Nous ne savons quelle légende historique —d’autant plus accréditée qu’elle est justement moins fondée — attribue l’invention de l’éventail à Corisande d’Andouin, comtesse de Guiche et de Grammont, que sa beauté rendit célèbre sous le règne de Henri IV. L’éventail est beaucoup plus ancien que cela, et ne dût-on en faire remonter l’origine qu’à la sibylle de Cumes dont les historiens disent qu’elle rendait des oracles en se servant d’un éventail, que ceci nous serait une preuve de l’incontestable ancienneté de cet utile objet.
C’est bien évidemment dans les pays chauds qu’on se servit des premiers éventails, vraisemblablement utilisés pour éventer ou s’éventer ; seulement ceux-ci n’étaient pas absolument faits comme le sont les objets modernes de ce nom. Chez les Égyptiens, par exemple, qui paraissent s’en être servis, à en juger par les tombeaux de Thèbes où les rois sont représentés entourés de porteurs d’éventails, leur forme était celle d’un demi-cercle à la partie centrale duquel était adapté un manche ainsi -que nous le représentons (fig. 2, n° 1). On les voit aussi sous cette forme chez les Assyriens, les Perses, les Arabes, en usage dans les cérémonies religieuses et servant encore à préserver les offrandes des souillures (le la poussière et des insectes, et l’on a quelques raisons de croire que les pampres le lierre, les sarments et les feuilles de vigne, qu’on voit si fréquemment sur les anciens monuments entrelacés autour du thyrse que portaient les bacchantes et les prêtres de Bacchus, auraient eu, outre leur destination symbolique, celle de procurer de l’ombre et de la fraîcheur aux prosélytes du dieu du vin échauffés par les orgies de ces jours de désordre. Les Indes les connaissaient aussi, mais elles en auraient, parait-il, emprunté la mode à la Chine. On rapporte dans ce dernier pays — où l’invention de tout objet utile est généralement relatée sous la forme légendaire — que l’origine en serait due à la fille d’un puissant mandarin, Kan-Si, qui, forcée par la chaleur au moment (le la fête des lanternes d’ôter le masque dont elle se couvrait le visage, et voulant se donner de l’air en l’agitant le plus près possible de sa figure que la loi lui ordonnait de voiler, imprima à ce masque des mouvements si rapides que les assistants ne purent rien distinguer de sa physionomie. Toutes les femmes chinoises munies d’un masque imitèrent son exemple et l’éventail se trouva inventé. Des historiens de ce pays font cependant remonter l’emploi de cet objet au règne de Wou-Wang, contemporain (le liamsès H, qui régnait. en Égypte au dixième siècle avant J.-C. ; du reste le Tcheou-Li (rite de Tchéou), écrit mille ans avant notre ère, en fait déjà mention. Les éventails chinois étaient faits de plumes, de feuilles de palmier, de bambou, de soie, et le manche en variait de richesse suivant la personne qui le portait. On peut voir (fig. 2, n° 2) un type d’éventail chinois antérieur au dixième siècle. — Quoi qu’il en soit, aux Indes les premiers éventails dérivés de ceux-là (fig. 2, n° 3) ne furent qu’une simple feuille de palmier ornée de diverses façons (application d’étoffes, de broderies, de plumes aux couleurs vives ou d’élytres de coléoptères) à laquelle on adapta un manche latéral.
En Asie, c’est encore autre chose : là l’éventail fut fait de plumes de paon. Le numéro 4 (fig. 2) en représente un type relevé sur un vase peint du Louvre. Ces éventails de plumes furent sans doute ceux qui servirent de modèle aux éventails grecs, composés, d’après Boettinger, de feuilles de platane ou de rameaux de myrte. Dans l’une des tragédies d’Euripide, un eunuque vient raconter comment il a, « selon la coutume phrygienne », agité son éventail auprès des cheveux, des joues et du sein de la belle Hélène. La forme de ces objets est, on le sait, celle que l’on a aujourd’hui adopté pour le panka des pays orientaux et notamment de nos colonies françaises d’Asie, sorte de grand éventail suspendu au plafond des habitations et qu’un jeune domestique agite sans cesse an moment des repas en l’attirant à lui à l’aide d’une longue corde.
Les éventails furent vite adoptés par les matrones romaines qui en eurent de deux sortes : les, uns en plumes de paon ou d’autruche auxquels on donnait le nom de /labelle, les autres formés d’une étoffe tendue sur un châssis ou sur une mince planchette que l’on appelait tabellae. Une dame romaine ne sortait jamais sans son esclave (flabellifera) spécialement chargée du soin d’agiter l’éventail autour d’elle. La figure I , relevée sur un vase antique, ne laisse aucun doute sur l’emploi de l’éventail chez les Romains. Il devait cependant y avoir des éventails à manche court, car nous nous rappelons parfaitement en 1878, à l’exposition des arts rétrospectifs du Trocadéro, avoir vu une petite statuette grecque en marbre blanc représentant une femme assise et tenant à la main un éventail de la forme flabeIla.
Le mot éventail, appliqué aux objets que nous représentons ici, est évidemment impropre, c’est écran qu’il faudrait dire. L’invention de l’éventail plié ou plissé, tel qu’on le connaît de nos jours, n’est venue que beaucoup plus tard ; en Chine notamment, on n’en parle guère avant le dixième siècle de notre ère et encore le fait-on comme d’une invention étrangère, ce qui laisserait supposer que l’emploi en aurait été fait antérieurement chez un peuple voisin, les Japonais, par exemple.
Nous ne savons si l’éventail a été employé en Europe pour la toilette des femmes depuis la chute de l’Empire romain en 476 jusqu’au onzième siècle, car les auteurs n’en font nullement mention pour cette destination. Au contraire, on sait avec certitude qu’il était fort usité alors pour les cérémonies du culte catholique : ’pendant la messe, les diacres et les acolytes l’agitaient au-dessus de l’autel pour en écarter les mouches, usage vraisemblablement fort ancien puisque le P. Bonami le fait remonter aux apôtres. On sait du reste que de nos jours l’usage est encore de porter deux grands éventails en plumes de paon et à manche d’ivoire aux côtés du pape, à Borne, lorsqu’il officie pontificalement. Cela a quelque rapport avec la coutume des diacres grecs, se tenant à côté du célébrant avant la consécration et agitant sur les offrandes un « ripidion » ou éventail, ressemblant à l’instrument qu’on emploie en été dans quelques villages pour éloigner les cousins et les mouches des chevaux qu’on ferre.
Dans les manuscrits et sur les monuments du douzième siècle, de même que dans les inventaires du quatorzième, on voit figurer l’éventail, sous les noms d’esmouchoirs, esventours et esventoirs, sans que l’usage en soit spécifié : l’une des formes les plus usitées est alors celle de drapeau (fig. 2, n° 5) encore à la mode dans les pays musulmans.
Au treizième siècle, l’éventail est banni de l’église, mais il reparaît à la suite des croisades comme accessoire de la toilette des femmes. Les pays chauds, notamment l’Espagne et l’Italie, l’adoptent sur une grande échelle, mais nous ne le voyons en France qu’au seizième siècle, époque où des parfumeurs italiens venus à la suite de Catherine de Médicis en généralisent l’usage h la cour. On emploie alors l’éventail plissé moderne en quart de cercle comptant de 4 à 18 brins. Cet objet jouit d’une grande faveur près de Henri II et de ses mignons. Sous Henri III, le nombre des brins varia de 7 à16 : nous en avons représenté un type (fig. 2, n° 6) ; on le porta de 18 à 24 sous Henri IV ; puis on le ramena à 20 sous Louis XIV, mais alors ils furent étroits et rapprochés.
Jusqu’à cette époque, la fabrication des éventails fut comprise tour à tour dans les professions de doreur sur cuir, de mercier et de peintre ; mais comme aucune corporation ne l’avait en propre, il s’éleva souvent à son propos bien des contestations entre les doreurs sur cuir d’une part et les merciers et peintres d’autre part ; à un moment donné, il fut fait défense aux premiers de prendre d’autre qualité que celle de doreurs sur cuir et de troubler les merciers dans la possession où ils étaient de faire peindre et dorer les éventails par les peintres et doreurs et de les faire monter par qui bon leur semblerait. Ce fut seulement sous Louis XIV, en 1673, que l’on constitua les maîtres éventaillistes de Paris en corps de jurande : il fallait, d’après l’édit de constitution, pour être reçu maître, justifier de quatre années d’apprentissage et avoir fait le « chef-d’œeuvre », mais les fils de maîtres ainsi que les compagnons qui épousaient des veuves ou des filles de maîtres étaient dispensés de cette dernière formalité.
A cette époque, comme sous Louis ri, l’éventail devint pour les femmes, sous diverses formes, le complément obligé d’une élégante toilette. On en fabriquait dont le prix variait de 15 deniers la pièce jusqu’à 300 et 400 livres : les peintures les plus exquises, le plus beau Ili papier de Chine, le taffetas de Florence le plus élégant, les pierres précieuses, les diamants, furent employés tour à tour pour les orner et en rehausser le prix, et l’on sait qu’encore aujourd’hui les collectionneurs recherchent avidement ces modèles du dix-huitième siècle que peignirent souvent Boucher, Le Brun et leurs élèves, et dont Martin orna les bois de ses admirables vernis. Sous Louis XVI, le corps des éventaillistes de Paris comptait 150 maîtres, ce qui laisse supposer que cette fabrication avait alors grande importance ; les brins étaient alors étroits et espacés, il n’y en eut plus que 12 ou 14.
Avec le Directoire et l’Empire, on vit apparaître l’éventail en gaze, petit et pailleté d’acier, d’or ou d’argent. En 1810 et 1830, on fit usage de l’éventail brisé sans feuille, celui que maintenant encore, on fabrique à Spa. En 1828, à la première représentation de Corisandre à l’Opéra-Comique, les élégants de l’époque tentèrent de faire adopter l’éventail pour les hommes ; ces éventails masculins reçurent pendant quelques années le nom de « Corisandre ».
Aujourd’hui l’éventail moderne à 18 ou 20 brins se compose de deux parties préparées par des fabricants différents : la monture et la feuille. On ne saurait se douter de combien de portions diverses se compose un éventail et par combien de mains il passe avant d’arriver à celui qui le monte définitivement. La monture (bois ou pied) se compose des « brins » qui forment la « gorge » ou partie inférieure de l’éventail et des « maîtres-brins » qui protègent la feuille lorsque l’éventail est fermé. Les brins et les panaches sont d’abord débités à la scie dans l’os, la corne, l’ivoire, l’écaille, le bois, etc., par le « débiteur » qui les passe au « façonneur », lequel leur donne à la lime la forme voulue ; ces deux façons peuvent être données, soit à la main, soit à la machine, et la scie mécanique y est de plus en plus employée. Le bois passe ensuite entre les mains du graveur, du sculpteur, du doreur, du poseur de paillettes, puis il est envoyé à Paris à l’éventailliste. Celui-ci pose d’abord la « rivure », petite tige de métal qui passe dans la « tète » des brins et des panaches et les maintient réunis ; les extrémités de la rivure sont munies d’une petite rondelle de. métal , ou bien , lorsque l’éventail est suspendu au côté, d’une bélière dont les yeux remplacent la rivure. Quant à la feuille, on la fait simple ou double, en vélin, parchemin, canepin, taffetas, satin, moire, crêpe, gaze, dentelle, etc. ; lorsqu’elle n’est qu’en papier on la double au moyen d’une peau très fine appelée cabretille ; elle est ensuite ou lithographiée pour être coloriée, ou chromolithographiée, ou encore peinte à la main par les « feuillistes », profession qui dans ces dernières années a pris beaucoup d’extension, grâce aux écoles professionnelles de filles dans lesquelles elle est enseignée. Aussitôt prête, la feuille est plissée dans un moule en papier fort, ce qui demande assez de temps et de besogne ; puis une ouvrière enduit de colle les deux côtés des « flèches », bouts minces et flexibles des brins ; elle ouvre les plis à l’aide de la « sonde », y introduit l’extrémité des flèches en replissant à mesure, fait glisser la feuille sur les flèches : il faut alors faire la bordure. Celle-ci consiste en une étroite bande de papier ou de toile collée à cheval au bord de la feuille ; pour les éventails ordinaires, elle ne porte aucune enjolivure, mais pour ceux de prix elle est imprimée à l’aide d’un mordant et dorée en fin ou en faux. Ce n’est pas tout : il faut encore que le « décorateur » reprenne l’éventail ainsi préparé, complète l’enjolivement de la feuille du pied et des panaches par quelque ornement, et le livre à une ouvrière chargée de poser les glands, houppes, marabouts, etc., et d’assortir les étuis. Alors seulement il peut être livré au commerce.
La fabrication des éventails est aujourd’hui limitée à la France, l’Espagne, la Chine, le Japon et l’Inde.
En France, c’est principalement à Sainte-Geneviève, Audeville, Corbeil-Cerf, le Déluge, Coudray et aux environs de Beauvais et de Méru, qu’on donne les premières façons aux éventails : à Sainte-Geneviève, on travaille l’os, la nacre et l’ivoire ; au Petit-Fercourt et à Andecourt, la nacre et le bois des îles ; au Déluge et à Corbeil-Cerf, le poirier, le pommier, l’alisier ; à la Boissière, l’os ; à. Paris, l’écaille. C’est presque toujours à Paris qu’est faite la feuille et que l’éventail est monté. L’Espagne ne fabrique l’éventail que depuis soixante ou soixante-dix ans, notamment à Madrid, Barcelone, Valence, Malaga et Cadix. On sait combien les Espagnoles savent manier ce colifichet et quelle gràce il donne à celles qui s’en servent à propos.En Chine, c’est Canton et E-Moui qui. fabriquent le plus d’éventails, mais on en lait et on en vend dans tout le pays, car cet objet fait partie du costume national. Tout Chinois de condition tient son éventail à la main dans les visites de cérémonie, et l’habitude d’écrire sur les éventails s’est en outre répandue dans le Céleste Empire.Au Japon, les principaux centres de production sont les villes d’Osaka, Kioto et Nagoia. Là il fait partie du costume des deux sexes et on le voit dans la main du soldat comme dans celle du moine. Dans beaucoup d’endroits, quand un grand seigneur fait l’aumône à un pauvre, il met la pièce de monnaie sur son éventail et l’on voit encore saluer à coups d’éventail comme en Europe à coups de chapeau.En dehors de ces contrées de production, on trouve plus ou moins quelques fabriques chez les autres nations : la Belgique a ses éventails en dentelles de Bruxelles et de Grammont ; l’Italie, ses éventails en paille tressée de Fiesole et Vicence ; Tunis et le Maroc leurs éventails-drapeaux en vétiver tressé et en drap brodé d’or ou d’argent. Mais en somme c’est la France qui tient le premier rang pour les produits de luxe, et la Chine pour les produits à bon marché.