Angleterre et la France était si rare, il prenait son bien dans les montagnes du Forck.

Il adaptait à la locomotive la Rocket (fig. 2), la chaudière tubulaire inventée par Seguin. Il trouvait de plus le moyen de se débarrasser du soufflet en faisant l’appel de l’air, par un jet de vapeur lancé dans la cheminée.

Nous avons représenté, dans la figure 5, la course des locomotives qui eut lieu en 1829, dans un champ près de Liverpool, en un endroit où les Romains avaient établi un temple à Vulcain, et qui se nommait Rainhill.

On avait, comme on le voit, érigé une tribune pour la noblesse des environs et les capitalistes se proposant de continuer la ligne de Manchester à Liverpool (fig. 5) ; une foule aussi grande que celle qu’attirent nos courses de ballons dans la cour du Carrousel, avait été attirée par un spectacle si nouveau, si inattendu.

La piste était une ligne de 3 kilomètres de longueur tracée au milieu d’une plaine, chaque locomotive devait faire vingt voyages en un jour avec une vitesse minima de 16 kilomètres.

Des quatre machines présentées, une n’avait pu obtenir qu’une vitesse de 10 kilomètres et avait été disqualifiée. Les deux autres n’avaient pas pu marcher.

Mais la Rocket qui ne pesait que 4 tonnes 1/2, en y comprenant son eau et son charbon remplit toutes les conditions du programme. Elle fit même plus : elle traîna, avec une vitesse de 45 kilomètres à l’heure, une voiture chargée de trente passagers. Notre gravure représente le triomphe de Stephenson et l’enthousiasme, plus facile à concevoir qu’à exprimer, des spectateurs de cette grande scène.

Désormais la locomotive avait vaincu. Les hésitations de l’essai du New-Road ne devaient plus ralentir son expansion. Elle marchait d’un pas rapide et accéléré à la conquête du monde. Il avait fallu vingt et un ans pour arriver à ce triomphe dont il est difficile, même maintenant, de mesurer la portée. Nous la laisserons proclamer par les siècles futurs.

Wilfrid de Fonvielle

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