Sept mois chez les Chippeways

Julien Thoulet, la Revue Scientifique — 27 décembre 1873
Dimanche 20 novembre 2016

SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE DE PARIS séance annuelle

La relation qui suit est celle d’un séjour de sept mois sur les territoires qui avoisinent la source du Mississippi et sont habités par la tribu indienne des Chippeways. Il m’a été donné de parcourir, le niveau ou le théodolite à la main, la région qui s’étend à l’est depuis Tumarac river, affluent du Saint-Louis river, qui se jette dans le lac Supérieur, jusqu’au Mississippi à l’ouest. J’étais alors premier assistant ingénieur attaché aux études préliminaires du tracé du Northern Pacific railroad, ce chemin de fer qui doit mettre en communication le lac Supérieur avec l’océan Pacifique.

Bien que j’aie pris toutes les cotes de niveau du pays que j’ai traversé, aucun chiffre exact ne m’est resté ; mes carnets ont été envoyés à Washington, et le manque de loisir ne m’a pas permis d’en recopier le contenu. C’est donc uniquement à mes souvenirs que je fais appel aujourd’hui.

L’artère principale du Northern Pacific railroad doit s’étendre de Duluth, ville située au fond du lac Supérieur, jusqu’à Puger’s sound sur l’océan Pacifique en traversant les États ou territoires de Minnesota, Dacotah, Wyoming, Montana, Idaho, Washington, et en suivant la frontière qui sépare les Étals-Unis et le Canada. Entre Duluth et la rivière Rouge du nord, frontière entre le Minnesota et le Dacotah, à Otter Fail CHy, le Northern Pacific railroad émet deux branches : l’une rejoint Pembina au nord, l’autre prend la direction du sud et arrive à Crow- Wing et à Watab en établissant ainsi une communication entre le nord, Saint-Paul, Chicago, Saint-Louis, et le centre des États-Unis. On voit donc que la ligne présente une direction générale de l’est à l’ouest parallèle à celle du Grand central Pacific railroad ; seulement ce dernier sur le 41e degré de latitude, tandis que le premier parcourt le 47e ; il y a donc entre les deux une distance à peu près constante de six degrés de latitude.

La voie ferrée, malgré bien des difficultés dont l’appréciation nous entraînerait hors du domaine de la géographie, se construit avec une grande rapidité. Les Américains partent en effet d’une donnée différente de la nôtre. Ils tracent un chemin de fer à travers la solitude et cherchent à relier entre eux, non pas des centres qui existent, mais des centres qui se formeront justement à cause de la proximité du chemin de fer. Le problème à résoudre est par conséquent l’inverse de ce qu’il serait en Europe. Dans nos contrées, on fait bien pour n’avoir plus à refaire, et si les frais de première installation sont élevés, on s’en dédommage au moyen de l’économie à réaliser sur les réparations nécessitées par l’exploitation. Dans le second cas, il s’agit de passer à travers un pays souvent inexploré, mais que, géographiquement, on suppose devoir être prospère ; on recherche donc l’économie immédiate. Si le pays ne répond pas aux espérances des spéculateurs, si l’émigration ne paye les déboursés que lentement, les dépenses d’installation auront été aussi minimes que possible, et plus tard il sera temps de perfectionner les travaux et de faire du luxe.

Il faut surtout se garder de croire que la voie soit jamais dangereuse. Les conteurs et les romanciers ont abusé des histoires de revolvers et d’accidents de chemin de fer. Si l’amour du gain donnait de mauvais conseils au constructeur, la libre concurrence et l’intérêt bien entendu viendraient tempérer son ardeur trop grande.

À la fin de mai 1870, nous arrivions à Saint-Paul dans le Minnesota. C’était là notre quartier général. La ville est nouvelle, mais elle s’agrandit à vue d’œil comme toutes les villes américaines qui se fondent à la limite de la civilisation et qui chassent le désert devant elles. Saint-Paul, bâti sur le Mississippi, est le dernier point où s’arrêtent vers le nord les immenses steamers qui sillonnent les eaux majestueuses du fleuve. La Nouvelle-Orléans est à une extrémité, Saint-Paul est à l’autre. Au-dessus de Saint-Paul se trouvent les chutes Saint-Antoine, qui forment actuellement un obstacle infranchissable à la navigation, et il est très douteux que l’industrie humaine parvienne à le vaincre. D’ailleurs, il faut l’avouer, de pareils travaux ne présenteraient pas de grands avantages. Le haut Minnesota est presque inhabitable, et il ne s’y établira jamais une civilisation sérieuse. Saint-Paul, il y a moins de dix ans, était construit en bois ; en 1870, on y voyait déjà un grand nombre d’édifices en belle pierre grise ou en briques, et le bois ne servait plus que dans les faubourgs. Le climat y est froid, mais sec et par conséquent salubre. Les médecins envoient les poitrinaires y passer l’hiver avec une température qui atteint 25 à 30 degrés au-dessous de zéro, et les malades se trouvent bien de ce système.

Bientôt nous quittions la ville et, prenant le chemin de fer, nous parvenions à Watab, terme extrême de la voie ferrée vers le nord. Un service régulier de stages suit la rive gauche du fleuve et relie Watab à Crow-Wing. Cette bourgade était, il y a trois ans, le dernier centre habité sur le Mississippi ; aujourd’hui, par suite de la fondation de Brainerd, à cinq milles au-dessus, elle n’est plus que l’avant-dernier. En se rendant de Watab à Crow-Wing, on traverse une vaste prairie sablonneuse qui, au commencement de juin, se couvrait de fleurs et dont la monotonie était égayée par de nombreuses bécassines sautillant autour des flaques d’eau. Nous nous arrêtâmes pour déjeuner à Little Falls ; quatre ou cinq Canadiens causaient en français, je leur parlai dans cette langue et la connaissance fut bientôt faite. Ils me demandèrent s’il y avait longtemps que j’avais quitté les « vieux pays ». Or les vieux pays, c’est la France. Ces braves gens, qui sont Anglais depuis plusieurs générations, se croient toujours Français et ils continuent à parler la langue de leurs pères comme leurs pères la parlaient, c’est-à-dire avec un accent et des tournures de phrase d’une saveur un peu ancienne, mais non sans charme. L’oreille est étrangement surprise d’entendre prononcer les mots que Molière ou même Corneille écrivaient.

On rencontre le fort Ripley sur la rive droite du Mississippi. La star spangled banner flotte au vent au-dessus des légères ondulations de la prairie, et chaque malin, quand on la hisse au mât du pavillon, ou que le soir on l’amène, les tambours la saluent d’une batterie qui a l’intention d’imiter les célèbres notes du « Yankee doodle ».

Enfin, après seize ou dix-sept heures de voiture, on atteint Crow-Wing, véritable type des villes frontières. Elle est bâtie dans le sable et contient une trentaine de huttes en bois, dont quelques-unes baignent leurs murailles dans les eaux du fleuve. On y trouve une église, un hôtel et cinq ou six de ces établissements, sortes de bazars, où sont accumulés les objets les plus différents : du whiskey, des étoffes, des salaisons, du fil, de la poudre, des hameçons, des pipes, des haches, en un mot tout ce qu’il faut aux lumbermen, aux trappeurs et aux Indiens qui fréquentent seuls ces parages. Il y a même à Crow-Wing un édifice qui ferait un curieux effet en pays plus civilisé, mais devant lequel nous faillîmes tomber en admiration après sept mois de solitude. Il est habité par un ancien traitant canadien qui a amassé sa fortune en traffiquant avec les Chippeways et qui vit de ses rentes, éternel objet d’envie pour ses concitoyens moins favorisés du sort ou moins habiles que lui.

A Crow- Wing, nous vîmes pour la première fois des Indiens. Le noble red man, enveloppé dans la couverture bleue ou rouge qu’il tient de la libéralité du gouvernement, les cheveux séparés en deux longues tresses qu’il ramène sur sa poitrine, et les pieds chaussés de mocassins, se promène fièrement, même quand il est ivre, ce qui lui arrive, hélas ! trop souvent. Il parle peu, se borne à faire quelques gestes, et quand il a bien bu, il s’assied à l’écart et rit aux nuages qui passent au-dessus de sa tête. En général, l’Indien a été beaucoup surfait par les voyageurs ; nous vivons sur les souvenirs laissés par l’illustre Schingachkook qui n’a jamais existé. Je n’ai vu que des Chippeways, mais cette tribu passe pour une des plus intelligentes. Or, si les Chippeways sont des Chippeways, que doivent être les autres ? Leurs talents se bornent à la construction des canots en écorce et à la pêche dans des lacs où abonde le poisson. Quant à leur habileté si vantée à se diriger au milieu du désert, elle consiste à frapper un cours d’eau et à le suivre patiemment jusqu’au point le plus l’approché de l’endroit où ils désirent se rendre.

Souvent nous avons essayé de nous servir de ces gens pour nous guider, et jamais nous n’ayons eu à nous louer de nous être fiés à eux. Comme le Mississippi a un cours très sinueux et que nos guides ne manquaient jamais de se diriger droit sur lui, ils rendaient le trajet cinq ou six fois plus long qu’il n’était nécessaire. Cependant ils savent admirablement prendre une piste. Qu’un homme seul ait traversé la forêt, ils suivront sa trace même pendant plusieurs jours et sans jamais en dévier. A ce propos, il est à remarquer que l’homme dans les actes inconscients de sa vie obéit à certaines lois fixes dont il ne se rend pas compte. C’est ainsi que lorsqu’un tronc d’arbre, un obstacle quelconque arrête sa marche, s’il n’a pas un motif pour obliquer à gauche, il prendra à droite. Quand un blanc est égaré, s’il n’est pas habitué à la vie des bois, il vaut mieux pour lui qu’il ne raisonne pas ; dans ce cas, il tournera infailliblement en cercle et reviendra à son point de départ en se laissant guider malgré lui par l’ombre qu’il projette sur le sol et qui tourne avec le soleil. Un jour, un de nos compagnons disparut : nous réclamâmes l’assistance d’un Indien, qui nous demanda aussitôt si la personne en question venait pour la première fois dans le pays. Sur notre réponse affirmative, il chercha sa piste, la trouva, fit cesser toute autre recherche et nous conseilla de camper en cet endroit en nous annonçant que le soir, vers sept heures, nous retrouverions notre absent. La prédiction ne manqua pas de se réaliser, et nous aperçûmes, à l’heure dite, notre camarade reprenant exactement ses traces du matin, à demi mort de fatigue, de faim et de frayeur.

L’Indien possède une honnêteté relative assez curieuse. Quand on discute un marché avec lui, il cherche à tromper le plus possible, mais, l’engagement une fois conclu, il y est fidèle. Un marchand de Crow-Wing affirmait n’avoir jamais refusé de vendre à crédit à un Indien inconnu qui s’enfonçait dans les bois aussitôt qu’il était en possession de sa marchandise. Un an après, quelquefois davantage, il revenait et apportait l’argent. Mais l’homme rouge a bien des vices : il est ivrogne, paresseux, sale et sans la moindre prévoyance de l’avenir. Au printemps, les squaws vont faire la récolte du riz sauvage qui abonde dans ces contrées marécageuses ; dès que la provision est épuisée, l’Indien jeûne ; la situation devenant impossible à maintenir plus longtemps, Joe, comme le nomment les Américains, prend une grande résolution et se met à pêcher. En deux heures, il ramasse de quoi vivre quinze jours, car il n’a pas peur d’un mets qui est devenu de haut goût ; puis une nouvelle période de diète, les lacs se congèlent, et Joe mange ce qu’il trouve, des rats, des écureuils, quelquefois un daim tué à l’affût. Chaque année, à l’automne, il célèbre une grande fête, la fête des chiens. Pour s’y préparer, il jeûne pendant quatre ou cinq jours, fume le killikinik dans son calumet et fabrique ses médecines, griffes d’ours, pierres, racines ; morceaux de verre, qui doivent le préserver de tous les maux imaginables, chacun suivant sa spécialité. Lorsque tout est en règle, il massacre tous les chiens qui habitent son teepee et les dévore en un seul repas, Quelques animaux plus rusés sentent que le moment est dangereux et s’enfuient ; c’est grâce à eux que la race se perpétue. On ne peut imaginer la puissance de l’estomac d’un Indien. Ceux qui transportaient nos bagages et nos provisions nous demandèrent de leur donner leurs rations de deux semaines en une seule fois, prétextant que les haricots étaient plus commodes à porter dans l’estomac que sur le dos, dans un sac. Nous refusâmes ; mais il est certain que si nous l’avions permis ils auraient tout dévoré immédiatement.

Après quelques jours passés à nous préparer à notre expédition, nous quittâmes Crow-Wing au nombre de vingt-deux personnes, trois ingénieurs, les aides, les axmen pour frayer la route et les sangs-mêlés indiens portant nos bagages. Les half-breeds sont des descendants de trappeurs canadiens et de squaws, et ils ne se distinguent des Indiens pur sang que d’une seule façon, — ils travaillent quelquefois, le plus rarement possible, le plus mal possible, mais enfin ils travaillent. Le vrai peau-rouge regarde le travail comme déshonorant. Souvent un de nos hommes, le dos chargé de couvertures, de sacs, de farine, de bidons ou de tente, cheminait péniblement à travers le marais sans prononcer un mot : tout à coup il laissait tomber son fardeau et disparaissait au milieu du feuillage, sans tourner la tête, sans même réclamer le salaire qui lui était dû : il était pris de la nostalgie de la paresse.

Crow-Wing était notre dernière étape en pays civilisé : en quittant cette humble bourgade, nous faisions notre premier pas dans la solitude. Désormais nous n’allions plus avoir devant les yeux que nous-mêmes et l’admirable spectacle de la nature. La vie sauvage est une saine et dure école, l’homme y apprend à souffrir sans murmure, parce que sa plainte ne serait pas entendue, et sans faiblesse, parce que c’est de lui seul que doit venir son salut.

On s’embarqua sur un bateau plat et l’on remonta le Mississippi en poussant le bateau avec des perches et en suivant toutes les sinuosités de la rive, La chaleur était étouffante, et les moustiques nous faisaient souffrir cruellement. Malgré des gants en peau de daim nous montant jusqu’au coude, ces insectes venaient en foule, introduisaient leurs trompes dans les interstices des coutures et se gorgeaient de notre sang. Nous les écrasions par milliers ; nos vêtements étaient rouges, mais le nombre de ces animaux no diminuait pas. Le soir, on s’arrêtait pour camper, on abordait et on se hâlait de faire un abatis d’arbres ; quand le feu était bien allumé, on le recouvrait de larges plaques de gazon humide ; il se dégageait une épaisse colonne de fumée qui se courbait au souffle du vent ; chacun alors se précipitait, on se serrait l’un derrière l’autre pour ne pas perdre un atome de cette fumée nauséabonde et bienfaisante, et on renaissait, on respirait pour la première fois : on était débarrassé des moustiques. Puis on s’arrachait à ces douceurs ; on dressait les tentes, on s’enroulait des pieds à la tête dans une couverture, et malgré la chaleur on s’endormait, à moins qu’un orage épouvantable ne vint fondre sur nous et nous inonder des torrents d’une pluie diluvienne. Lorsque l’accident arrivait, on ne bougeait pas, seulement on ne dormait plus, et de chaque couverture ruisselante sortaient de sourds jurons accompagnant l’éclatant fracas des coups de tonnerre.

À proprement parler, le Mississippi n’a pas une source, il en a mille, et la meilleure preuve qu’on en puisse donner, c’est que le fleuve se resserre à mesure qu’il s’approche de la mer. Avant sa jonction avec le Missouri, qui est aussi large que lui, il a un demi-mille de largeur ; il a trois quarts de mille au- dessous de Saint-Louis, et un demi-mille seulement à la Nouvelle-Orléans, bien qu’il ait reçu les eaux de l’Ohio, de l’Arkansas, de la rivière Ronge et d’une foule d’au Ires affluents. Jusqu’à Crow- Wing, ses rives sont hardées d’immenses et nombreux marais. Quand les pluies sont abondantes, au moment de la fonte des neiges, le niveau de l’eau s’élève, ces marais se réunissent, le Mississippi s’étale et double ou triple sa largeur ; en été le niveau s’abaisse, les marais s’isolent les uns des autres et s’entourent de bandes de terre sablonneuse et en pente douce.

Nous remontâmes le fleuve pendant dix jours, et nous n’étions plus qu’à quelques milles de Pokegama-Falls, tout près du lac Itasca, la source officielle du Mississippi. Nos souffrances avaient été telles, que l’un de nous, dégoûté de cet apprentissage de la vie sauvage, profita de l’occasion que lui offrait un canot d’Indien descendant vers le sud et rencontré par hasard ; il nous quitta, revint à Saint-Paul et mourut le lendemain de son arrivée. La compagnie du chemin de fer alarmée nous envoya une boîte de médicaments contenant quelques remèdes connus qui furent mis à part. Il y avait en outre des pilules et des liqueurs de toutes les couleurs, et l’infaillible pain Killer. L’aspect de tous ces mélanges, dont l’étiquette nous faisait trop de promesses pour être sincères, nous pénétra de respect et surtout de prudence, de sorte que nous replaçâmes le tout dans la caisse, sans trop nous inquiéter de laisser celle-ci ouverte. Quelque temps après, l’idée nous vint d’en refaire l’inventaire, Elle était vide. Les Indiens avaient mangé les pilules et bu les liquides au nombre desquels se trouvaient environ un litre de teinture d’arnica et une bouteille d’extrait de Saturne. Ils ne s’en portaient pas plus mal. L’enquête qui s’ensuivit prouva que les susdits remèdes, renfermant en général de l’alcool, avaient été considérés comme liqueurs fines et traités comme tels.

Nous étudiâmes d’abord un passage du Mississippi : la profondeur du fleuve, dans son milieu, ne dépassait pas 3 mètres ; sa largeur atteignait environ 100 mètres. Nous nous enfonçâmes ensuite sur la rive gauche en avançant vers l’est ; on fit ainsi une trentaine de milles, mais on reçut l’ordre d’abandonner le tracé ; car l’administration voulait que la traversée du Mississippi se fit plus au sud. Tout le terrain étudié était bas et marécageux, sauf, à vingt-cinq milles environ du fleuve, une ligne de collines couvertes de gigantesques pins de Norvège. Chaque jour on découvrait un ou plusieurs lacs auxquels on donnait des noms. À l’un d’eux, je donnai le nom de notre excellent secrétaire général ; ce lac était bordé d’une épaisse forêt de pins dont ses eaux tranquilles reflétaient le feuillage ; il contenait une quantité incroyable d’énormes brochets se laissant prendre avec complaisance ; on apercevait au loin des daims venant se désaltérer, et les broussailles étaient couvertes de baies aussi jolies à voir que précieuses à manger, pour des gens soumis à l’ordinaire du lard salé et des haricots vingt et une fois par semaine, et dont plusieurs ressentaient quelques symptômes du scorbut. Malheureusement, le nom de Maunoir, ayant passé pour la faute d’orthographe d’un Français mal au courant des finesses de la langue anglaise, fut entièrement dénaturé et devint méconnaissable. Cet épisode tout personnel porte cependant son enseignement : la plupart des lieux géographiques du Canada et du haut Mississippi, pays jadis colonisés par des Français, portent des noms baroques ou absurdes qu’on suppose appartenir à la langue indienne. Il n’en est rien : ces noms sont français, ou du moins ils l’ont été ; c’est ainsi qu’à Galena, dans le Wisconsin, la rivière des Fèves, sur laquelle est bâtie la ville, s’appelle Fever river, rivière de la Fièvre, et jamais il n’exista de contrée plus salubre. Cette observation donnera l’explication de bien des bizarreries apparentes. ++ Notre second tracé prit le fleuve à cinq milles au nord de Crow-Wing et se dirigea vers l’E, N. E. dans la direction de Tamarac river. Le pays est un grand marais parsemé, de place en place, d’îlots sablonneux. Nous restâmes pendant sept mois les jambes dans l’eau et souvent baignés jusqu’aux épaules, Pour camper, nous abattions des branches, nous fabriquions des fascines et nous les entassions dans l’eau ; par-dessus nous dressions les tentes, et entre les tentes et les fagots nous nous étendions pour dormir ; la nuit, nous nous enfoncions petit à petit ; tant que l’eau montait le long du corps, on ne s’en inquiétait guère ; mais quand elle arrivait au visage, il fallait se réveiller. À la longue, on s’habitue à ces inconvénients ; mais je doute que l’usage réussisse jamais à les faire trouver agréables. Les marais sont de plusieurs sortes : il y a le Tamarac swamp, le Dry swamp, le Marsh, le Feather bed swamp, le Cedar Swamp, et enfin le Windfall. Le Dry swamp est couvert de mousse ; en y marchant, on s’enfonce jusqu’à la cheville, et le trou se remplit d’eau ; si l’on sonde, comme nous le faisions à chaque distance de cent pieds, ou trouve rarement le fond à vingt et un pieds, longueur de notre sonde ; si on le rencontre, on ramène du sable fin. Le Marsh est du même genre, mais il y croît des arbustes ; le fond est moins bas, généralement argileux, et l’on y pénètre jusqu’aux genoux.

Le Tamarac swamp est couvert de pins appelés tamaracs dont les racines noueuses s’enchevêtrent les unes dans les autres. Ce genre de marais est moins monotone : à chaque pas, on trouve des changements. Tantôt, quand on est perché sur une racine, on n’a que les pieds mouillés ; à l’enjambée suivante, on plonge dans un trou que rien ne peut faire deviner, et l’on entre jusqu’à l’estomac. Le Cedar swamp est pire encore ! Le Feather bed swamp fait frémir, mais je n’ai jamais vu d’accidents y arriver ; l’eau paraît unie ; quelques tiges de joncs en dépassent seules la surface ; on marche sur un plancher élastique, à chaque pas ce terrain cède sous le poids du corps et l’on voit tous les joncs, dans un rayon d’une dizaine de mètres, s’enfoncer aussi et disparaître, au pas suivant, on rebondit pour s’enfoncer encore. Sandy lake, marqué un peu au hasard sur toutes les cartes, est un immense Feather bed swamp ; je l’ai traversé dans toute sa largeur ; mais le plus terrible de tous est le Windfall, dont la formation est difficile à expliquer. Sur un espace quelquefois de plusieurs milles carrés, le sol est couvert d’arbres énormes, déracinés, tordus, desséchés, les racines en l’air ; au-dessous, on est dans l’eau. On escalade ces arbres que l’eau, dont on ruisselle, rend glissants ; puis on redescend, on remonte, on tombe : nous mîmes un jour quatre heures à traverser un windfall qui n’avait pas un demi-mille de longueur.

Le nom ferait supposer que ces espaces sont produits par des ouragans sortes de trombes locales, car les limites de ces marais sont nettement définies par la végétation. Un arbre dont l’existence est évidemment contemporaine du phénomène est vivant à deux pas d’un arbre énorme renversé et desséché.

Au point de vue géologique, le terrain est une alluvion formée de couches de sable et d’argile. Le sable donne les dry swamps, l’argile les marais couverts d’arbres, La couche d’argile doit toujours’ recouvrir la couche de sable, car les marais boisés sont à un niveau toujours supérieur aux marais moussus. On recueillit quelques échantillons roulés d’agate rubanée ; c’est le seul minéral de la contrée. Plus au nord, à Vermillion lake, on trouve, dit-on, de l’or et du mercure.

En général nous rencontrâmes peu d’Indiens ; ils vivent isolés par familles, et ne se groupent qu’en hiver autour des factoreries. Il est difficile de se rendre compte de leurs idées ; quand l’un d’eux meurt ; les Chippeways le déposent au milieu du teepee, et tous les parents et les amis frappant sur des tambours font pendant deux jours un vacarme effroyable autour du cadavre pour empêcher le mauvais esprit d’approcher. Ils enterrent ensuite le mort avec les objets qui lui ont appartenu, même avec son argent, ce qui fait que les sépultures sont souvent violées. Leurs cimetières sont placés dans des sites isolés et pittoresques. Par une touchante pensée, les tombes des enfants sont recouvertes de baguettes plantées verticalement et se recourbant de manière à se rejoindre à leur extrémité supérieure, disposition qui imite celle d’un berceau. Les Indiens dessinent : une nuit, nous étions campés près d’un lac, un orage effroyable éclata, des éclairs éblouissants se succédaient sans relâche, et la pluie tombait par torrents ; tout à coup retentit au loin sur le lac le bruit monotone d’un tambour : c’étaient des sorciers qui faisaient leurs incantations à bord d’un canot. Le lendemain nous trouvâmes ce canot sur la plage, et près de là cinq larges bandes d’écorce de bouleau sur lesquelles était dessiné un combat naval. Les pirogues chargées d’hommes, les guerriers brandissant leurs lances, les morts, les blessés, tout était marqué d’une façon naïve, mais distincte, et sans la moindre perspective, un peu comme les dessins que font les enfants sur les murailles d’un édifice nouvellement nettoyé.

Une seule fois il nous fut donné de constater une trace de culture : dans une clairière nous vîmes un champ de pommes de terre très probablement ensemencé par les squaws. Chose remarquable, et qui prouve combien la solitude est meilleure conseillère qu’on ne le dit, aucun de nous n’eut l’idée de s’emparer d’une seule pomme de terre ; 0r, à ce moment, nous n’avions rien à manger qu’un reste de farine dont le cuisinier faisait, sans aucun condiment, une sorte de bouillie bien peu succulente, qui fut notre seule nourriture pendant quinze jours. Mais le propriétaire du champ n’était pas présent.

L’Indien est très joueur ; quand nous nous arrêtions, ils installaient immédiatement le jeu des mocassins et perdaient ou gagnaient tout ce qu’ils possédaient. On dispose cinq mocassins ; deux joueurs sont face à face ; l’un d’eux prend une graine, un caillou, et le cache sous l’un des mocassins en s’efforçant de détourner l’attention de son adversaire ; quand le caillou est caché, l’autre joueur prend une marmite, un plat, un instrument à tapage quelconque, et il exécute un solo pour « faire plaisir au bon génie », puis il saisit une baguette, et après des feintes qui ont pour but d’épier la physionomie de son adversaire, il soulève un seul des mocassins : si le caillou se trouve là, la partie est gagnée. Le jeu est simple, mais il est bruyant, car les amis des joueurs ne manquent jamais d’entamer un concert général pour charmer la divinité, et nous avions fini par l’interdire, sauf à distance respectueuse du camp.

Le half-breed chippeway est très rusé. Après quatre mois passés avec une troupe d’Indiens qui avaient toujours répondu à ce qu’on leur disait, et surtout si l’ordre donné leur déplaisait, par l’éternel carwin (je ne comprends pas), nous fûmes obligés de venir passer une nuit à Crow-Wing. Une demi-heure après notre arrivée tous les Indiens étaient ivres, bataille dans les tentes, pleurs, cris, enfin résolution générale de porter la discussion devant nous. Il était deux heures du matin et nous étions peu d’humeur à nous ériger en cour de justice. Ils arrivent, renversent respectueusement la tente pour nous forcer à l’attention, et se mettent tons alors à vociférer à la fois en chippeway, en anglais et en français canadien. Le lendemain, lorsqu’ils furent dégrisés, ils avaient repris leur mutisme et leur apparente ignorance de tous les idiomes que nous parlions. La langue française des premiers colons a laissé quelques traces dans la pure langue chippeway ; la salutation même, entre Indiens, est boujou nitchi. Nitchi signifie ami, mais boujou est évidemment bonjour. En parlant à leurs chiens, ils disent « allons, marchons », absolument dans les circonstances où nous emploierions ces mots.

Avant de terminer ce récit, je citerai rapidement les animaux et les essences d’arbres de ce territoire. Le règne animal est représenté par le moose, l’élan, dont on rencontre beaucoup de cornes éparses dans les marais ; l’ours de petite taille, le daim, la perdrix-faisan, l’écureuil, l’écureuil volant, le serpent, qui est rare et inoffensif ; les poissons abondent dans les lacs, surtout le brochet. Les insectes sont d’espèces peut variées, mais ils foisonnent. On trouve la guêpe-hornet, qui suspend son nid en carton aux branches des arbres. Le moustique est un fléau depuis juin jusqu’aux premières gelées, à la fin d’août ; il affectionne les bois de peupliers, et la vue d’un de ces bouquets d’arbres nous faisait frissonner. Il rend ce pays inhabitable, et l’on est tellement épuisé par ce supplice, qui ne cesse ni jour ni nuit, et par la perte de sang, suite de leurs piqûres, qu’on arrive à accomplir sa tâche quotidienne par habitude : on ne peut plus ni parler ni penser. J’ai vu plus d’un homme, qui n’aurait pas craint d’affronter une bande d’Indiens armés, s’asseoir par terre et se mettre à pleurer comme un enfant, résultat d’une violente excitation nerveuse. Quand les moustiques disparaissent, les black flies arrivent et durent environ un mois. Ces petits insectes, presque microscopiques, sont tout noirs, avec l’extrémité de leurs pattes blanches. Ils pénètrent dans les cavités nasales, dans les yeux, et détachent un petit morceau de chair. Le moustique pompe une goutte de sang et s’envole ; la mouche noire mord et laisse une blessure qui saigne.

Les arbres atteignent parfois des proportions énormes. On trouve une grande quantité de conifères : le tamarac, le spruce, le baume, le pin blanc, le pin de Norvège, le cèdre ; puis le chêne blanc et rouge, le saule, le peuplier, l’érable, l’aune et surtout le bouleau qui est une vraie providence dans ce pays déshérité. Son écorce est employée par l’Indien pour faire ses canots, couvrir sa hutte, fabriquer ses meubles, et, comme elle contient une huile essentielle facilement inflammable, il s’en sert pour allumer son feu. Sans le bouleau, le pays serait inhabitable, même pour les Indiens. Nous avons rencontré beaucoup de légumes et de fruits sauvages : la carotte, le navet, la pomme, la poire, la prune, la mûre des haies, la groseille et la framboise, qui est exquise.

Je m’arrête ici. Il ne me reste plus, maintenant, qu’à vous remercier, messieurs, de l’attention que vous avez bien voulu prêter à ce long récit, et à prendre la liberté de donner un conseil : si quelqu’un veut voir une contrée intéressante et d’un séjour agréable, je lui recommande de ne pas se diriger vers le pays des Chippeways.

J. Thoulet

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