Les mouvements de l’air étudiés par la chronophotographie

Étienne-Jules Marey, La Nature N°1476 - 7 septembre 1901
Vendredi 4 février 2011

Rendre visibles des phénomènes qui échappent à la vue et les fixer en des images très nettes est une des plus curieuses applications de la chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. et l’une de celles qui, dans les sciences expérimentales, rencontrera les plus nombreuses applications.

Les lecteurs de ce journal se souviennent peut-être d’un article [1] où j’ai montré comment les mouvements des liquides peuvent être traduits par cette méthode :

Les ondes fixes, les vagues, les courants et même les déplacements des molécules au sein des liquides étaient rendus visibles au moyen de perles brillantes suspendues dans l’eau transparente et vivement éclairées devant un champ obscur. Le déplacement de ces points brillants que l’œil ne pouvait suivre était analysé par la chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. et l’on pouvait, sur les images, suivre aisément la direction et la vitesse des molécules de l’eau en chaque point de sa masse.

J’ai pensé qu’une méthode analogue rendrait visibles et permettrait de photographier les divers mouvements de l’air dans des circonstances variées.

Ce problème à de l’importance. Au moment où la locomotion aérienne préoccupe tant de chercheurs, on sent le besoin de connaître comment se Comporte l’air dans lequel on fait voyager des corps de diverses formes : ballons, aéroplanes, etc., le vol des oiseaux lui-même, s’il à révélé à la chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. le caractère des mouvements de l’aile, a besoin, pour être compris, que l’on connaisse comment se comporte l’air qui sert à l’aile de point d’appui.

Depuis longtemps je poursuivais cette recherche au moyen d’appareils imparfaits ; ce n’est que dans ces derniers temps que j’ai réussi à trouver une méthode dont les résultats semblent pleins de promesses.

Il s’agissait de créer un courant d’air bien uniforme, c’est-à-dire dont toutes les parties, animées d’une même vitesse, cheminassent en filets bien parallèles entre eux. On devait ensuite rendre visibles certains de ces filets ; dès lors, en plaçant sur leurs trajets des corps de diverses formes, on devrait voir ces filets se ralentir devant ces obstacles, s’infléchir en sens divers et prendre des directions variées. C’est ce qui fut obtenu avec la disposition qui va être décrite (fig. 1).

Le courant d’air est produit dans une caisse de section carrée ayant 0,50m de côtés, la face postérieure de cette caisse est noircie pour former le champ obscur nécessaire en chronophotographie Chronophotographie La chronophotographie est le terme historique qui désigne une technique photographique qui permet de prendre une succession de vues à intervalle de temps fixé en vue d’étudier le mouvement de l’objet photographié. . Une glace transparente forme la paroi antérieure de la caisse, et celle-ci se continue, en bas, par un tuyau où un ventilateur électrique crée une aspiration constante.

Dans ces conditions encore imparfaites l’air qui, de l’extrémité supérieure de la caisse, se précipite par l’appel du ventilateur, ne forme pas un courant régulier ; il est le siège d’une agitation dont on se rend compte en dégageant un peu de fumée à la partie supérieure de la caisse ; cette fumée tourbillonne de façons capricieuses. Pour éteindre ces remous, il faut, en quelque sorte, filtrer l’air.

Un cadre de bois sur lequel est tendue une gaze de soie très fine, à mailles bien égales, est posé sur le haut de la caisse ; l’air aspiré devra traverser ces mailles et, dans ce passage, y perdra les remous dont il était agité. D’autre part à la partie moyenne de la caisse, au-dessous de la glace transparente, un nouveau châssis de gaze empêche l’agitation créée par le ventilateur de se communiquer par en bas. Ainsi dégagé de ses causes de troubles, le courant d’air est devenu régulier ; on s’en assure en dégageant de nouveau dela fumée au-dessus de la gaze supérieure. On voit alors une colonne blanche descendre verticalement, sans aucun déplacement latéral.

Pour apprécier plus exactement les mouvements des molécules d’air on multiplie les filets de fumée qui y pénètrent. Une sorte de rampe, formée d’une soixantaine de petits tubes équidistants, verse au-dessus de châssis de gaze la fumée qui provient d’un fourneau dans lequel on brûle un paquet d’amadou. Cette fumée monte du fourneau dans une cheminée de bois qui se recourbe, puis s’étale en une cavité plate et mince d’où émane la rampe de tubes F.

Dès que le ventilateur marche, on voit tous les filets de fumée se précipiter dans la caisse et y produire une nappe blanche striée longitudinalement ; ces filets prennent alors l’apparence de cordes tendues comme celle d’un piano. L’air transparent se comporte comme celui que la fumée rend visible et l’on peut conclure qu’en tous les points, le mouvement de l’air est parfaitement rectiligne.

Pour photographier cette apparence, il suffit d’éclairer vivement les fumées, ce qu’on fait au moyen d’un éclair magnésique. Cet éclair est produit dans une boîte E dont une paroi vitrée est dirigée vers la caisse qui porte elle-même, en face de ce point, une glace transparente par où pénètre la lumière. La boîte où se produit l’éclair magnésique est située sur le trajet du tube efférent du ventilateur ; de sorte que le nuage de magnésie pulvérulente est chassé au dehors avec les autres fumées et n ’altère pas la limpidité de l’air de la pièce où l’on opère, ce qui est indispensable pour la netteté des images.

Introduisons dans le courant d’air un plan incliné formé d’une mince lame de mica (fig. 2), les filets de fumées, en le rencontrant, semblent s’écraser contre la surface ; ils s’élargissent, ce qui prouve qu’ils perdent de leur vitesse ; ils suivent ensuite des directions opposées, les uns remontent vers le bord supérieur du plan, les autres glissent les uns sur les autres sans se mélanger entre eux et s’écoulent par le bord inférieur.

De chaque côté de l’obstacle, les filets cheminent très serrés ; ils laissent enfin, en arrière de l’obstacle, un vaste espace où l’air est immobile et ne présente qu’un nuage confus. Cette .expérience n’indique pas la vitesse de l’air en chaque point. Pour la connaître on a recouru au moyen.suivant :

Cette rampe de tubes qui verse la fumée, si nous la déplaçons par un choc latéral, imprimera aux filets un déplacement qui se traduira par une petite ondulation visible sur tous les filets à la fois, et cette ondulation se propagera de haut en bas avec une marche uniforme dans toute la largeur de la nappe de fumée. Dès lors, en imprimant à la rampe de tubes des mouvements vibratoires répétés dix fois par seconde, toute la série des filets portera des ondes qui se suivront de haut en bas, et dont l’écartement correspondra à l’espace parcouru par l’air en chaque dixième de seconde. Une tige brillante de 0,20m de long, placée à l’intérieur de la caisse, dans le même plan que les fumées, se photographiera dans les images et servira d’échelle pour mesurer la vitesse du courant d’air. C’est au moyen d’un trembleur électrique réglé à 10 vibrations par seconde qu’on imprime le mouvement qui rend les images réellement chronophotographiques. La figure 3, obtenue avec vibrations des filets de fumée, montre que ceux-ci présentent un ralentissement marqué dans les points où ils rencontrent le plan incliné ; ils accélèrent, au contraire, leur marche dans les régions situées en dehors de l’obstacle. Cette accélération, dont on peut mesurer la valeur au moyen de l’échelle métrique, est la conséquence nécessaire de ce fait, que chaque section de la caisse doit laisser passer la même quantité d’air à tout instant et que, par conséquent, dans les passages rétrécis la vitesse s’accélère.

Toutes les figures qui précèdent ont été prises à la lumière de l’éclair magnésique, c’est-à-dire en un temps très court. Qu’arriverait-il si la durée de l’éclairement était plus long ? La figure 4, obtenue avec un éclairement prolongé pendant 5 secondes, montre que rien n’est changé pour l’apparence des filets d’air situés au sommet de l’obstacle ; seuls, les remous cessent de montrer leurs capricieux méandres, ondulations fugitives qui, superposées entre elles, donnent une teinte grise uniforme. Cette méthode des éclairements prolongés est précieuse en ce qu’elle donne, en quelque sorte, l’état moyen du phénomène.

Nous ne multiplierons pas les exemples des expériences que nous avons faites ; quelques types suffiront pour montrer la variété des effets qui se produisent suivant la forme des obstacles que rencontre le courant.

Les figures 5 et 6 sont obtenues avec un corps offrant une extrémité arrondie et l’autre effilée. Si le gros bout est en avant, les filets de fumée se reforment assez vite en .arrière de l’obstacle et l’on observe peu de remous (fig. 5). Avec la pointe en avant (fig. 6), l’inverse se produit et des remous s’observent en arrière de l’extrémité arrondie. Nous avions déjà signalé ces.effets pour les corps plongés dans un courant de liquide.

Si des plans parallèles.entre eux se présentent sous le même angle, les filets se comportent diversement pour chacun de ces plans comme le montre la fig. 7.

On conçoit aisément la multiplicité des problèmes que peut résoudre cette méthode. Nous l’avons exposée avec détail, afin qu’elle puisse être employée par tous ceux que préoccupent l’aviation, la propulsion dans les fluides, la ventilation, enfin tout ce qui se rattache aux mouvements de l’air.

E.-J. MAREY, de l’Institut.

Revenir en haut