Peu d’ouvrages ont eu une histoire aussi accidentée et aussi laborieuse que le fameux pont de Québec, sur le fleuve Saint-Lancent, au Canada, qui est aujourd’hui le plus grand pont du monde. Le record de la portée lui sera ravi, dans un avenir assez proche, par la construction du pont projeté sur l’Hudson, décrit récemment dans Sciences et Voyages.
Mais actuellement son ouverture de 549 m est la plus grande qui ait été réalisée. Après, vient le célèbre pont du Forth, entre l’Angleterre et l’Écosse, dont la travée centrale a 518 m d’ouverture ; ce pont, construit entre 1882 et 1887, a été pendant longtemps le plus grand du monde. Il constituait, à l’époque où il a été édifié, un chef-d’œuvre de résistance et de hardiesse.
Le pont de Québec est principalement destiné à porter le chemin de fer du Grand Trunk Pacific, c’est-à-dire une des lignes transcontinentales canadiennes. Qui va de Port Simpson, sur le Pacifique, à Halifax, sur l’Atlantique ; sa longueur est de 5 760 km (près de dix fois la distance de Paris à Brest).
La construction du pont a été entreprise en 1905 [1]. On l’avait prévu sous la forme d’un pont « cantilever », c’est-à-dire composé par deux poutres principales reposant : chacune en son milieu sur une pile-culée ; l’extrémité de la poutre cantilever qui est du côté de la rive est ancrée à celle-ci par une pile secondaire ; les extrémités libres des deux poutres se font face au-dessus du fleuve, à plus de 200 m de distance, dans le cas du premier pont de Québec et cette distance est franchie par une troisième travée métallique, qui s’appuie sur les deux premières.
C’est le système qui a été longtemps adopté. pour les très grands ponts métalliques, et auquel on oppose, depuis peu, les ponts suspendus.
Dans le premier pont de Québec, les deux poutres cantilever avaient chacune 324 m de longueur, dont 152,50 m environ vers la rive et 171,50 m au-dessus du fleuve. La poutre centrale avait 205,75 m de portée.
Le tablier du pont était d’une largeur imposante : 27 m ; il devait donner passage à deux voies ferrées de grandes lignes, deux chaussées avec tramways et deux trottoirs. Le tablier était à 50 m au-dessus du niveau du fleuve.
Les piles principales supportant les poutres cantilever avaient l’une 20 m et l’autre 26 m de hauteur totale. Elles étaient fondées par caissons à l’air comprimé.
Le montage du pont avait été entrepris sur échafaudage depuis les culées jusqu’aux piles principales, ce qui ne présentait pas de difficultés particulières. et en porte-à-faux pour les consoles placées du côté du fleuve.
Dans cette disposition de montage, particulièrement hardie, la partie de rive déjà construite équilibre la partie en porte-à-faux.
On avait déjà construit la poutre cantilever sud tout entière et l’on commençait à monter, toujours en porte-à-faux, par tronçons ajoutés bout à bout, la poutre médiane, lorsque, le 29 août 1907, la partie en construction s’écroula. entraînant la mort de 74 personnes. La catastrophe sembla d’abord inexplicable.
Une commission d’ingénieurs nommés par le Gouvernement canadien entreprit une étude attentive des caractéristiques du pont, et elle arriva à conclure qu’il y avait eu faute de conception.
L’ouvrage, tel. que les premiers ingénieurs l’avaient prévu, était trop faible pour résister aux efforts auxquels il fut soumis. C’était la condamnation de la méthode américaine poussée à l’extrême à cette époque, et qui était celle des constructions trop légères et trop hardies, des réductions excessives du nombre des barres. Cette méthode sacrifiait trop souvent la sécurité à la commodité et à la rapidité de montage.
D’ailleurs, on aurait pu prévoir l’accident, et il fallut un concours malheureux de circonstances pour le rendre aussi grave. En effet, trois semaines avant la catastrophe, la structure présentait déjà des signes de faiblesse ; une des membrures principales inférieures avait pris une courbure inquiétante.
Diverses conférences et consultations eurent lieu à ce sujet entre les ingénieurs, et, finalement, l’ingénieur en chef, qui résidait à New-York, envoya un télégramme à l’entrepreneur, lui enjoignant de suspendre les travaux et de ne plus ajouter aucune charge sur l’ouvrage.
Malheureusement, une grève des télégraphistes retarda de quelques heures la dépêche, et le montage se continua.
On avait mis en marche un pont roulant lourdement chargé, qui devait porter des pièces à l’extrémité en porte-à-faux. Avant qu’il y fût arrivé, le pont s’écroula.
Peu après, un concours fut ouvert pour la reconstruction de l’ouvrage et un nouveau projet adopté [2]. L’ouvrage reconstruit a 987,25 m de longueur totale et la travée centrale a 548,60 m d’ouverture.
La dépense prévue était d’une douzaine de millions de dollars. Le pont est encore du type cantilever, mais les éléments en sont beaucoup plus robustes ; les deux grandes poutres cantilever ont chacune environ 333 m de longueur et 94 m de hauteur en leur milieu.
Les deux bras des deux poutres tournées vers le fleuve laissent entre eux un espace de 195 m environ, qui est franchi par une poutre parabolique, portée sur les extrémités des bras.
Pour construire cet énorme ouvrage, on édifia une usine spéciale à Montréal, et on la dota des machines-outils les plus perfectionnées ; cette usine avait 50 m de largeur et 200 m de longueur ; elle avait coûté à elle seule 1 million de dollars et pouvait préparer 2 000 tonnes de charpente par mois. Le poids total de la partie métallique du pont est de plus de 66 000 tonnes.
Le montage des poutres cantilever fut encore effectué sur un échafaudage en bois vers les rives et en porte-à-faux au-dessus du fleuve. Il dura trois ans, de 1914 à 1916.
Pendant ce temps, on construisait à part la structure centrale, c’est-à-dire la poutre à treillis de 195 m de longueur, qui devait fermer le pont entre les abouts des deux poutres cantilever.
Cette énorme poutre pèse 5 000 onnes. On l’avait construite sur des pilotis foncés dans une anse de la rivière, de manière à pouvoir la soulever ensuite avec des péniches et la remorquer jusqu’à son emplacement à l’aplomb du pont, pour la lever à l’aide d’un système de chaînes spécial.
Le transport eut lieu le 11 septembre 1916 et le levage commença ; on avait disposé aux quatre angles de la travée des chaînes formées de barres d’acier, levées par des vérins, chaque course des vérins correspondant à un maillon de la chaîne.
Après que la travée eut été levée d’un peu plus de 4 mètres, elle bascula soudain et vint s’abîmer dans le Saint-Laurent.
Ceux qui assistèrent, même de près, à la chute, ne purent en saisir les phases précipitées, tellement fut rapide cette catastrophe déconcertante, qui coûta la vie à 13 hommes sur les 110 qui étaient alors occupés au montage.
Il semblait donc qu’un mauvais sort s’acharnât sur cette construction qui, cette fois, subissait un accident si grave quelques heures seulement avant son achèvement.
Heureusement, on put constater que la structure elle-même avait parfaitement résisté et que l’accident était dû à la rupture accidentelle d’une des pièces du système de suspension et de levage de la travée médiane. Les poutres cantilever étaient intactes.
Il ne restait donc qu’à reconstruire la travée centrale et à la remonter en place, avec des précautions nouvelles. C’est ce qui fut fait pendant l’année suivante, et la travée fut enfin. montée avec succès, du 17 au 20 septembre 1917. Il ne restait que peu de chose à faire pour terminer l’ouvrage, et l’on put bientôt le mettre en service.
Malgré ses malheurs, le nouvel ouvrage fait le plus grand honneur aux ingénieurs canadiens de la Saint-Lawrence Bridge Co, qui l’ont conçu et en ont finalement mené à bien la construction.
P. CALFAS, Ingénieur E. C. P.