La colonie germano-russe d’Eurêka au Dakota

Ch. Marsillon, La Nature N°1212 — 22 août 1896
Dimanche 4 mars 2012

Sur la ligne frontière séparant les deux États de l’Union qui portent l’un et l’autre le nom de Dakota, à une distance d’environ 45 kilomètres de Fort-Yales, existe et progresse constamment la plus singulière colonie qui se puisse imaginer. Installée sur une longue et étroite bande du territoire américain, cette colonie possède une histoire extrêmement curieuse et qui à tous égards mérite d’être rapportée.

Les habitants, originaires de Russie, isolés pour ainsi dire du reste des États-Unis, se livrent à une culture intense du sol, ils sont devenus depuis quelques années les principaux fournisseurs de céréales des marchés américains. Leur entrepôt général se trouve installé dans la petite ville d’Eurêka que ces colons ont fondée. Cette cité acquiert de jour en jour une importance véritablement extraordinaire par suite des immenses approvisionnements de grains qu’on y rencontre constamment.

Vers le milieu du siècle dernier, le gouvernement russe, désireux de voir prospérer la contrée qui avoisine Odessa, avait appelé de nombreux agriculteurs allemands. à leur concédait gratuitement de vastes et riches terrains que les nouveaux venus s’engageaient à faire fructifier en appliquant à leur culture les procédés les meilleurs et les plus pratiiques de leur pays d’origine.

Outre ces dons gracieux, le Tzar accordait à ces fermiers d’importantes prérogatives. Exempts de droit de tout service militaire ils pouvaient en pleine liberté se livrer à l’exercice du culte luthérien, reliigion officielle de ces travailleurs vigoureux et infatigables. Tout en devenant citoyens russes, ils jouissaient encore de la franchise la plus absolue en ce qui concernait les impôts. Aussi, fortement alléchés par ces avantages incontestables, les cultivateurs allemands ne tardèrent pas à affluer.

Pendant de nombreuses années tout marcha au mieux de leurs désirs ; chaque famille, en venant se fixer en Russie, était immédiatement mise en possesssion d’une belle ferme largement approvisionnée en instruments aratoires et en bestiaux. En même temps, elle devenait propriétaire d’une vaste étendue de terrain. Les nouveaux arrivés se mirent courageusement à la besogne et, en peu de temps, de splendides récoltes récompensèrent ces colons de leurs peines et de leur travail acharné.

Une réelle prospérité s’étendit peu à peu sur toute cette contrée. Cependant avec les années s’évanouisssaient lentement les promesses formelles faites aux premiers occupants. Les Tzars se succédaient sur le trône impérial, mais chaque nouvel élu rognait quelque peu les anciennes franchises octroyées à ces colons par un de ses prédécesseurs. Complètement russifiés quant aux coutumes et usages qu’ils avaient adoptés par la force même des choses, ces agricullteurs n’en demeuraient pas moins fidèles à leur religion, à celle que leurs ancêtres pratiquaient au pays allemand. Malgré de nombreuses tentatives ces hommes voulaient rester et restaient luthériens.

Or un jour vint où ce qui devait infailliblement arriver tôt ou tard se produisit. Le gouvernement russe, oubliant tout à fait ses engagemrnts antérieurs, résolut de mettre un terme aux prérogatives concédées si bénévolement. Il estima que ces colons, devenus riches propriétaires, ne devaient pas être plus longtemps exemptés des charges incombant aux autres habitants de l’empire. Un ukase impérial abolit toutes les franchises d’antan. Dès ce moment ces hommes n’eurent plus qu’une pensée, émigrer au plus vite ; mais, pratiques jusque dans les moinndres détails, ils ne voulurent pas se lancer dans l’inconnu. Le Nouveau Monde les attirait, aussi n’hésitèrent-ils pas à y dépêcher des émissaires chargés de trouver une contrée plus hospitalière que leur ancien pays d’adoption.

Les envoyés devaient en outre diriger leur choix vers la partie du territoire américain placée sous la même latitude que celle d’Odessa. De cette manière les futurs émigrants n’auraient pas besoin de s’acclimater à nouveau. Cet endroit tant désiré se rencontra dans les vastes prairies qui s’étendent vers l’ouest des États-Unis. Le point choisi, emplacement actuel de la ville d’Eurêka, est situé à 17 kilomètres au nord du parallèle passant à Odessa. Bientôt arrivèrent sans discontinuer ces émigrés germano-russes ; ils prirent possession de l’immense contrée libre de toute occupation et, grâce à leur énergie, à leur proofond désir de vivre libres et tranquilles, un changement complet ne tarda pas à s’opérer sm toute l’étendue de la nouvelle colonie. Promptement défrichées par lems propriétaires, ces terres vierges donnèrent d’abondantes moissons.

Éloignés de tout centre habité, les nouveaux colons construisirent leurs demeures et celles de leurs animaux domestiques en employant les faibles ressources dont ils disposaient. Ils édifièrent les murs de leurs maisons avec de la terre battue. Les arbres étant rares, ils ne pouvaient songer à faire usage de charpentes. Des branches, formant légèrement le cintre et soutenues entre les murailles par des poteaux plantés dans le sol, constituèrent les toits ; ils les rendirent imperméables aux eaux de pluie en tassant au-dessus des plaques de gazon. Si les habitations n’offraient pas tout le confort désirable, elles assuraient du moins à leurs habitants des refuges sûrs leur permettant de braver les pires intempéries. Du reste, ces familles germano-russes, vivant et travaillant à de grandes distances les unes des antres, ont apporté avec elles, sur le sol américain, leurs mœurs et leurs coutumes simples et austères. Elles restent volontairement rebelles et étrangères aux progrès de la civilisation moderne.

Non seulement elles se montrent réfractaires à toutes les tentations qui peuvent les assaillir, mais encore elles demeurent tels qu’étaient leurs ancêtres du siècle dernier lorsqu’ils travaillaient sans relâche dans les plaines d’Odessa. Heureuses de leur sort, foncièrement honnêtes, calmes et laborieuses, sincèrement attachées au culte religieux de leurs aïeux, elles semblent éviter toutes les occasions de frayer avec leurs nouveaux compatriotes américains. Ces colons vivent et se marient entre eux, repoussant toute intrusion de sang nouveau parmi eux.

Chose curieuse, les hommes ont conservé le costume caractéristique du paysan russe : grandes et lourdes bottes, longue houppelande serrée à la taille par une ceinture, bonnet d’astrakan. Les femmes, connne leurs sœurs slaves, aiment à s’affubler de jupons et de corsages aux colorations vives et éclatantes ; un foulard couvre leur tête. Les enfants eux-mêmes, coiffés de larges casquettes plates, portent d’amples vêtements de couleur sombre ; ils rappellent par leur tenue originale et leurs allures un peu compassées la jeunesse russe des campagnes.

Chaque semaine, et durant toute l’année, la ville d’Eurêka, capitale de cette étrange colonie, voit ses moindres rues et carrefours encombrés par de lourds chariots pesamment chargés déambulant de tous les points du territoire et qu’accompagnent leurs propriétaires grands et petits, jeunes ou vieux, suivis de tous les membres de la famille. Pour ces braves gens en effet, le jour de marché constitue une précieuse occasion de revoir les amis ; personne ne voudrait y manquer.

En cette circonstance solennelle, le paysan endosse sa houppelande la plus neuve, la femme met ses plus beaux atours et l’enfant se coiffe de sa plus grande casquette. Sans se laisser rebuter par la longueur souvent considérable du trajet, tous accourent au plus vite, afin de procéder à la vente des céréales apportées et faire leurs achats. Puis, la nuit venue, les chariots reprennent paisiblement le chemin de la ferme momentanément abandonnée. Aussitôt rentré chacun se livre de nouveau à ses occupations journalières.

Ainsi vivent les membres de cette colonie germano-russe, chez laquelle on retrouve, malgré son séjour prolongé sur le territoire américain, et religieusement conservées, les anciennes coutumes et jusqu’au langage primitif. Ils vivent comme vivaient leurs ancêtres aux temps heureux où ils jouissaient paisiblement de tant de franchises sur la terre des Tsars. Aussi peut-on dire que dans cette partie du Nouveau Monde, au Dakota, se trouve désormais implanté un coin curieux de la vieille Europe du siècle dernier.

Ch. Marsillon

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