Le monde de la mer et ses laboratoires

H. de Lacaze-Duthiers, La Revue Scientifique — 11 et 18 août 1888
Mardi 26 avril 2016

M. le Président, mesdames, mes chers collègues,

En imposant à votre vice-président l’obligation de faire une conférence, vous lui offrez l’occasion la plus agréable de reconnaître publiquement l’honneur que vous lui avez fait, lorsque vous lui avez confié le soin de présider vos assises.

J’apprécie d’autant plus cette marque d’estime et de confiance, qu’en 1889 vos séances coïncideront avec l’anniversaire mémorable, que la France s’apprête à célébrer d’une façon digne, d’une époque occupant une place aussi grande dans l’histoire et dans la vie des nations. Cet anniversaire assurera à vos réunions, tenues à Paris, le concours empressé de savants nombreux venus de tous les pays. Aussi, il n’en faut pas douter, ces circonstances augmenteront l’étendue des devoirs de votre président.

Ce ne sera pas le désir d’être à la hauteur de la tâche qui manquera à celui que vous avez désigné pour présider votre congrès en 1889. Puisse-t-il répondre comme il le voudrait au très grand honneur que vous lui avez fait !

Aujourd’hui, en commençant cette conférence, il a tenu à vous adresser ses plus vifs, ses plus chauds remerciements.

Par la nature même du sujet qui va nous occuper, notre entretien se divisera en deux parties : dans l’une j’essaierai de vous donner une idée générale des êtres qui peuplent les mers, dans l’autre je vous dirai ce qui a été fait pour permettre à nos jeunes naturalistes de la Sorbonne d’étudier la faune marine.

Première partie

Le monde de la mer

I.

Certainement vous devez le penser, je me suis tout d’abord demandé comment, en aussi peu de temps que le comporte la durée d’une conférence, et devant un auditoire composé comme celui devant lequel j’ai l’honneur de parler, je pourrais donner une idée même très incomplète de l’immense variété des êtres qui peuplent l’Océan ; comment je pourrais essayer d’initier à quelques-uns des secrets de la nature sans employer un langage trop scientifique ceux d’entre vous, qui, je dois les supposer nombreux, n’ont pas fait des sciences naturelles une étude particulière et approfondie.

Je choisirai donc quelques êtres aux formes bizarres, souvent les plus inattendues, dont l’existence se passe dans des conditions biologiques étonnantes, n’ayant rien de commun avec ce que nous voyons journellement autour de nous et dont l’histoire, malgré le peu de développement qu’il me sera possible de lui donner, pourra cependant exciter votre intérêt et étonner votre curiosité.

Forcément, je serai très sobre dans le choix des exemples, et malgré cela le champ à explorer restera immense. Aussi, en face de cette perspective, n’aurai-je qu’à planter quelques jalons. Heureux si je puis soulever l’un des coins du voile qui couvre le tableau merveilleux de la vie dans les mers.

Autant que possible, je voudrais, ai-je dit, éviter les termes scientifiques, trop spéciaux, trop techniques. En agissant ainsi, je crois pouvoir compter sur l’indulgence de ceux d’entre vous qui sont familiers avec la science élevée des animaux ; les égards que nous nous devons les uns les autres, que nous devons surtout à ceux que le désir d’apprendre a conduits ici, me font espérer que cette indulgence, que je vous prie de m’accorder, ne me fera pas défaut.

Limitons d’abord le sujet. Des poissons, des dauphins, de la baleine, vous en avez tous entendu parler, par cela même je n’en dirai rien ; non plus que des plantes marines cependant bien curieuses et dont l’histoire est fort instructive.

Je vous invite donc à venir autour de cette table, comme si vous alliez faire une excursion à la mer : nous prendrons çà et là quelques-uns des êtres, qui sont devant vous vivants dans ces vases et nous n’aurons que l’embarras du choix pour y trouver en foule les sujets d’observation les plus attrayants.

Peyraudeau, un naturaliste-voyageur français dont les observations sont tenues en grande estime par les zoologistes et cela parce qu’elles sont justes et bonnes, a dit en commençant son livre sur la Corse : « J’ai pu me convaincre dans mes voyages qu’il n’est pas besoin d’aller parcourir le nouveau monde ou les contrées les plus éloignées de l’ancien dans l’espoir d’y rencontrer des objets d’histoire naturelle qui jusqu’à présent se sont dérobées à nos recherches. »

Et Peyraudeau avait raison. Aussi bien me permettrez-vous de ne pas quitter nos mers et de vous conduire surtout sur nos côtes de France et d’Algérie, tout au plus de faire une relâche en Corse et aux Baléares.

II.

Si pendant une promenade sur les plages de la Manche, en suivant la marée qui descend ; vous arrivez devant une roche un peu excavée, au-devant et au-dessous de laquelle sont amassées de nombreuses petites coquilles vides, bien propres, où le sable est à grains bien dépouillés et débarrassés de la vase, soyez assurés qu’il y a là, sous la pierre, un habitant vorace, qui a vidé tous ces coquillages et dont la respiration active en déterminant des courants rapides a nettoyé le sol.

Le marin que vous verrez battre la grève cherchant des appâts pour ses hameçons ne s’y trompe pas : à la vue de ces coquillages et de ce sable, il plonge son croc sous la roche et en retire ce poulpe que je vous montre. C’est le polype d’Aristote, l’animal aux pieds nombreux.

Voyez ses huit longs bras chargés d’innombrables ventouses à l’aide desquelles il se fixe à tout ce qui l’environne. Vivant, vous le verriez prendre des couleurs diverses. Dès que vous l’approcheriez il deviendrait subitement brun, rougeâtre ou blanc ; il semblerait pâlir, rougir à volonté suivant les impressions qui l’agiteraient.

Dans l’eau il se déroberait à votre vue en lançant un jet d’une encre noire produisant autour de lui un nuage protecteur ; chercheriez-vous à le saisir quand il rampe sur la grève, il rejetterait ses bras en arrière, les enroulerait autour de son corps et saisissant avec ses ventouses tout ce qui serait à sa portée, se formerait en boule et, se recouvrant d’objets divers, deviendrait méconnaissable ; mais regardez-y de près et vous verrez au centre de ses bras une sorte de bec de perroquet, arme vraiment formidable pour les petits animaux qu’il attaque.

C’est dans le milieu de cette couronne que ses proies sont entraînées et enlacées. C’est là qu’elles sont dépecées par ses dents redoutables, car, retenues par les ventouses, elles ne peuvent s’échapper.

Quelle singulière bête ! Regardez encore cette couronne de longs appendices, entourant sa bouche et surmontant ce corps relativement tout petit.

Voyez ses yeux énormes ayant près d’un dixième de la longueur totale de son corps. Avec cela, serez-vous étonnés que sa vue soit excessivement pénétrante ? Exagérons beaucoup pour pouvoir établir une comparaison aidant à comprendre cet organisme bizarre.

Supposons nos bras, nos jambes en nombre double, se relevant autour de notre tête et se soudant à notre cou, nous aurions ainsi une collerette semblable à celle du poulpe et nous comprendrions le nom significatif de céphalopode que Cuvier imposa si justement à ces animaux étranges : c’est de leur tête en effet que semblent partir leurs pieds.

Je ne veux en ce moment retenir qu’une particularité de cette organisation étonnante, sans établir surtout une autre comparaison que celle que permet la plus superficielle apparence. Voilà donc autour de la bouche une couronne radiée, formée de longs appendices préhenseurs, au-dessous de laquelle pend le corps ayant la forme d’un sac.

Dans le poulpe, si connu sous le nom de pieuvre, le corps est fort compliqué ; je n’en veux point parler mais comme cette condition générale d’une couronne de bras entourant la bouche se rencontre à chaque pas parmi les animaux marins, sans établir aucune homologie scientifique impossible à soutenir du reste, j’ai voulu pouvoir vous montrer à distance cette apparence générale et la prendre pour point de départ en raison même de l’analogie et de la ressemblance extérieure qu’elle présente avec les animaux que nous allons étudier.

Tenez, voici une holothurie dont l’image se projette sur le tableau. Elle vous montre son corps noirâtre allongé, surmonté par des panaches disposés en série circulaire, dont les formes gracieuses rappellent les ramifications d’une plante délicate et touffue. La bouche est au centre de ces bras rameux. Le corps, allongé et rond, porte des rangées de longs tubes transparents, terminés par des ventouses qui lui permettent de grimper, le mot est exact, le long des parois lisses du vase de verre. Vous voyez là sur la table de très grosses holothuries noires, arrivées du laboratoire Arago ; elles sont montées jusqu’à la surface de l’eau et balancent lentement leur bras, vraies branches animées.

L’organisation des holothuries est moins compliquée que celle du poulpe ; elle l’est bien davantage que celle de ces actinies ou anémones de mer que je vous montre maintenant et dont la couleur et les formes sont aussi variées que brillantes.

Ces animaux sont très répandus dans les mers ; ils représentent comme un thème sur lequel la nature semble prendre plaisir à broder d’infinies variations. Vous pouvez vous les figurer comme étant formés d’un sac fort simple servant d’estomac et dont l’ouverture, la bouche, est entourée par des tentacules qui, toujours en mouvement, cherchent des proies invisibles qu’ils ramènent au milieu de leur couronne pour les dévorer.

Voici l’une de ces formes, elle est relativement assez rare. C’est un cérianthe qui a été pêché à Banyuls ; ses bras sont innombrables, fort allongés, fort contractiles et leurs couleurs sont d’un beau vert émeraude ; mais, sur d’autres individus, elles varient autant dans leurs nuances que dans leur nature ou leur mode de répartition. Cette remarquable actinie habite un tube qui se forme autour d’elle par le feutrage des filaments sécrétés par son corps. Elle ne s’épanouit que dans la soirée ou la nuit. Je n’ai rien vu de semblable et de plus beau en fait de fleurs que celles qui sortent tous les soirs des fissures des rochers et à peu de profondeur sous l’eau, le long de la bordure nord du port de Mahon. Au moment du coucher du soleil. Il n’est pas exagéré de dire que les rochers du beau port de Minorque fleurissent, qu’ils ressemblent à des corbeilles de fleurs. Aussi les Mahonnais appellent-ils le cérianthe flor de mar.

Voici un dessin qui peut donner une idée de cet animal, quant à la forme, mais non quant à ses couleurs : c’est un portrait (fig. 13) fait le soir, à Mahon sur les lieux mêmes, pour mon excellent ami et regretté compagnon de voyage Jules Haime, dont le nom est bien connu de tous ceux qui s’occupent des polypiers. L’animal est magnifique ; ses bras sont annelés de violet, de pourpre, de vert et de jaune, d’un éclat qui défie les plus riches palettes.

Puisque nous sommes à Minorque, laissez-moi vous signaler son beau, son merveilleux port, dont les eaux profondes et calmes, d’une tranquillité égale à leur limpidité admirable, fournissent au naturaliste des moissons d’une richesse incomparable.

Il y a un proverbe dans ce pays qui caractérise bien celte localité privilégiée : « La Méditerranée a trois ports sûrs : les mois de juillet, d’août et le port de Mahon. »

Je dois vous entretenir ce soir aussi des stations maritimes, et vous avez certainement entendu parler des projets de laboratoires internationaux. Ah ! si j’étais Espagnol, j’aurais, vous n’en doutez pas, vivement sollicité et pressé le gouvernement de créer un établissement dans ce port sans égal, qui est un véritable aquarium où l’on a les animaux de grande profondeur vivant et se développant dans ses eaux chaudes. pures et belles, et dont l’exploration facile et possible, tant il est abrité, cause toujours au naturaliste des jouissances infinies.

Mais revenons à nos anémones. Chose curieuse, le nombre des bras ou des tentacules entourant la bouche est tantôt très considérable, comme dans le cérianthe, mais toujours un multiple de 6, si bien qu’on en trouve 6, 12, 24, 48, 96, etc. ; ou bien il reste invariablement limité à 8. Voyons quelques-uns de ces types.

En vous présentant cette longue baguette ou tige tortueuse, nul, s’il n’en est averti, ne verrait là quelque chose ressemblant à un animal. Elle est légère, dure et semblable à du bois noir ; aussi, en raison de ses qualités, elle sert aux Orientaux pour fabriquer ces chapelets, qu’ils sont sans cesse occupés à égrainer : priant le Prophète, disent les uns ; cherchant à distraire leur incessante oisiveté, pensent les autres.

Par la pensée, couvrez cette tige d’une couche d’un tissu mou, délicat, jaunâtre ; placez-y de loin en loin de toutes petites anémones semblables à celles que nous venons de voir, ayant 12 ou 24 bras, toutes soudées les unes aux autres, et vous aurez l’idée de l’association que représente ce dessin d’un antipathaire, d’une Gerardia (fig. 14). C’est cette association qui a produit les couches de cette tige ressemblant à du bois noir et qui n’est autre que son squelette, son soutien.

Prenons maintenant un exemple où le nombre 8 ne fait jamais défaut, n’est jamais dépassé et devient par cela même caractéristique d’un groupe considérable. Une partie de l’auditoire connait certainement l’un des êtres venant se ranger dans cette catégorie.

Vous voyez cette corolle (fig. 15) aux huit rayons couverts de barbelures comme une plume : c’est la fleur blanche de cette tige rouge et rameuse, dont la couleur et les qualités précieuses ont permis d’en faire des bijoux ; c’est la petite ortie de mer du corail, que voici vivante et épanouie, découverte par Peyssonnel, dont quelques savants crurent devoir taire le nom devant l’Académie, tant la chose leur paraissait étrange. Ils ne pouvaient admettre qu’on pût ranger ces petites fleurs blanches parmi les animaux, alors que Marsigli et les anciens botanistes les considéraient comme appartenant à des plantes pierreuses. Ici, comme chez la Gerardia il y a association d’une infinité de petites actinies, restées toutes soudées les unes aux autres après leur naissance par bourgeonnement. Ces tiges dures, roses ou rouges, prenant le beau poli que vous connaissez et qui les fait rechercher par la joaillerie pour en faire des bijoux, ne sont encore que le soutien, le squelette produit par un nombre immense de petites orties associées.

On appelle alcyonaires les êtres de ce grand groupe dont le porte-drapeau, le corail, vous est si connu, mais qui est loin d’être le seul ayant une belle couleur.

Les alcyons proprement dits sont, eux aussi, vivement colorés ; naguère encore la couleur alcyon était grandement à la mode et estimée parmi vous, mesdames.

Vous verrez ici quelques beaux exemplaires de ces animaux vivants et bien épanouis. Leurs couleurs, d’un rouge sombre ou rose, sont dues à de petits fuseaux, calcaires, délicats, couverts d’épines semées dans leurs tissus, dont les formes élégantes et variées peuvent donner les caractères des espèces. En voici la reproduction (fig. 16).

J’ai fait porter ici, pour les mettre sous vos yeux, quelques touffes des productions marines qu’on nomme polypiers et dont vous voyez les ligures reproduites dans tous les ouvrages. Ce ne sont là que des squelettes, déjà bien variés et bien élégants, mais qui ne peuvent guère vous donner une idée de ce que doivent être les animaux qui les ont produits. Dans les mers chaudes, ils abondent. Déjà sur les côtes de l’Algérie, ils forment des bordures d’un orangé superbe ; à Mahon, on les trouve aussi en touffes fleuries magnifiques ; mais c’est dans le grand Océan qu’ils règnent en maîtres. Là, ils forment ces îles célèbres, appelées à tort Iles de Coraux - car il n’entre pas dans leur constitution un brin de corail - qui sont entourées de ceintures aux couleurs tantôt sombres, tantôt métalliques éclatantes ou veloutées, transformant leurs récifs trompeurs en bouquets animés : les calices de ces polypiers déjà si délicatement festonnés sont en effet recouverts ou coiffés d’actinies analogues à celles que vous voyez ici épanouies.

Je ne saurais dire, comme je l’éprouvai jadis, l’impression que je ressentis en voyant, pour la première fois un rameau de dendrophyllie, ramené tout vivant du fond de la mer par les engins des corailleurs pêchant dans les eaux de la Corse. La mer était agitée, quoique le temps fût superbe, et la baleinière du Commandant du Passe-Partout, qui m’avait porté au milieu de la flottille des corailleurs, fortement secouée, m’avait assez mal disposé à l’observation. Mais la vue d’un magnifique rameau dont tous les calices étaient couverts d’une belle anémone épanouie d’un jaune serein, lavé de reflets orangés, contrastant avec vigueur sur le beau bleu des flots de la Méditerranée, était un spectacle si nouveau pour moi que j’oubliai bientôt le mal de mer qui commençait à m’alourdir.

Si j’en juge par les sensations que j’ai pu ressentir dans nos mers, le naturaliste voyageur qui va dans le grand Océan, pays des polypiers, doit éprouver de bien vives jouissances à la vue de ces écueils transformés en buissons fleuris et animés.

Il est d’autres groupes d’animaux chez qui les formes sont non moins faites pour étonner et surprendre. Les dessins n’en peuvent donner une idée, même éloignée. Quelques-uns de ces êtres viennent fréquemment échouer en bandes serrées sur les côtes de Banyuls. C’est ainsi que, lorsque la mer et les vents sont propices, il nous arrive du large des rubans d’une transparence telle qu’on en devine les contours plutôt qu’on ne les voit. Leurs bords, en effet, sont incessamment parcourus par les couleurs changeantes et mobiles de l’arc-en-ciel.

Les anciens, frappés par la beauté de ces curieuses productions marines, les nommèrent ceinture ou ceste de Vénus. Plus on les voit, plus on les admire, plus on est séduit par leur délicatesse et leur élégance. Leurs bords sont garnis de fines palettes qui s’abaissent et se relèvent sans cesse et semblent marcher d’une extrémité à l’autre de ce long ruban ; elles décomposent aussi la lumière, et toutes les couleurs de l’arc-en-ciel se succédant, s’éteignant, se rallumant, s’effaçant de nouveau en marchant toujours, donnent à la vue la sensation de perles aux mille couleurs roulant le long des bords de cette ceinture magique. Ces petits arcs-en-ciel, qui se suivent et renaissent sans cesse, sont insaisissables. Aussi, tous les dessins qu’on en donne sont grossiers et, en cherchant à les représenter, ils ne peuvent qu’immobiliser le spectacle vraiment merveilleux que présente le ceste de Vénus, nageant dans un bocal rempli d’eau pure.

Venez à Banyuls, et, si la mer est belle et le vent favorable, vous y admirerez des bancs serrés de ceinture de Vénus arrivant du large pour s’échouer aux pieds du laboratoire Arago.

Sur nos côtes de la Manche, de Roscoff à Dunkerque, vous trouveriez, au lieu de cette longue bandelette rubanée, des globes tout à fait sphériques aussi transparents que le cristal, traînant après eux deux longs filaments contractiles. Ils ne se manifestent dans l’eau que par des côtes irisées dessinant leurs quatre doubles méridiens, Ce sont des cydipes ou béroés, et, comme tous les animaux de la mer ont été comparés à des objets terrestres, les marins les ont nommés petits melons de mer.

Avec ces êtres aux formes inattendues sont souvent jetées à la côte, et en quantités extraordinaires, des méduses dont les propriétés urticantes sont bien connues des baigneurs, qui les appellent des gales. En voici une (fig. 17) : c’est une Turris. Elle ressemble à une cloche, et son estomac, faisant saillie au dedans, en représente le battant. Elle est voisine de celle qui nous vient à Banyuls et à laquelle on a donné le nom de Mitra papalis, pour rappeler sa ressemblance avec la forme de la tiare.

Ces derniers animaux sont pélagiques ; ils flottent et ne se fixent pas. Nous en verrons d’autres non moins Intéressants. Mais, avant d’y arriver, revenons à nos grèves et cherchons encore sous les pierres laissées à découvert par la marée. L’histoire d’une pierre trouvée sur les plages de Roscoff occuperait facilement, à elle seule, toute une conférence, car on y trouve des trésors zoologiques.

Si les animaux de haute mer que nous venons de voir aiment à être noyés dans la lumière, beaucoup d’autres se cachent et veulent vivre dans l’obscurité. C’est pour cela que le zoologiste doit s’appliquer à fouiller sous les rochers, sous les gros cailloux, dans les grottes.

Voici, dans ce bocal, l’un des animaux que nous y trouverions très fréquemment. C’est la térébelle nébuleuse. En l’inondant de lumière électrique à l’aide de ce réflecteur parabolique, vous voyez ses longs filaments s’agiter en tous sens. Ils remontent jusqu’à la limite de l’eau, et tout à coup se contractent, se raccourcissent et disparaissent. La térébelle est un ver qui redoute la clarté ; aussi vous expliquez-vous ses mouvements désordonnés lorsqu’elle se trouve noyée dans une lumière éblouissante.

Vos chevelures, mesdames, nous paraissent sans doute bien belles, car elles sont soyeuses et gracieusement relevées sur vos têtes ou retombantes en boucles onduleuses sur vos épaules ; mais imaginez que, tout à coup, elles deviennent sensibles et animées, qu’elles s’agitent en tous sens, et vous aurez l’expression fidèle de ce qui existe chez la térébelle. Sa tête est couverte d’une chevelure touffue, formée d’innombrables filaments contractiles qui peuvent s’allonger, se raccourcir, qui sentent et vont au loin palper les objets, peuvent même les prendre et les rapporter tout près d’elle.

Vous avez vu ses mouvements convulsifs quand elle a été plongée dans la lumière vive. Pour la fuir et s’abriter, elle se construit un gîte avec des grains de sable, des débris de coquilles.

Rien n’est curieux comme de la voir travailler avec sa chevelure préhensile quand, placée dans un vase plat exposé aux rayons du soleil, on lui donne les éléments propres à son travail. Chacun de ses longs cheveux va picorant aux alentours et, l’apportant un grain de sable, un débris de coquille, le place sur son dos. Peu à peu, en continuant ainsi, elle forme un tube protecteur, un refuge où on la découvre tapie sous les grosses pierres qui l’abritent à la fois contre l’agitation de la mer et ses ennemis, surtout contre une trop vive clarté.

J’en ai dit assez sur les variétés de la forme. Nous ne trouverions point de limites, et l’imagination la plus vive serait, dans ses inventions, encore en défaut devant les réalités de la nature.

D’ailleurs, dans l’étude des conditions biologiques où vivent quelques êtres marins, nous allons rencontrer encore les formes les plus étranges, et des faits non moins nouveaux vous étonneront d’autant plus qu’ils n’ont rien d’analogue et de semblable avec ce que nous observons autour de nous.

III.

Il est bien rare de faire une traversée dans la Méditerranée, pendant les beaux jours du printemps, lorsqu’une brise favorable a donné une allure franche au navire, de ne pas voir les matelots, dans les moments de repos que leur donne la fin des manœuvres, s’amuser, en devisant, à regarder les animaux qui passent le long du bord. Bientôt on les entend répéter : « Ah ! nous avons beau temps, voilà la petite galère ». Ce que le marin appelle ainsi, c’est la velelle du naturaliste.

Elle est d’un bleu superbe, plus beau encore que le beau bleu des flots de la Méditerranée ; aussi est-elle facile à reconnaître. Au-dessous de son disque ovale et horizontal pendent d’innombrables filaments vivement colorés, tandis qu’au-dessus d’elle s’élève une crête verticale blanchâtre, que les matelots comparent à une voile. Le disque reste plongé dans l’eau, la crête s’élève au-dessus et, offrant prise au veut, permet à l’animal de naviguer vent arrière, toutes voiles dehors (fig. 18). À Banyuls, quand le temps est beau et que la brise est propice, il nous arrive du golfe du Lyon des flottilles de petites galères qui échouent sur les rochers et couvrent la jetée du laboratoire.

Ces animaux sont de haute mer ; on ne les rencontre qu’au large et ils ne viennent à la cote que par occasion, lorsque les vents les y poussent. Pour ces raisons, on ne les conserve pas longtemps dans les aquariums ; ils ont besoin d’une eau toujours renouvelée, pure et bien aérée, et, chose curieuse, par les gros temps, ils plongent et disparaissent.

La velelle, comme cette porpite dont on projette l’image en ce moment, n’est pas un être simple. Ces filaments qui pendent au-dessous d’elle et ceux de ses bords, qui se meuvent, s’élèvent et s’abaissent en battant l’eau, ne sont pas tous semblables. L’un d’eux, le plus gros, occupe le centre du disque, et son extrémité libre s’étale quelquefois comme le pavillon d’une trompette (fig. 19). Ses parois sont brunâtres : tout autour de lui sont rangés, en cercles concentriques, d’autres polypes dont l’extrémité n’offre plus d’épanouissement en pavillon et dont les parois, chargés de petits grains jaunâtres, semblent, à certaines époques, de véritables grappes.

Chacun de ces filaments est un être distinct, et leur ensemble forme une association dans laquelle chacun d’eux a un rôle spécial, un emploi bleu déterminé ; pour tout dire en un mot, la velelle est une société coopérative.

Avant d’arriver à celle notion de société, d’individualité complexe, d’association, les naturalistes ont dû passer par bien des étapes ; ce n’est que peu à peu, lorsque des faits nombreux ont été d’abord réunis et ensuite cordonnés, qu’on a pu tenter de donner une explication quelque peu satisfaisante de ces animaux complexes.

Je voudrais vous faire arriver à la connaissance de la petite galère en prenant d’abord les exemples les plus simples d’association zoologique pour arriver peu à peu aux formes les plus compliquées, qui sont si variées dans la nature.

Nous trouverions d’abord un être bizarre, fort singulier de forme. C’est la bonellie. Vous allez voir ici une société d’êtres libres bien étrange (fig. 20).

Cet animal a fait mon tourment en Corse, où je le voyais fort abondant sur les rochers, étalant sa longue bandelette fourchue verte et palpant avec ses cornes les environs de sa demeure : quand je voulais le saisir, il rentrait rapidement dans son gîte de granit, ne laissant entre mes mains que sa partie fourchue, prise par les anciens naturalistes pour sa queue, et qui, en réalité, est sa tête prolongée en trompe bifurquée.

Il suffisait de voir cette forme étrange, et surtout de ne pouvoir se la procurer, pour désirer ardemment la posséder et l’étudier. Je dus quitter la Corse, à regret, pour aller aux Baléares ; mais là, à ma grande joie, je trouvai la bonellie commune et facile à avoir : elle y vivait dans d’autres conditions.

Aujourd’hui, la voilà vivante à Paris ; elle vient de Banyuls. Peyraudeau n’avait-il pas raison de dire qu’on va souvent chercher bien loin ce qu’on a tout près sous la main ? Lorsque je courais après elle en Corse et à Minorque, je ne me doutais guère qu’un jour viendrait où je la trouverais sur nos côtes et la montrerais vivante dans une conférence à Paris.

Occupé de son anatomie, je ne trouvais que des femelles et je cherchais en vain les mâles. J’aurais voulu, en effet, voir, en partant de la fécondation de l’œuf, quelle était l’évolution d’un être aussi singulier ; chemin faisant, j’observai cependant, dans la gouttière de la bandelette fourchue qui conduit à sa bouche, de petits vers blancs que je considérai comme des parasites. Je ne me trompais pas, j’en signalai la présence ; mais, entraîné par les nécessités du voyage, je n’en cherchai pas assez longtemps la signification. L’aurais-je bien trouvée, d’ailleurs, dans l’état de nos connaissances à cette époque ?

Laissons pour un moment la bonellie ; nous reviendrons à elle plus tard, comme nous le ferons pour la velelle.

Je voudrais parcourir avec vous tous les tours et détours de la route qu’a dû suivre la science pour, de découverte en découverte, arriver peu à peu à se constituer. Mais je dois abréger.

On vous montre en ce moment un crustacé aux formes étonnantes (fig. 21) ; il porte, accroché sur son cou, un être bien plus petit que lui, mais non moins singulier. Il vit fixé par un pédoncule sur les branchies d’un poisson et, pour le dire tout de suite, c’est une femelle facile à reconnaître, du reste, aux deux grappes d’œufs saillantes vers son pédoncule d’attache. Pareille chose s’observe en beaucoup d’autres cas. Qu’est ce petit être cramponné sur le dos ? Un parasite, sans doute ; mais sa signification physiologique n’a pas été aussi vite reconnue qu’on pourrait le penser.

Prenons les choses de plus loin. Il n’est personne qui, par un beau soleil couchant d’automne, n’ait remarqué des vols de fourmis portant, accroché à leur corps, un mâle plus petit qu’elles.

Chez les termites la femelle est énorme, monstrueuse ; elle vit enfermée, presque immobile, dans une loge royale au centre de la termitière, d’où elle ne peut sortir : ses ouvrières l’y nourrissent, les soldats la défendent, et elle passe sa vie à pondre des œufs que de tout petits mâles, vrais princes consorts, fécondent de temps en temps lorsque les gardiennes du couple royal le leur permettent. La disproportion de la taille entre les individus des deux sexes est telle, qu’à première vue on ne songerait guère à les considérer comme appartenant non seulement à la même espèce, mais au même groupe.

Dans ces associations des termites ou des fourmis, qui vous sont bien connues, les mâles sont libres ; ils vivent de la vie de la femelle, comme elle, nourris par les ouvrières, défendus par les soldats. De là à un prince consort, trop faible pour se protéger lui-même, et n’étant même plus défendu par une nombreuse association de travailleurs, il n’y a qu’un pas, et nous arrivons à le voir se cramponner quelque part sur le corps de sa femelle, comme c’est le cas chez cette Anchorella, dont je dois le dessin original à M. Hesse, le savant et zélé naturaliste de Brest, à qui l’histoire des crustacés parasites doit tant de découvertes.

En voyant ce petit mâle cramponné sur le dos de sa protectrice, qui en même temps est sa femelle et qu’il ne quitte pas, on est bien tenté de se demander si le sexe fort mérite partout et toujours, dans la nature, l’épithète qu’il se donne si volontiers chez nous.

Ah ! si les bêtes parlaient, comme au temps du bon La Fontaine, avouez que ce mari ridicule, cet Arnolphe de ce monde nouveau, serait bien mal venu de dire à son Agnès gigantesque :

Votre sexe n’est la que pour l’obéissance, Du côté de la barbe est la toute-puissance.

C’est notre monde renversé que nous montre l’anchorella, car c’est elle qui pourrait dire assez justement :

Bien qu’on soit deux moitiés de la société, Les deux moitiés pourtant n’ont point d’égalité.

Ce mâle, ridicule, par sa taille s’entend, est un véritable pygmée.

Eh bien, ce n’est qu’après beaucoup de découvertes, se succédant, s’amenant les unes les autres, que l’on est arrivé à la connaissance et à la théorie des mâles pygmées portés en parasites par les femelles. Alors on a pu s’expliquer la signification de ces petits êtres blancs que j’avais trouvés vivant abrités dans la bouche et le pharynx de la bonellie, à laquelle nous revenons maintenant.

Voilà donc une femelle qui loge et héberge ses mâles, tout petits, et cela dans sa bouche ! N’est-ce pas là une singulière polygamie, mieux serait de dire polyandrie ? n’est-ce pas aussi là un lieu singulièrement choisi pour loger ce petit personnel destiné à la fécondation ? Quel harem, et quelle place il occupe ! N’avais-je pas raison de vous dire que les conditions biologiques que nous allions rencontrer étaient étranges et ne ressemblaient en rien à celles que nous voyons autour de nous ?

Mais nous voilà bien loin de la petite galère ou velelle et de la porpite, dont nous devons ; vous ne l’avez pas oublié, expliquer la nature complexe.

Nous venons de voir des sociétés dans lesquelles sont encore libres les individus qui les composent ; supposez que chacun des membres de notre association, perdant sa liberté, se trouve physiquement soudé à son voisin et partage ses conditions biologiques, vous aurez l’idée de ce qu’est une pareille réunion d’individus, en étudiant cette grappe de Pérophore (fig. 22), dont l’élégance ne cesse d’exciter l’admiration du naturaliste qui le rencontre.

Chacun de ces petits globes est un être parfait, complet, qui se nourrit et se reproduit, tout comme son voisin, mais qui lui est soudé et qui communique avec lui par une tige ou racine commune.

Dans cette racine sont des canaux sanguins qui mettent en communication directe les membres divers de cette société formant une grappe.

Et, chose curieuse, le cœur de ces animaux offre l’une des conditions les plus extraordinaires que l’on connaisse dans le règne animal. Après avoir battu pendant quelque temps dans un sens, tout à coup il s’arrête et, reprenant ensuite ses mouvements, lance le sang dans une direction tout opposée. Voyez quel trouble serait apporté à la répartition des fluides nourriciers entre les divers sociétaires, si une certaine coordination ne s’établissait entre les mouvements de tous les cœurs, si les courants, allant en sens inverse, venaient il se contrarier.

Dans ces clavelines (fig. 23), même chose, même communauté du liquide nourricier par excellence, du sang qui apporte la vie dans toutes les parties de l’association.

N’est-ce pas l’exemple le plus frappant d’une communauté, d’un communisme, répondant aux phénomènes les plus intimes de la vie ? Si chaque individu s’alimente, respire, a un cœur qui bat, des organes reproducteurs, s’il vit de sa vie propre, indépendamment de son voisin, néanmoins il apporte son tribut dans la vie générale et commune.

Les utopistes qui songent à faire de notre société une association, où la communauté de tout serait la règle universelle, savaient-ils, quand ils élaboraient leurs projets, que la nature les avait devancés dans des proportions bien autrement étendues et positives que tout ce qu’ils avaient rêvé !

Il en est encore de même chez ces gorgones, ce corail, ces pennatules, ces alcyons, que vous voyez là vivants. Chez eux, en effet, il y a mélange de tout ce qui a été préparé par la digestion et la communauté commence immédiatement après l’accomplissement de ce premier acte vital. Ici la communauté est poussée bien plus loin que chez le pérophore. Dans cette société, chaque polype a bien un organe digestif distinct, mais cet organe est mis en communication immédiate avec celui du voisin par u système de canaux délicats, qui eux-mêmes communiquent avec de grands vaisseaux totalement indépendants des individus. Ces vaisseaux ont leur place dans le tissu commun et général ; ils appartiennent à tous et à aucun en particulier, la préparation du liquide nourricier est individuelle, sa répartition est générale et dépend de l’association, elle n’est point le fait de l’un ou de l’autre des associés ; ici la communauté est plus immédiate que chez le pérophore et la claveline, car il n’y a point d’organe d’épuration, d’organe d’impulsion. Le liquide résultant de l’acte digestif échappe à l’individu qui l’a produit et devient propriété commune. Et remarquez-le, s’il arrivait que l’un des animaux, ou l’une des portions de cette population formant des rameaux, vint à cesser de s’épanouir et par conséquent de prendre de la nourriture, de digérer, les individus du bas des rameaux continuant à travailler pour eux-même et pour tous, nourriraient quand même les paresseux, les révoltés du haut de la tige, car les liquides résultant de leur digestion, une fois tombés dans les grands vaisseaux du domaine public, n’appartenant plus à personne en particulier, serviraient à l’association tout entière et, par conséquent, à ceux aussi qui se reposent.

Les théories sociales sont trop à l’ordre du jour ; elles sont trop agitées par des hommes dévoués, recherchant les combinaisons propres à améliorer le sort du plus grand nombre, ce dont il faut les louer, pour que tout le monde ici ne soit plus ou moins au courant de ces questions brûlantes. Mais malgré les désirs si excessifs que formulent tous les jours les socialistes, peut-être n’est-il pas hasardé de dire qu’ils n’ont pas encore songé à aller aussi loin que la nature. Nous connaissons tous ces exemples de dévouement, ces jeunes hommes partageant leur sang avec des malades épuisés. La transfusion du sang est de la communauté passagère et momentanée, elle est l’expression la plus élevée et exagérée de la mise en pratique de l’un des mots de la devise que l’on voit inscrite sur tous nos monuments. Mais l’on n’en est pas encore arrivé à égaler la fraternité des polypes du corail, qui se partagent continuellement les produits immédiats de leurs digestions.

Et ce n’est pas tout ; dans cette vie en commun, il y a des attributions distinctes et diverses concourant vers un but commun, comme vous allez le voir en revenant maintenant à la velelle dont nous n’avons pas encore expliqué la constitution sociale.

C’est, vous ai-je dit, une société coopérative. En effet, le gros polype central n’a qu’une fonction. Il prend la nourriture, il la digère, la rend propre à l’assimilation ; en un mot, il nourrit toute l’association. C’est le polype ou, si vous aimez mieux, le père nourricier. Les parois de son corps sont brunâtres, épaisses ; elles renferment dans leur épaisseur les glandes digestives, ce qu’on peut appeler une couche hépatique.

Les autres membres entourant ce père nourricier sont exclusivement chargés de reproduire, de multiplier les velelles ; ce sont des reproducteurs ; ils ont bien encore un reste de tube digestif, mais qui ne leur sert guère, étant nourris par d’autres occupés exclusivement de ce soin. C’est vers l’extérieur de leur corps que se porte toute leur activité vitale, qui y produit des bourgeons et les transforme en véritables grappes. Ces bourgeons, étant mûrs, se détachent et tombent pour aller par la mer se développer et produire de nouvelles velelles. Ils ont une forme qui se rapproche de celle des méduses, dont je vous ai entretenu. Il en est de même chez la porpite, qu’on peut considérer comme une velelle arrondie et sans crête. Voici le dessin d’un de ces derniers animaux pris au moment où du dessous de son disque, tombait une véritable pluie de bourgeons médusiformes (fig. 24). J’avais recueilli cet animal sur les plages de Barcelone et, plus tard, je le retrouvais à la Calle.

Par quelle série de transformations ou par suite de quelles productions nouvelles ces jeunes méduses arriveront-elles à donner naissance à une porpite ou à une velelle semblable aux premières ? Il y a là pour les jeunes naturalistes bien des études intéressantes à faire.

Voici un autre animal multiple et sur lequel bien des doutes existent encore. C’est la grande galère ou la physalie. Elle abonde dans les mers chaudes (fig. 25).

Cet animal est superbe ; ses couleurs sont splendides, ses filaments sans nombre, d’une prodigieuse élasticité, d’une puissance d’élongation qui nous surprennent.

Je l’ai recueilli fréquemment sur nos plages de l’ouest, depuis Saint-Sébastien jusqu’à la Rochelle. À Roscoff, il est très rare ; je n’en ai eu que deux individus.

Je l’ai aussi trouvé à Palma de Mallorca.

Imaginez une vessie aérienne d’un beau rose carmin, passant au violet et au bleu, de la grosseur du poing, un peu aplatie et bordée d’une crête ondulée saillante au-dessus de l’eau ; suspendez au-dessous d’elle d’innombrables filaments du bleu et du rose les plus vifs, pouvant, dit-on, s’étendre à plus de trente pieds de long, et présentant de loin en loin des renflements bourrés d’organes microscopiques malfaisants ; ajoutez, au milieu de ces paquets de filaments, de gros siphons dont l’ouverture est étalée en pavillons de trompettes et la base garnie de grappes glandulaires, et vous aurez l’idée de cette nouvelle association, moins simple et plus difficile à expliquer encore que la velelle ou la porpite.

La physalie détermine des urtications très douloureuses, pouvant donner la fièvre dans les pays chauds ; aussi faut-il se garder de la prendre à la main.

C’est au milieu de ces paquets de filaments innombrables que les proies sont amenées et paralysées par les liquides ou les fils urticants nocifs qui s’échappent des nodosités perliformes des filaments. Chacun des polypes, en forme de siphon, fournit une partie du liquide nécessaire à la dissolution et la digestion se passe, on a dit le mot, sur la place publique de cette réunion d’êtres bizarrement constitués et unis. Puis, lorsque la victime est suffisamment ramollie, et quelquefois elle est représentée par des poissons de belle taille, chacun des siphons appliquant son pavillon sur elle puise largement, en l’aspirant, sa part dans le butin digéré en commun.

Si vous allez sur les côtes de la mer, surtout de la Méditerranée, quand celle-ci est si calme, que les marins disent qu’elle est une mer d’huile, vous ne manquerez pas de remarquer comme de longues bandes serpentant au milieu de l’uniformité de la surface ; on dirait de larges routes battues dans une plaine unie et sans accidents. Ce sont les traces visibles des courants, véritables fleuves et rivières coulant à pleins bords au milieu même des eaux. Allez en bateau dans ces courants et vous tomberez en admiration devant les merveilleuses guirlandes que vous y rencontrerez et qui, entraînées par les mouvements de leurs cloches contractiles, décrivent de gracieuses spirales en traînant après elles de longs filaments qu’on devine plutôt qu’on ne les voit, tant leur délicatesse et leur transparence sont grandes ! Vous y verrez en particulier ces animaux qu’on appelait autrefois des stéphanomies, dont on fait aujourd’hui plusieurs genres et dont M. H. Milne-Edwards a le premier donné une bonne et belle figure dans le règne animal illustré.

C’est là une association du même ordre que celle de la physalie, mais d’une forme nouvelle, encore plus compliquée. Elle repose sur une tige transparente comme du cristal, dont l’une des extrémités porte une vessie aérienne servant de flotteur ; puis viennent des cloches serrées et contractiles fortement musculaires, et après celles-ci, régulièrement échelonnés et composés uniformément de filaments, d’un siphon et de grappes glandulaires, des paquets qui se succèdent et se répètent tout le long de la tige cristalline. Ainsi sont formées ces guirlandes que les contractions des cloches déplacent lentement et gracieusement.

Chacun de ces paquets est une petite société secondaire ; une famille dans la grande association ; on y trouve un polype nourricier, le siphon ; des organes pêcheurs, les filament ; enfin des organes génitaux, les grappes glandulaires. C’est un mode de groupement différant beaucoup de celui que nous a montré la velelle , mais finalement dans chacune de ces petites familles dont la série forme la guirlande, on trouve toujours réunis les mêmes individus destinés à remplir des fonctions diverses.

Ne croyez pas qu’on soit arrivé du premier coup à la conception de ces guirlandes étonnantes. Il a fallu chercher et trouver tous les types intermédiaires, permettant de reconnaître la similitude des éléments les plus dissemblables et de montrer tous les passages entre les formes les plus éloignées.

Cette tendance à former des groupes, des familles distinctes dans une même association se manifeste aussi chez des animaux mieux connus et dont les organites sont moins métamorphosés. En voici un exemple (fig. 26) : chez les alcyonaires dont nous nous sommes déjà occupés. Cet animal est voisin de celui que M. H. Milne-Edwards a appelé Paralcyonium elegans. Il montre sur une lamelle plus ou moins rameuse de tissus communs de tout petits groupes de polypes pouvant rentrer dans des tubes s’élevant sur un stolon commun.

Cette espèce est fréquente à Banyuls, par un fond de 100 à 150 mètres. Je l’ai aussi trouvée sur les fonds coralligènes d’Algérie. Le genre Paralcyonium, créé par M. Milne-Edwards, doit être revu, ce dont nous n’avons pas à nous occuper ici. Il est surtout caractérisé par l’isolement des groupes de polypes rétractiles dans un tube dont les parois s’élèvent sur le stolon commun, qui les porte comme cela se voit dans les coralliaires et autres coralliaires, tels que les zoanthes, avec cette différence, toutefois, que dans ceux-ci chaque polype reste distinct et isolé.

Le nombre des polypes de chaque famille est bien inférieur il celui qu’on rencontre chez le Paralcyonium elegans ; de plus, les longs spicules destinés à soutenir les parois du tube où rentrent les petites familles n’existent pas.

Enfin le port, la grandeur, la coloration bistre générale du corps, le nombre des barbules des bras, la zone d’un beau vert émeraude du pourtour de la bouche me font considérer ce Paralcyonium comme représentant une espèce nouvelle que j’appellerai Paralcyonium Edwarsii, la dédiant au maître qui étudia et fit si bien connaître les coralliaires.

Nous n’avons cité cet exemple, pris dans les alcyonaires, que pour montrer cette tendance au groupement des individus en familles. Mais la différence est grande, car ici tous les individus sont semblables, tandis que chez les stéphanomies, apolémies ou autres, dans les groupements divers qui se présentent, l’on voit toujours les individus pris isolément différer entre eux, parce que leur activité vitale s’est portée vers l’accomplissement d’une seule fonction. L’un digère pour ses voisins ; celui-ci n’est plus capable que de se contracter et de produire des mouvements ; un autre jouit exclusivement des propriétés génitales ; un autre enfin, bourré de ces filaments nocifs et empoisonnés, paralyse et pêche les proies. D’où la présence, dans chacune des familles d’une même grande société, d’individus nourriciers, locomoteurs, reproducteurs et pêcheurs.

Nous serait-il possible de trouver dans nos sociétés un système mieux organisé et plus complet d’association, et n’avais-je pas raison de vous dire que la velelle était une société coopérative ? Autour de son disque comme autour de celui de la porpite, sont les individus locomoteurs, les rameurs, exclusivement occupés à battre l’eau et à déplacer l’association. Au centre, vous avez vu le polype qui mange et digère pour tous ; enfin, entre les deux, pendent oisifs ceux dont le rôle utile et sans doute le plus agréable se borne à procréer les générations futures de velelles.

Quel socialisme admirablement organisé et dans lequel cependant il n’existe pas d’égalité ! Les philanthropes n’auraient-ils pas grand profit à étudier la nature qui les dépasse, mais qui, aussi, reste raisonnable ?

Interprétées comme nous venons de le faire, ces associations s’expliquent d’une façon satisfaisante et ces guirlandes qui embarrassaient tant les premiers naturalistes se comprennent maintenant avec facilité. Ces idées, nous les avons tous professées et enseignées. Elles sont séduisantes ; mais combien ne les a-t-on pas exagérées en voulant paraître les rendre nouvelles afin de chercher à se les approprier !

Il n’en faut pas douter, c’est à H. Milne-Edwards qu’on doit faire remonter ces interprétations ingénieuses. C’est lui, en effet, qui, introduisant la notion de la division du travail dans les études physiologiques et zoologiques, fut conduit à rapporter des fonctions diverses aux organes transformés pour répondre à un but spécial. Il en est dans le règne animal comme dans l’industrie : des attributions différentes sont dévolues à des ouvriers spéciaux et la perfection de la production est le résultat de cette division du travail. Rapportons donc au grand naturaliste français l’interprétation que je viens de vous donner de ces associations qui peuvent, vous le voyez maintenant, être, avec raison, appelées coopératives.

Je m’arrête, car je crois vous avoir montré, et sans avoir besoin de citer un plus grand nombre d’exemples, combien les conditions biologiques dans lesquelles vivent la plupart des animaux marins dont je viens de vous entretenir sont différentes de celles qui nous entourent.

M’est-il permis d’ajouter que, par sa singularité même, ce monde de la mer a certainement dû éveiller votre intérêt et satisfaire en l’étonnant votre légitime curiosité ?

Dès lors, pouvez-vous être surpris que dans tous les pays l’on cherche à donner aux naturalistes des facilités pour étudier et admirer un monde rempli d’autant de merveilles, et n’approuverez-vous pas les efforts qui ont été faits pour permettre à nos jeunes savants de la Sorbonne, non seulement de contrôler les faits si curieux que vous venez de voir, mais encore d’en pousser plus loin la connaissance ?

C’est à vous faire connaître l’histoire de nos stations maritimes que sera consacrée la seconde partie de celte conférence.

Deuxième partie

Les laboratoires ou stations maritimes dépendant de la Sorbonne.

1.

C’est une idée toute française que celle qui entraîna les zoologistes à aller à la mer pour étudier dans les conditions naturelles les êtres qui la peuplent.

Vous vous rappelez l’histoire de Cuvier : pendant la Terreur, il était précepteur dans une riche famille réfugiée en Normandie. Il passait le temps que lui laissaient les obligations de sa charge à étudier les animaux vivants de la côte voisine. De là naquirent ces mémoires classiques et célèbres sur les mollusques qui préludèrent au grand ouvrage sur le règne animal.

C’est là, on peut le dire, le point de départ des études modernes aujourd’hui si suivies et faites si activement sur le vivant dans les conditions biologiques où les animaux se trouvent.

Deux élèves de Cuvier, Audouin et Milne-Edwards, entreprirent la description des côtes de France, et l’un de leurs voyages aux îles Chausey est resté célèbre. Accompagnés de Mmes Audouin et Edwards, ils allèrent s’établir au milieu des carriers taillant le granit et des brûleurs de goémon faisant des cendres à soude. Par leurs études faites sur place, ils montrèrent tout l’intérêt qui s’attachait à la connaissance des invertébrés marins, si différents à l’état vivant de ce qu’ils sont dans les musées.

Après ces voyages devenus classiques, ce fut en France à qui imiterait ces continuateurs de Cuvier, à vrai dire ces initiateurs d’une nouvelle méthode d’étude.

Le voyage en Sicile de MM. Milne-Edwards, de Quatrefages et Blanchard, remontant à près d’un demi-siècle, accentua encore plus celle tendance à étudier la nature dans la nature même et non plus seulement sur les animaux défigurés des collections.

On partait alors à la découverte d’une localité quelconque ; on la voulait riche et c’était tout ; on s’installait tant bien que mal et n’importe comment, en imitant Milne-Edwards et Audouin à Chausey, arrivant quelquefois à la suite les uns des autres, entendant dire par un hôtelier peu aimable : « Encore un naturaliste. » Parfois on n’était pas reçu du tout, comme cela m’est arrivé. C’est qu’en effet notre travail ne s’accorde guère avec le luxe et la bonne tenue d’un hôtel.

Tout est bien changé aujourd’hui, comme vous allez le voir, car tout est pour le mieux. Eh bien, dans l’inconnu de la recherche d’une localité nouvelle, dans l’insuffisance même des conditions matérielles de travail, dans la nécessité où l’on était d’improviser un laboratoire, il y avait quelque chose que je ne regrette pas, je n’oserais le dire, mais qui cependant surexcitait et hâtait le travail, le rendait souvent fiévreux. Aujourd’hui, si tout est mieux, le stimulant manque quelquefois, et j’ai vu à Roscoff plus d’un futur, mais peu ardent naturaliste venir passer une belle saison, cherchant un sujet de travail pour la campagne de l’année suivante. Ah ! combien était autre l’empressement quand tout était à notre charge, quand, péniblement, nous nous installions dans une méchante chambre, dans un cabaret où la même table servait par l’un de ses bouts à prendre les repas, par l’autre à disséquer, à observer et à dessiner les animaux.

Il me souvient d’avoir passé deux étés dans ces conditions, près de Saint-Malo, à Saint-Jacut. J’avais une grande chambre au premier. Pour tous meubles, il y avait trois lits, quelques chaises, une immense table ; une bonne fenêtre, bien orientée me donnait une belle lumière. Au rez-de-chaussée, le cabaretier m’avait laissé la jouissance de sa buanderie ; j’y pouvais répandre l’eau à profusion et sans crainte : c’était mon aquarium. Quant au menu, il variait peu et il était simple. Mais, malgré tout cela, quelles journées bien remplies par un bon travail j’y ai passé !

J’avais pour toute société et pour tout voisinage un ménage de vieux pêcheurs. J’ai toujours appris quelque chose dans mes causeries avec les pêcheurs. Ils ont des idées singulières, mais basées sur des faits positifs, sur des observations exactes. Un marin a tant vu qu’il peut avoir beaucoup retenu. C’est à nous à savoir interpréter ce qu’il nous raconte.

Le tout est d’avoir sa confiance. Avec quelques mocques de cidre, j’obtenais celle de mon voisin et des renseignements sur la nature et la richesse des différents points de la côte où je devais trouver les objets de mou travail. Sa femme Jeanne, boiteuse et fort méfiante comme toutes les compagnes des pêcheurs, craignant qu’on leur enlève leurs secrets de pêche, me répétait souvent en me voyant aller chercher des cruches d’eau à la mer pour faire vivre mes bêtes : « Ah ! bonne fé, mossieu Henri, vous ne faites pas ça pour rien, vous êtes du gouvernement. » Et Dieu sait si avec mes allures d’alors j’avais l’air d’un haut employé du gouvernement, comme le supposait la bonne vieille Jeanne. Quelques verrées de cidre, quelques menus pourboires avec des conversations amicales suffisaient pour rétablir la confiance, et j’obtenais toutes les indications qui m’étaient utiles.

Vous le dirai-je, je me rappelle encore avec plaisir le temps où dans cette simplicité, la plus primitive, j’ai si gaiement quelquefois, si assidûment et fructueusement toujours, sans souci, travaillé en face de la nature vraie, presque en dehors de la civilisation. En vous en parlant, je revois cette chambre où j’ai passé de si heureux moments, malgré bien des privations.

Un soir, je dus faire trêve au travail, j’avais à mettre en ordre mon logement, je recevais des visites ! Sur l’un de mes trois lits était empilée toute ma garde-robe qui n’était pas brillante, sur un autre mes notes et quelques livres. Là, il y avait de l’ordre. Je débarrassai deux des lits et donnai l’hospitalité à deux jeunes touristes qui, voyageant à pied et ayant su que j’étais dans les environs de Saint-Malo, étaient venus jusqu’à moi. Pendant une bonne et agréable journée, M. Brouardel et A. Milne-Edwards me rappelèrent la civilisation dont j’étais séparé depuis près de deux mois.

Chacun de nous, anciens et peu nombreux zoologistes de ce temps, a eu ses installations pittoresques. A Bonifacio, je devais monter dans ma chambre par une échelle en m’aidant d’une corde ; mais quel spectacle se déroulait devant ma croisée quand, par un beau soleil levant, les bouches et surtout les côtes de la Sardaigne, sur lesquelles se détachaient les maisons blanches de Longosarde, étaient inondées de lumière ! Quel panorama magique !

En Afrique, j’ai dû habiter le fort Génois pendant près de deux mois et demi ; j’occupais une chambrée du fort dont les meurtrières étaient bouchées par des paquets de foin que le vent lançait souvent sur mon lit et malheureusement quelquefois sur ma table de travail. Un matelot du Schebek Le Corail venait faire mon lit. J’allais prendre mes repas à bord. En somme, j’étais fort mal, et cependant combien je travaillais activement !

Il me souvient encore d’un séjour que j’ai fait à Saint-Quay. La diligence de Saint-Brieuc à Pimpol m’avait laissé armes et bagages sur la roule en face d’un couvent où, m’avait-on dit, les baigneurs étaient reçus. Je frappai à la porte de la communauté, la tourière m’ouvrit son guichet qu’elle referma brusquement, indignée, en apprenant que je n’étais pas accompagné par une dame ; elle était scandalisée et ne comprenait pas qu’un homme seul osât demander l’hospitalité dans un couvent de nonnes. J’avais été laissé sur la route, mes bagages y étaient abandonnés, il me fallait coûte que coûte trouver une chambre. J’avisai une épicière, brave et bonne femme, pauvre, qui mit toute sa maison à ma disposition. « Je ne vous prendrai pas plus cher que les bonnes sœurs, me dit-elle, mais vous ne serez pas aussi bien que chez elles. » Elle disait vrai, car j’étais aussi mal qu’on puisse l’imaginer pour le coucher ; quant à la table, le menu étant trop simple et peu varié, mon hôtesse se décida à louer ce qu’elle appelait une cuisinière. Un jour, je dus prêter la main pour apprêter le déjeuner. Pour comble de malheur, cette prétendue cuisinière me prenait pour un sorcier. La vue de mes microscopes l’effrayait. Je l’empêchais, disait-elle, de tourner ses crêpes épaisses de sarrasin qui faisaient le fond le plus solide de mon menu. Eh bien, vous le dirai-je encore, jamais pendant un mois je n’ai fait autant de travail, je n’ai autant vu et dessiné qu’à Saint-Quay. C’est que là aussi, sans contrainte et sans gêne aucune, je jouissais de la liberté du travail la plus grande et la plus absolue ; j’avais le libre usage du magasin de ma pauvre épicière qui, libéralement, l’avait mis à ma disposition et était tout étonnée à la vue de mon laboratoire improvisé. Ses plats et ses cruches me servaient de réservoir et d’aquarium, et, par-dessus tout, les conditions de prix, 3 francs par jour, étaient précieuses pour un naturaliste qui n’a pas l’habitude de pêcher dans les flots du Pactole.

II.

Voilà comment, hier encore, nous étions voués à l’imprévu dans nos études, quand nous partions pour faire des recherches, pleins d’anxiété sur le résultat final de nos voyages. Lisez les charmants Souvenirs d’un naturaliste, de M. de Quatrefages, et vous aurez une idée exacte du pauvre temps de jadis ; je puis l’appeler ainsi, tant les choses ont changé. Je suis allé, moi aussi, à Bréha, que nous a si joliment décrit le maître, et je dus, en y arrivant, faire une omelette pour mon dîner.

Maintenant, rien de semblable n’existe ; si l’un de vous m’avait, dans la journée d’aujourd’hui, demandé d’aller à Roscoff, il eût pu partir ce soir, à huit heures, et le gardien de la station, prévenu par le télégraphe, l’eût attendu à son arrivée ; demain matin à dix heures, il eût été installé dans une chambre à coucher simple, mais suffisante ; il aurait eu un laboratoire avec tables, microscopes et verrerie, réactifs (fig. 27), tout lui eût été fourni, et les animaux désignes eussent été pêchés dans la matinée, avant son arrivée.

N’est-ce pas ces facilités, extraordinaires quand on les compare aux conditions d’autrefois, qui rendent notre jeunesse parfois, je ne dirai pas difficile, mais un peu insouciante pour son travail ? On ne s’occupe plus de chercher par sol-même, on compte trop sur la certitude qu’on a de trouver un laboratoire tout installé.

C’est pour avoir connu expérimentalement toute l’utilité qu’il y avait à faire cesser ces conditions déplorables dans lesquelles nous nous sommes tous trouvés, nous, vos anciens ; c’est pour avoir souffert de la perte de temps qu’entraînaient ces installations défectueuses, c’est parce que j’ai pu constater combien les progrès de la science en souffraient, que j’ai multiplié les efforts pour arriver à doter la Sorbonne des deux établissements dont j’ai maintenant à vous entretenir.

Coste avait créé Concarneau, mais c’était dans un but plutôt pratique que théorique. Le vivier de Concarneau servait à la conservation des poissons, des homards, des langoustes et des huîtres destinés au commerce. Le patron Guillou, fort expert dans les choses de la mer, avait aidé Coste lorsqu’il s’était chargé d’empoissonner nos côtes de France, restées encore fort dépeuplées.

Après la mort de Coste, j’ai eu en main toutes les pièces relatives à ce laboratoire. M. le conseiller d’État du Mesnil, alors directeur de l’enseignement supérieur, avait désiré un moment fusionner l’établissement de Concarneau avec celui de Roscoff. J’entrevis de grandes difficultés pour réussir dans la réalisation de ce projet, à cause des conditions multiples et particulières où se trouvait l’établissement, et de fait, plus tard, quand M. Robin voulut avoir Concarneau, ce fut manu militari que la chose s’accomplit. J’étais présent, étant de passage à Concarneau. Je dus m’adresser à un matelot, en sentinelle à la porte, et au lieutenant de vaisseau qui avait commandé le débarquement et la prise de possession, pour visiter l’établissement.

Après M. Robin ; M. Pouchet a pris la direction de la station, et peut-être s’est-il mépris quand il a dit, dans l’un de ses rapports, que tous les établissements ou stations maritimes avaient été créés sur le modèle du laboratoire de Coste, Il y a là une erreur.

À côté d’un vivier à compartiments, et entièrement destiné au commerce, se trouvait un bâtiment où deux pièces étaient livrées aux chercheurs, qui logeaient en ville. C’était tout. En bas, un bassin et des bacs servaient à l’élevage des homards. Alors, on y visait surtout la pisciculture, la multiplication des animaux utiles.

III.

Tout autre est l’aménagement de Roscoff.

À l’origine, une maison meublée et louée recevait de six à huit travailleurs au plus. Un petit bateau servait aux excursions et un simple hangar, dans un jardin donnant sur la mer, abritait nos cuvettes et nos petits aquariums. Chacun travaillait dans sa chambre. Trois mille francs seulement devaient suffire à payer la location, deux matelots et à couvrir tous les frais ; pour garçon de laboratoire à la Sorbonne, j’avais pris un matelot à bord du Narval, quand, en 1873, j’accompagnais l’amiral Mouchez dans sa campagne hydrographique sur les côtes d’Algérie, et je l’emmenais à Roscoff, où là il reprenait son rôle de matelot, C’était une économie. Tout cela était bien modeste ; mais on commençait à travailler, on sentait qu’une idée se dégageait de ce premier essai dans la voie de l’expérience appliquée à l’étude de la zoologie. L’administration comprit qu’elle devait faire des sacrifices pour créer un établissement définitif.

Aujourd’hui, voici l’état du laboratoire de Roscoff.

Les changements sont grands. Une belle propriété, non louée, mais achetée, a remplacé la maison meublée. Son grand jardin permet aux travailleurs de se délasser un moment par une promenade, sans sortir de l’établissement. Peu à peu, les petites propriétés voisines ont été englobées. non sans peine et sans sacrifices. Les écoles communales d’abord, un petit lopin de terre ensuite, puis une petite maison, et enfin, tout dernièrement, une batterie a été enlevée au génie, pour compléter les dispositions. Le premier et le second étage sont aménagés pour l’habitation. Quatorze chambres simplement meublées, donnent asile aux travailleurs. Le rez-de-chaussée est occupé, au sud, par une grande pièce pour le travail en commun des jeunes gens se préparant aux examens. Au nord et à l’est, sont des stalles ou sortes de petits laboratoires que vous avez vus dans le dessin précédent (fig. 27), où se font les recherches. Onze places sont outillées de façon à ne rien laisser à désirer comme réactifs, vases de verre et instruments d’optique.

De cette salle, on arrive dans un très vaste aquarium ayant une superficie de trois ares, où sont installés les bacs à observation sur tables de granit, alimentés par des robinets d’eau de mer venant d’un réservoir supérieur ayant 112 mètres cubes de capacité.

On passe de l’aquarium soit dans le jardin, soit sur une terrasse bordant un grand vivier. Dans celui-ci, chacun a sa caisse de bois flottante, ayant un numéro correspondant à sa table de travail, dans laquelle il conserve ses récoltes faites à la grève pendant les marées, et où il va puiser à toute heure pour son travail.

Du vivier, on peut descendre à la grève, et en face, dans le canal de l’ile de Batz, on trouve un vaste parc réservé, enclos d’un mur, offrant, pour les besoins urgents ou les expériences, un emplacement abordable par toutes les marées.

Enfin, à côté du vivier, dans un petit havre, sont mouillées les trois embarcations du laboratoire.

Il me parait difficile de rencontrer un ensemble de conditions plus heureusement groupées et plus favorables au travail.

J’ai parcouru toutes les cotes de France ; nulle part je n’ai rencontré, entre une ville et la mer, et entouré d’une clôture, un grand jardin, un vaste aquarium à côté des salles de travail, un vivier, une grève aussi admirablement riche, un parc réservé sur la grève, enfin des logements dans l’établissement, le tout disposé de façon à mettre le vrai travailleur absolument en dehors des conditions assujettissantes de la vie mondaine d’une ville de bains de mer.

Et quand je vous disais que, le lendemain du jour de son départ, un zoologiste, comme le montre la gravure, peut se trouver au travail aussi bien installé à Roscoff qu’à la Sorbonne, je me trompais : c’est beaucoup mieux qu’il faut dire ; car dans les taudis de la rue Saint-Jacques, où nous attendons les palais qu’on nous construit, nous n’avons ni air, ni lumière, ni possibilité de nous mouvoir.

Nous étions quinze personnes logées et vingt-cinq travaillant en même temps au laboratoire de Roscoff, pendant le mois d’août 1887. C’est vous dire suffisamment quelles sont les proportions de l’établissement.

M. Pruvot, mon maître de conférences à la Sorbonne, y fait des conférences fort goûtées par tous et conduit les nouveaux venus dans les excursions ; car il est besoin d’être guidé au milieu du dédale des innombrables écueils-et rochers que laisse à découvert la marée basse.

Pourquoi ai-je choisi Roscoff pour siège d’une station ?

D’abord, les marées y sont très grandes et la surface découvrant est immense. Le laboratoire est fondé depuis 1872. J’y suis allé régulièrement tous les ans depuis 1868, et certainement nous ne connaissons pas la vingtième partie des grèves. La mine à exploiter est donc inépuisable. Ensuite, l’île de Batz, formant une sorte de chaussée protectrice contre les vagues furieuses de la mer du large, permet, dans le canal, aux algues et aux animaux de se développer à profusion. Aussi, on peut le dire, la richesse de la faune et de la flore y est merveilleuse. Enfin, Roscoff est un peu loin et fort tranquille, peu mondain ; on m’en a fait le reproche. Je pense que, pour le naturaliste, ce sont là de bonnes conditions. Avant moi, elles avaient séduit quelques artistes bien connus. Hamon, Toulmouche, Czermak sont venus à Roscoff y faire les beaux tableaux que vous connaissez. Je sais bien qu’il en est qui désirent avoir auprès d’eux les ressources des grandes villes. Je crois que, pour le plus grand bien du travail, durant un couple de mois, lorsque tout ce dont on peut avoir besoin est réuni dans le laboratoire, il est facile, pour un temps aussi court, de se passer de l’agrément du voisinage des grands centres balnéaires.

Je vous parlais de mes dépenses d’autrefois : 3 francs par jour, sur les côtes de Bretagne, non loin de Saint-Malo, Aujourd’hui, le luxe a tellement envahi ces parages que pour le zoologiste, à qui ses recherches ne rapportent guère que l’honneur, l’éloignement des casinos n’est pas une mauvaise condition.

C’est pour ces raisons que j’ai choisi Roscoff.

En comparant ce qui existe avec le passé, on peut le dire, les jeunes zoologistes de la Sorbonne sont gâtés. Ils devraient donc, comprenant tout ce qui a été fait pour eux, aujourd’hui qu’ils peuvent faire leurs études dans les meilleures conditions, redoubler de zèle et profiter de tous les avantages dont ils peuvent jouir.

Tous les ans, à l’une des grandes marées de septembre, j’avais l’habitude de faire l’exploration d’un point de la côte, tantôt dans la rade de Brest, tantôt à Perros, Trécastel, aux Sept-Iles, à Morgate, au Conquet Ploumanac’h, à Très-Hir, à Bréha. Si on apprenait beaucoup, on ne travaillait guère dans ces excursions, et il était facile de constater combien les excursionnistes étaient désorientés, n’ayant jamais eu à se préoccuper d’une installation quelconque à faire par eux-mêmes. Dans un hôtel, ils étaient gênés, mal à l’aise. Il y avait cependant, dans ces petits voyages, de bonnes conditions pour faire l’éducation d’un naturaliste.

Il faut bannir le luxe et l’exagération du confortable, sinon l’ardeur se ralentit ou s’amollit, et l’on vient, comme je le disais plus haut, passer un été pour voir ce qu’on pourra bien faire l’année suivante, si ce n’est même pour faire une saison de bains de mer. Cela n’avait pas lieu jadis, dans les conditions que je rappelais et que M. de Quatrefages nous a si agréablement contées dans ses Souvenirs.

Il ne suffisait pas, pour les jeunes zoologistes de la Sorbonne, d’avoir une station d’été à Roscoff, où la température, toujours douce comme dans les climats maritimes, permet aux camélias et aux fuchsia de s’élever à la hauteur d’un premier étage en pleine terre et où la fraîcheur habituelle, en été, contraste singulièrement avec les chaleurs quelquefois accablantes de l’intérieur des terres.

On peut le dire, Roscoff jouit d’un climat prédestiné pour les études ; en plein été, c’est le printemps, et on n’y éprouve jamais cet énervement des climats chauds. Mais dans l’hiver, des brumes, des vents, des pluies, des jours d’humidité rendant la grève inclémente et le travail fort difficile par le manque de lumière, forcent les travailleurs à émigrer vers le pays du soleil. C’est pour cela que j’ai songé à donner un pendant, pour l’hiver, à la station de Roscoff, et qu’a été crée la station de Banyuls.

IV.

Voulez-vous me suivre jusqu’à la dernière ville de France sur les frontières d’Espagne ?

Ce sera le même voyage que celui que fit la section de zoologie du congrès de Toulouse, au mois de septembre 1887. Je vous redirai le rapport qu’avait préparé M. Filhol, pour le volume de l’Association et que je regrette vivement de n’avoir pas vu insérer dans nos archives. Pourquoi s’est-on opposé à l’insertion dans nos volumes de la relation de cette excursion qui avait été décidée par la section tout entière de zoologie ? La chose est regrettable, et vous jugerez qu’il est fâcheux qu’aucune trace de cette excursion ne se trouve officiellement dans nos mémoires.

Si, parlant de Paris, vous passez par l’Auvergne, vous aurez la vue de ce beau pays classique des terrains volcaniques et, à Nîmes, des magnifiques ruines romaines que vous savez. Si vous passiez par Toulouse, vous verriez la vieille cité de Carcassonne, et avec elle revivraient les souvenirs du moyen âge.

Après Narbonne, où les curiosités archéologiques ne manqueraient pas, on traverse, pour arriver à Perpignan et au pied des massifs du Canigou, une série de lacs salés bien curieux, de Sigean, de Leucate, de la Nouvelle et de Salces, où des études sur la faune devront être entreprises tôt ou tard.

L’arrivée à Banyuls est fort pittoresque. Le chemin de fer, après Perpignan, pour passer en Espagne et afin d’éviter le gros massif des montagnes, change de direction et marche vers l’est ; il vient contourner les derniers contreforts qui plongent dans la Méditerranée en face du golfe du Lyon. Il doit traverser les dernières crêtes des Pyrénées sous de nombreux tunnels et arriver successivement aux vallées et aux villes de Collioure, Port-Vendres et enfin de Banyuls.

Dans ce parcours, en longeant la mer, la ligne ferrée se tient assez élevée ; aussi, en arrivant à Banyuls, dernière ville française, on domine le cirque pittoresque où coule la Baillaurye, petite rivière née dans les Albères, qui vient se perdre dans la baie de Banyuls. De la hauteur, l’on aperçoit le village entouré, d’un côté, par ses riches jardins d’orangers, de l’autre, par la mer, que borne le promontoire de Fontaulé sur lequel s’élève le laboratoire Arago : le coup d’œil est charmant.

Les excursionnistes, partis de Toulouse à deux heures de l’après-midi, arrivaient à sept heures du soir, et après le diner allaient au laboratoire. La nuit était close.

Parmi les visiteurs se trouvaient des savants étrangers ; aussi, quand nous arrivâmes au Fontaulé, ce n’était pas sans une certaine émotion que je cherchais à lire sur leur visage l’impression que produisait la vue de l’établissement.

La machine marchait et donnait au laboratoire, par son bruissement, cette physionomie, cet air d’activité qui règnent partout où la vapeur féconde le travail.

Après avoir traversé le vestibule, vu l’atelier et le cabinet de physiologie, nous entrâmes dans l’aquarium, grande salle de vingt-sept mètres de long, au milieu de laquelle est un bassin, avec jet d’eau, et que décorent le beau buste d’Arago, de David d’Angers, la statue de la Vénus de Milo, de grandeur naturelle, et les bustes de savants illustres dans les sciences : Linné, Buffon, les de Jussieu, Lavoisier, Réaumur, etc., la vue de cette salle dont le pourtour est occupé par les bacs enchâssés dans les fenêtres ou isolés sur de grandes tables de marbre noir, resplendissante de lumière, impressionna les visiteurs qui ne s’attendaient pas, ils l’avouèrent, à trouver au bout de la France une installation semblable.

Ce n’était pas, je le répète, sans une certaine anxiété que je cherchais à lire l’impression produite par la vue du laboratoire sur les savants étrangers qui le visitaient pour la première fois.

Je suis émerveillé, me répétait à chaque pas M. Van Beneden, le célèbre professeur de Louvain ; et de fait les observations se prolongèrent à l’aide de la lumière électrique comme en plein jour, jusqu’à onze heures et demie du soir. Ce jour-là, la pêche avait été exceptionnellement bonne et les bacs étaient remplis d’animaux admirablement épanouis.

Grâce à l’éclairage, chacun des cabinets de travail situés au premier étage, la salle des conférences, le cabinet attribué spécialement à l’agriculture et la bibliothèque purent être visités et leur aménagement comme leur commodité furent appréciés de tous.

Le laboratoire Arago est autrement disposé que celui de Roscoff. Les travailleurs n’y sont point logés. Le préparateur, le gardien et le directeur y ont seuls un logement réduit au strict nécessaire, surtout pour le mobilier.

Il y a douze cabinets de travail ayant tous la même disposition, le même mobilier. Celui de la physiologie a été placé au rez-de-chaussée, tout à côté de l’aquarium pour faciliter les expériences.

Chaque travailleur en arrivant reçoit l’une de ces pièces, dont deux sont réservées au préparateur et au directeur. et où sont réunis tous les objets nécessaires au travail, cuvettes, flacons, instruments pour les coupes, etc. Les microscopes de Hartnack, Verick ou Nachet, les réactifs, sont à son choix, et dès son arrivée, de même qu’à Roscoff, il peut être immédiatement au travail.

Les dépendances autour du laboratoire ne sont pas aussi étendues qu’à Roscoff, mais elles suffisent pour le moment.

De plain-pied au premier étage, en passant sur une passerelle construite au-dessus de la salle des machines, on peut aller sur une terrasse taillée dans le sommet du promontoire de Fontaulé et jouir là d’une magnifique vue : en face, se déroulent les derniers contreforts abrupts des Albères, au pied desquels s’est élevée. À l’abri des vents du nord, la ville de Banyuls, et à l’est le golfe du Lyon que bordent les côtes découpées du Roussillon, avec le cap Béarn en face.

Lorsqu’après un long travail, la fatigue force le chercheur à s’éloigner un moment de ses études attachantes, et que le temps est calme et beau, rien n’est agréable comme de passer quelques instants sur la terrasse du Fontaulé ; car il n’est guère possible de trouver une situation plus attrayante : la vue de la mer qui se couvre de nombreux bateaux de pêcheurs de la localité, au moment de leur rentrée ou de leur sortie, est un spectacle toujours nouveau.

Si le savant a choisi un sujet de travail dont les éléments se trouvent sur la côte, il peut, de son cabinet, en suivant la passerelle qui le conduit à la première terrasse, descendre les escaliers extérieurs, arriver au rez-de-chaussée, puis à la mer par un accès facile, et, au milieu des rochers, chercher à tout instant de la journée des matériaux nécessaires à ses études. C’est ainsi que souvent j’allais recueillir des Gadinia sous les murs mêmes du laboratoire ; et, lorsque les vents favorables poussent les animaux pélagiques à la côte, chacun avec ses bocaux peut aller pêcher à la main des cestes, des béroés, des ptéropodes, etc.

Le môle qui garantit contre les coups de mer la baie de Banyuls et qui unit le promontoire de Fonntaulé à l’Ile-grosse permet d’aller facilement au milieu des rochers à fleur d’eau qui entourent cette Ile et sur lesquels vivent de nombreuses espèces d’animaux.

En 1883, la société d’histoire naturelle de Toulouse fit une excursion au laboratoire. Ses membres se plurent à rechercher eux-mêmes les espèces qui leur étaient signalées comme se trouvant dans la localité. L’un d’eux photographia la compagnie au moment des recherches et l’image que l’on projette peut donner (fig. 29) une idée du site pittoresque qu’on trouve au-dessous du laboratoire au milieu des massifs bouleversés et empilés des micaschistes. Toutes ces conditions sont des plus favorables pour les études zoologiques, et l’on peut dire sans exagération que le laboratoire s’avance pour ainsi dire au milieu des richesses de la nature.

Lorsque les bateaux de la station - il y en a trois destinés aux différentes espèces de pêche-doivent prendre les personnes du laboratoire désirant aller à la mer, ils viennent accoster bord-à-quai sous la terrasse et c’est de plain-pied que l’on s’embarque ; ou bien quand ils rentrent des dragages en venant s’amarrer à la jetée, chacun peut aller fouiller dans les filets sans avoir les ennuis que donne la nécessité de prendre un canot pour aller les joindre.

Je ne saurais trop exprimer toute ma reconnaissance à MM. les ingénieurs du département, MM. Parlier et Cutzac qui, dans les travaux à faire dans la baie et le port de Banyuls, n’ont jamais oublié la part du laboratoire. C’est surtout quand il s’agit de partir avec le matériel lourd et difficile à manier du scaphandre que nous apprécions tous les services que nous rend la jetée construite par les ponts et chaussées.

En 1887, lors de l’installation de la machine à vapeur, M. l’ingénieur Cutzac a fait refaire la prise d’eau et l’a aménagée dans un point où la pompe puise une eau d’une pureté parfaite, mais aussi où la mer, dans l’hiver, est souvent démontée.

La jetée qui a rendu nos manœuvres d’embarquement si facile, ainsi que le tunnel protégeant les tuyaux de la pompe contre la forte houle, auraient coûté des sommes que nos crédits eussent eu de la peine à couvrir.

Il ne m’est pas possible devant une réunion comme celle de l’Association pour l’avancement des sciences de ne pas signaler l’intérêt tout particulier que messieurs les ingénieurs ont pris aux améliorations des alentours du laboratoire Arago, et de ne pas les remercier bien sincèrement.

L’aménagement du laboratoire Arago est différent, ai-je dit, de celui de Roscoff. Il n’en pouvait être différemment, car les procédés de pêche y sont tout autres ; à Roscoff, c’est surtout à marée basse que les animaux sont recueillis ; et on les conserve dans le vivier pour les avoir sous la main. À Banyuls, il faut faire des dragages et des pêches pélagiques, il faut avoir des bacs où la conservation et l’observation des animaux soient faciles ; aussi l’aquarium a-t-il été aménagé d’une tout autre façon que dans la station de la Manche. Ici la lumière pendant la journée serait plutôt trop vive, aussi l’obscurité a-t-elle été recherchée dans la grande salle ; à Roscoff, les brumes sont fréquentes, aussi les murs y ont dû être remplacés par des vitrages comme dans les serres.

Le travail ayant lieu au premier étage, l’indépendance de la grande salle du rez-de-chaussée étant complète, il a été possible de laisser entrer le public. On devait bien cela à la ville de Banyuls, qui s’est imposée de près de 30 000 francs pour avoir le laboratoire. Dans ces conditions, il était difficile de laisser les murs tout nus : aussi le pourtour de la salle a-t-il été orné, comme on l’a vu, des bustes de savants illustres donnés par l’administration des beaux-arts. La statue de la Vénus de Milo, sortie des ateliers du Louvre, a été donnée par le premier président Drème, grand amateur des antiques grecques, qui trouvait que l’Alma parens rerum devait être placée au milieu des beaux produits de la nature réunis dans l’aquarium.

L’entretien d’un aquarium, pour avoir toujours des animaux vivants, est chose conteuse. L’eau doit y arriver abondante et fraîche. Les animaux doivent y être remplacés fréquemment jusqu’à leur parfaite acclimatation et les soins à donner sont nombreux. La première, la plus importante des conditions, est le renouvellement continuel de l’eau. Au laboratoire Arago, cette condition est aussi bien remplie que possible. Dans le sommet même du promontoire, une citerne de 125 mètres cubes a été creusée dans le rocher ; elle est remplie par une machine à vapeur actionnant une pompe rotative, que m’a généreusement donnée M. Bischoffsheim, dont la libéralité, quand il s’agit des progrès scientifiques ; vous est bien connue.

Sous la pression de 10 mètres, l’eau de mer tombe dans les bacs en pulvérisant et poussant devant elle l’air et aérant ainsi admirablement le milieu où s’acclimatent et vivent les animaux les plus divers. Il y a eu dans l’aquarium des reproductions d’annélides, d’holothuries, de gorgones et de pennatules, de mollusques nombreux ; tout dernièrement des élédones, dont les pontes étaient mal connues, ont déposé leurs grappes d’œufs contre les parois des grands bacs ; il en a été de même des sèches. La conservation de l’eau à l’abri des variations de température extérieure dans la citerne creusée dans la roche doit être comptée pour beaucoup dans la facile acclimatation des animaux.

On le voit, l’installation du laboratoire Arago a été différemment entendue que celle de Roscoff, et il n’en pouvait être autrement d’après les conditions différentes que présentaient les mers baignant les deux stations.

Je vous ai dit pourquoi j’avais choisi Roscoff. Je dois vous dire de même pourquoi et comment une station a été crée sur les dernières limites de la France méridionale.

Les recherches n’étant pas faciles pendant l’hiver à Roscoff, il fallait pouvoir les continuer dans le midi pendant cette période de l’année. De plus, l’absence des marées et une faune très différente dans la Méditerranée étaient des conditions qui me paraissaient devoir conduire les élèves à des études nouvelles destinées à compléter leur éducation de naturaliste.

L’État ayant créé Roscoff, non d’un seul coup, mais progressivement, peu à peu, accepterait-il de faire encore une nouvelle station dans le Midi, surtout la première étant loin d’être terminée. La chose était douteuse. Cependant elle devait être tentée, car les côtes des Pyrénées orientales et d’Espagne n’ont pour ainsi dire pas été explorées ; en outre, le déplacement des travailleurs dans l’hiver s’imposait : on a vu pourquoi.

Port-Vendres a beaucoup de ressemblance avec Mahon. On y trouve, mais en petit, presque les mêmes conditions. J’avais travaillé en plus d’une circonstance dans un petit fortin de la presqu’ile qui s’avance dans le milieu de ce port, dont la richesse zoologique m’avait séduit. Il fallait obtenir cet emplacement d’abord. L’aménagement viendrait ensuite ; le ministère de l’instruction publique ne consentait à donner que le mobilier scientifique.

Une visite de la presqu’île faite par le ministre de l’instruction publique, que j’accompagnais en 1879, avait appelé l’attention du pays sur les projets de création d’une station zoologique, et les villes du littoral cherchèrent toutes à l’obtenir. Une lutte s’établit entre elles. Banyuls triompha, ses offres d’une trentaine de mille francs l’emportant, et de beaucoup, sur celles des autres ; d’ailleurs, le génie s’obstinait à refuser la presqu’ile et Port-Vendres même désirait voir le fortin disparaître pour faire place à une nouvelle darse et à l’agrandissement de son port.

Ce fut alors que des démarches, toutes couronnées de succès, auprès du conseil général des Pyrénées-Orientales, des conseils municipaux de Perpignan et de Toulouse, de l’Académie des sciences, de la compagnie du Midi, des particuliers, me permirent de réunir les fonds nécessaires à la première construction (fig. 37).

Sans doute rien n’est élégant dans cette construction qui ressemble par son style plutôt à une caserne qu’à toute autre chose. Mais cela importait peu, car on ne travaille pas mieux sous des lambris superbes soutenus par des colonnes, que dans les pièces les plus simples, mais les mieux pourvues, convenablement aménagées, où l’on trouve des instruments et toutes les choses nécessaires.

La construction du laboratoire date à peine de la fin de 1881 et du commencement de 1882 ; à deux reprises il a fallu ajouter des bâtiments nouveaux et modifier les installations des appareils hydrauliques. En 1883, l’accroissement des locaux compta près de 30 000 francs ; en 1888, une quinzaine de mille francs fut employée à l’installation de la vapeur et de l’éclairage électrique, et toutes ces dépenses ont été faites en dehors de l’administration. À l’époque où nous sommes (commencement de 1888), le laboratoire n’a guère que huit années de date, tandis que celui de Roscoff en compte déjà quinze. Le premier est à peu près terminé, il est dû à l’initiative privée ; le second s’est lentement développé et a été fait par l’adjonction, presque chaque année, successivement, de quelques nouvelles parties. L’État, à l’origine, refusait de donner en une seule fois tout ce qui devait définitivement accroître l’établissement ; aussi, en 1887 ; le laboratoire de Roscoff était bien moins complet que celui de Banyuls.

Nous sommes habitués en France à laisser faire tout par le gouvernement, nous n’avons aucune confiance dans l’initiative privée, et cependant il est facile de voir, en comparant l’évolution et les progrès des deux stations, de quel côté se trouve l’avantage. Pouvais-je manquer de faire ce rapprochement tout en faveur de l’initiative privée devant une Association qui elle-même a encouragé d’une façon bien efficace mes études en me donnant un scaphandre complet, journellement utilisé à Banyuls, et en m’aidant à acquérir mon plus grand bateau de Roscoff ?

Dans la création du laboratoire Arago, c’est lorsque tout a été fait et terminé en dehors de lui que l’État, fournissant simplement le mobilier scientifique qu’il avait promis, n’a eu qu’à prendre charge de l’immeuble et à l’annexer officiellement à la Sorbonne.

La mode, il faut le dire, est un peu à la création des stations maritimes. Chacun, croyant que c’est son droit et son devoir d’en réclamer une, demande à avoir son laboratoire aux bords de la mer. Je l’ai déjà souvent dit, imprimé, et j’ajoute que mes actes sont en rapport avec mes opinions à cet égard ; oui, à côté des grands centres d’enseignement, il doit y avoir, quand la mer est proche, une station maritime. Mais s’il y a eu des réclamations, l’exemple de la création du laboratoire Arago est là pour montrer la voie à suivre à ceux qui proclament bien haut leur droit à avoir une station.

L’État succomberait sous le poids des demandes, s’il les accueillait toutes ; qu’il vienne en aide, et largement, à ceux qui, après avoir proclamé leur droit, auront reconnu aussi leur devoir, celui d’entraîner les départements, les villes, les particuliers ; cela leur est facile, en s’appuyant sur l’exemple des Pyrénées-Orientales, de la petite ville de Banyuls ; qu’ils apportent une installation toute prête à recevoir un mobilier, et certainement l’administration n’aura aucune raison valable pour résister et refuser des subventions qui auront été aussi légitimement conquises.

Mais encore faut-il que ces subventions soient proportionnées aux résultats acquis, à la somme de travail produite.

Les deux stations annexées à la Sorbonne, se complétant par leur situation sur deux mers et sous des climats différents, réunissent à elles deux les plus favorables conditions de travail. Aussi vous ne serez point étonné qu’elles aient déjà donné lieu à de nombreuses publications. Le seizième volume des Archives de zoologie expérimentale est sous presse et ne tardera pas à paraître. Ce recueil représente les archives mêmes des laboratoires de zoologie, d’anatomie et de physiologie comparées de la Sorbonne ainsi que des stations maritimes. Il a dû déjà être publié un volume supplémentaire, et cela se reproduira dans l’avenir.

V.

Je pourrais m’arrêter et certainement vous sortiriez de cette conférence convaincus que les moyens mis à la disposition de nos jeunes savants de la Sorbonne sont très complets ; d’autre part, il faut reconnaître qu’ils ont été bien utilisés, ce dont il faut se féliciter. Les thèses sorties des laboratoires de la Sorbonne sont nombreuses et importantes ; elles témoignent, avec les autres travaux publiés, de l’influence heureuse qu’ont eue les créations de Roscoff et de Banyuls.

Mais j’ai été si souvent fatigué, je pourrais presque dire sur le point d’être découragé par une question qu’on m’a adressée bien fréquemment, que je crains beaucoup, dans les temps d’utilitarisme où nous vivons, que vous ne l’entendiez ou ne la posiez vous-mêmes en sortant d’ici, et je voudrais vous prémunir contre elle en lui faisant d’avance une réponse.

On vous dira certainement : à quoi tout cela sert-il ?

Eh bien, franchement, je vous répondrai d’abord qu’au point de vue des applications immédiates et pratiques, je n’en sais absolument rien. Que la bonellie héberge dans sa bouche ses petits mâles, que l’anchorella porte cramponné à son cou celui qui est destiné à féconder ses œufs, je ne vois à la connaissance de ces faits aucune application immédiatement pratique et je ne m’en préoccupe nullement, je vous l’avoue ; car dans l’histoire de la science, on trouve à chaque pas des faits sans nombre, dont l’importance n’avait aucune valeur à l’époque où ils étaient découverts, et qui, peu à peu, finissant par s’enchaîner, se cordonner, et conduisent à des explications tout à fait inattendues, même à des applications de la plus haute importance. Est-ce que cette propriété des composés d’argent de noircir à la lumière, est-ce que la grenouille frémissante pendue au balcon de Galvani avaient des applications au commencement de ce siècle ? La photographie et le télégraphe électrique sont cependant nés de là.

Il y a quelques années, on discutait vivement sur l’existence ou la non-existence de la génération spontanée au point de vue purement théorique, je dirai presque dogmatique. Quiconque ne l’admettait pas était retardataire et en dehors du mouvement, du progrès ; aujourd’hui, demandez aux malades ce qu’ils en pensent, eux, dont les guérisons merveilleuses par la méthode des pansements antiseptiques font ressembler la transformation de leurs plaies horribles après des amputations ou autres opérations affreuses à de vrais miracles ? La présence des germes dans l’air, si discutée il y a vingt ou trente ans, n’avait alors aucune importance pratique. Voyez aujourd’hui.

Combien de maladies dont les causes sont maintenant connues et ont été ignorées avant les découvertes de zoologie pure ! La connaissance des parasites et des maladies qu’ils causent est tout entière due aux études des zoologistes, études faites d’abord indépendamment de toute pensée d’application.

Laissons donc ce côté de la question, vulgairement et uniquement utilitaire, pour nous placer au point de vue scientifique déjà plus élevé.

Il faut remonter à quelque temps en arrière pour se rendre un compte exact de l’influence qu’ont eue sur le développement de l’enseignement de la zoologie les recherches faites à la mer.

Aujourd’hui, les jeunes gens ne se doutent pas des difficultés qu’on rencontrait dans les études, il y a quelque trente ou quarante ans, pour se faire une juste idée des animaux inférieurs ; maintenant qu’on ne leur parle plus de ces animaux sans les leur montrer.

Alors le fameux amphioxus était un mythe. Il me souvient encore de celui que nous présentait, dans ses leçons, le professeur H. Milne-Edwards. Il était conservé et passait pour une grande rareté : nous le regardions avec un vrai respect tout scientifique ; aujourd’hui, les élèves de la Sorbonne observent et dessinent vivant cet animal singulier qui a donné lieu à tant de discussions.

Tenez, en voici dans un bocal vingt-sept si bien vivants que vous les voyez même à une grande distance, tant ils s’agitent, montent et descendent vivement sous les rayons de cette lampe électrique. Ils ont été pêchés près du cap de Creus, sur les côtes d’Espagne, par le bateau du laboratoire Arago, et ont supporté le voyage de Paris sans en souffrir. Après vous les avoir montrés, je les adresserai à quelques-uns de mes collègues des facultés de province où ils arriveront en parfait état.

Voici un autre fait qu’on signalait il n’y a pas longtemps encore comme étant fort difficile à contrôler, ce qui était regrettable, car il a une grande importance. La comatule ou l’Antedon rosaceus, cette étoile de mer aux bras fourchus couverts de barbules ou pinnules, que vous voyez ici vivante, et le pentacrine d’Europe, représentant de cette forme si abondamment répandue dans les terrains anciens, étaient placés dans des groupes aussi distincts qu’éloignés. Eh bien, tous les ans, à Roscoff, au mois de juillet ou d’août, les élèves assistent à la pêche du pentacrine d’Europe et à sa métamorphose en comatule. Tous les ans, des conférences sont faites en bateau, sur les lieux mêmes de la pêche, et font connaître les transformations de cet être décrit, il n’y a pas encore longtemps, sous ses deux formes comme représentant deux êtres distincts.

Les dessins qui se projettent sur le tableau vous montrent les formes principales des comatules.

Voici un premier état où l’être, né d’un œuf, est fixé et porté par un pédoncule ; il est encore dépourvu de bras (fig. 30).

Plus tard, il porte une couronne de tentacules autour de sa bouche (fig. 31).

Des griffes naissent à sa base dans une dernière période, près de l’insertion de la tige, dont il se détachera. Alors, elles lui serviront à marcher, à se cramponner (fig. 32).

Enfin, plus tard, il est libre. II a abandonné le pédoncule qui le portait ; il marche et se déplace ; il est devenu une comatule (fig. 32).

C’est là, il n’en faut pas douter, l’une des observations les plus remarquables de la zoologie de notre époque, et qui montre bien que, pour caractériser les êtres et chercher leurs rapports, il faut en suivre l’évolution, car sans cela on s’expose à placer dans des groupes distincts les jeunes et les adultes d’une même espèce.

Or, il faut le remarquer, avec l’organisation des stations telle qu’elle existe actuellement, cette observation, l’une des plus importantes qui se puissent faire, pourrait avoir lieu même à Paris, sous les yeux des auditeurs, si les cours se faisaient au mois d’août, c’est-à-dire à l’époque de la reproduction.

Chez quelques animaux formant des associations par bourgeonnement, comme les polypiers, mais dont ils diffèrent totalement par une constitution organique spéciale, et produisant des bouquets qu’on a comparés à des touffes de mousse, d’où le nom de Bryozoaires, on voit des corps arrondis, de couleur sombre, appelés corps bruns, qui ont beaucoup intrigué les zoologistes.

D’où viennent-ils ? Que deviennent-ils ? Que représentent-ils ? Quelles sont leurs fonctions ? N’est-il pas évident qu’une longue observation, préparée par l’expérience, pouvait seule conduire à des réponses satisfaisantes.

Mon bien regretté maître de conférences, M. Lucien Joliet, enlevé trop prématurément à l’affection de ses amis, à l’estime de tous ceux qui l’ont connu dans les laboratoires et à la science, a résolu ces questions. Il a reconnu que certains membres de ces associations, après avoir acquis tout leur développement, se flétrissent, mais qu’en même temps, sur un point de leur corps, apparait un bourgeon qui devient un être semblable à eux. Les choses se passent de telle sorte que le parent décrépit est englobé dans les tissus du jeune et finalement tombe dans son estomac pour y être digéré. Je vous disais, à propos de l’anchorella, que le monde de Molière était renversé. Voici la mythologie elle-même et l’histoire de Saturne transformées, puisque ce sont les fils qui dévorent leurs parents.

Au point de vue scientifique qui nous occupe, l’observation de M. Joliet est pleine d’intérêt. Comment eut-elle pu s’effectuer sans l’organisation dont je vous ai entretenu ? Les animaux arrivaient à la Sorbonne et y vivaient dans l’eau de mer envoyée régulièrement de Roscoff. Il est bien peu de travaux qui, aujourd’hui, ne puissent ainsi être continués dans nos laboratoires de Paris aussi bien qu’aux bords de la mer, grâce aux installations et aux envois faits de Roscoff et de Banyuls.

Mais où la zoologie expérimentale triomphe, c’est bien certainement dans l’histoire de la sacculine, si habilement étudiée par mon collègue et ami M. le professeur Yves Delage.

Sous la queue d’un petit crabe, on trouve très fréquemment une tumeur, un sac plein d’œufs : c’est la sacculine. Elle est fixée par un pédoncule pénétrant jusqu’à l’intestin, qu’il couvre d’un chevelu de racines absorbantes (fig. 33).

C’est un parasite, et un parasite tellement déformé, que son interprétation morphologique a fort embarrassé les zoologistes et a été fort longtemps mal comprise.

De cette sacculine sortent des larves ayant la forme d’un nauplius, c’est-à-dire d’un embryon prototype des crustacés. Voilà tout ce qu’on savait de positif. Il ne m’est possible de résumer que bien incomplètement et en quelques mots des observations qui ont duré trois années consécutives.

On le sent. Ce qu’il fallait chercher à connaître, c’était le mode de fixation du nauplius sur le crabe, afin de suivre l’évolution et les transformations du fils de la sacculine reconduisant au sac primitif d’où il était sorti.

On savait que le nauplius, chez les glands de mer, se métamorphose et, prenant un test à deux valves, devient une cypris : il fallait obtenir cette forme et la suivre.

Sachant encore que, dans les glands de mer, la cypris se fixe à l’aide de ses antennes portant des ventouses, on avait supposé d’abord, affirmé ensuite que l’embryon de la sacculine se fixait sous la queue des crabes, au seul moment où cette queue n’est point appliquée contre le corps, c’est-à-dire pendant l’accouplement.

Or aucun de ces derniers faits n’est exact. M. Delage a trouvé des sacculines sur de jeunes crabes dont la taille égalait il peine 1 à 2 millimètres, dont les glandes génitales n’étaient point développées et qui, par conséquent, ne pouvaient être considérés comme s’étant accouplés.

Tout ce travail est plein d’intérêt. Je ne puis malheureusement qu’en résumer les faits les plus importants.

La fixation s’accomplit la nuit ou à l’obscurité, sur un point quelconque du corps. La cypris se cramponne à l’un des poils du crabe et se transforme alors en une masse arrondie presque informe, que protègent ses deux valves. Dans un point particulier de cette masse est sécrété un tube de chitine, une sorte de canule, aiguë, taillée eu biseau, qui pénètre dans les tissus mous des téguments entourant la base du poil. Alors la masse sphérique tout entière passe par cette canule et s’injecte d’elle-même, pour ainsi dire, dans le corps du crabe.

La sacculine, dès ce moment, est interne, et, par suite de son développement ultérieur, s’attache par d’innombrables racines au tube digestif, puis, peu à peu, s’approchant de la surface du corps, vient faire hernie sur la face antérieure de la queue du crabe, la seule partie qui reste molle et dépourvue des incrustations calcaires caractéristiques du crustacé.

Trois années d’expériences et d’observations, sans interruption aucune, ont été nécessaires pour arriver à ces résultats aussi curieux qu’inattendus.

Avais-je tort de vous dire que l’histoire de la sacculine était le triomphe de la zoologie expérimentale ? J’ajoute qu’elle restera comme un des plus beaux travaux de la zoologie de notre époque, qu’elle fait le plus grand honneur à son auteur et au laboratoire de Roscoff, où elle a été suivie.

Ne puis-je encore demander comment des travaux de cette nature, de cette durée et aussi difficiles, eussent pu être faits sans une installation aussi complète que celle qui existe dans les annexes de la Sorbonne ?

Mais, laissant encore de côté l’utilité scientifique pure, indéniable, et qu’il me semble inutile de démontrer par de plus nombreux exemples, considérons la question sous un point de vue utilitaire que je dirai volontiers d’ordre supérieur.

Eh quoi ! nous nous regardons comme étant la grande nation, nous répétons tous les jours que nous marchons en tête du mouvement scientifique, de la civilisation, et nous n’aurions rien fait dans une branche de la science qui se développe de toutes parts autour de nous ? Où donc les études de philosophie naturelle, de philosophie biologique, pour employer une expression qui tend à devenir à la mode, peut-être parce qu’elle est fort prétentieuse et fort obscure, pourraient-elles se faire, si ce n’est sur les lieux mêmes où vivent les êtres bizarres dont j’ai cherché à vous faire connaître quelques-uns des représentants ?

Je vous le demande, la France devait-elle se désintéresser, et alors que le point de départ de ces études sur la nature vraie, la nature vivante se trouvait chez elle, comme je vous le disais en commençant, devait-elle rester stationnaire ?

Voyez plutôt ce qu’on a fait partout à l’étranger : en Écosse, en Hollande, en Russie, on a créé des stations, des observatoires zoologiques, comme on les appelle.

Voici le chalet qu’a élevé Alexandre Agassiz à Newport (fig. 34).

À Plymouth, une association de tous les savants anglais vient d’élever un vrai monument à la science zoologique de la mer (fig. 35).

Je ne puis entrer dans tous les détails de l’organisation de cette station ; mais soyez assuré que tout le confortable scientifique nécessaire doit s’y trouver.

Enfin, vous parlerai-je de Naples. Voyez ce magnifique bâtiment. Ce sont des Allemands qui l’ont créé (fig. 36) !

À côté de ces stations, de ces somptueuses constructions, les annexes de la Sorbonne sont sans doute bien modestes, et cependant elles peuvent, sans crainte, accepter la comparaison.

D’abord, elles présentent cet avantage considérable qu’aucune autre ne possède : c’est que, répondant à deux climats et à deux mers différents, elles permettent qu’un travail commencé pendant l’été dans le nord puisse être continué pendant l’hiver dans le midi, et cela dans des conditions matérielles identiques.

L’une des stations étrangères la plus ancienne et la plus connue est celle de Naples ; c’est celle dont l’organisation et l’aménagement sont, d’après ce qu’on en dit, incontestablement les plus complets.

Un seul mot suffira pour différencier la Stazione zooloqica des annexes de la Sorbonne. À Naples, tout se paye ; à Roscoff et à Banyuls, tout est gratuit. Aussi les moyens d’action sont-ils bien différents dans les deux.

On paye, à Naples, pour voir l’aquarium ; à Banyuls, des milliers de personnes visitent librement sans rétribution.

Pour occuper une table de travail, pour faire des recherches, avoir accès à la bibliothèque, obtenir un certain nombre d’animaux, des réactifs, sans que des instruments de dissection ou d’optique soient même confiés aux travailleurs, une location d’environ 1 800 francs par an est payée par chaque gouvernement ou société, qui acquiert ainsi le droit d’envoyer des savants travailler successivement, les uns après les autres, à la Stazione zoologica.

À Banyuls et à Roscoff, des Anglais, des Hollandais, des Belges, des Suisses, des Roumains, des Autrichiens, des Russes, des Grecs, des Égyptiens et des Américains ont été et sont admis au même titre que les Français, sans aucune rétribution. À Roscoff, en plus, on est logé ; on a le choix des microscopes et des loupes, et la limitation dans la quantité des réactifs ne peut être que la conséquence d’un abus.

Dans les premiers comptes rendus publiés sur la création et l’organisation de Roscoff, j’ai dit que les laboratoires maritimes devaient être destinés à faire des naturalistes et non à fournir seulement et exclusivement des matériaux de travail. C’est pour cela qu’à Roscoff et à Banyuls le nombre des animaux fournis n’est point limité, que les bateaux et le personnel des laboratoires travaillent pour tous et conduisent à la pêche les travailleurs auxquels on montre et la station et les conditions de chasse ou de pêche des animaux. Quiconque demande à descendre à la recherche de ses matériaux de travail avec le scaphandre, l’obtient immédiatement, sous la seule réserve des conditions qu’impose la prudence. Rien n’est caché, nous n’avons pas de secret, et cela, je le répète, parce qu’à mes yeux, pour devenir naturaliste, il faut apprendre à chercher par soi-même, et que le but des stations maritimes m’a toujours paru devoir être à la fois et parallèlement l’éducation des jeunes hommes et la production des travaux.

Il y a quelques années, un naturaliste étranger était venu me demander de terminer un travail dans mes laboratoires de la Sorbonne. Il avait apporté quelques embryons préparés à la station de Naples. Je lui offris d’aller à Banyuls. « Vous y trouverez ces animaux en cherchant sous le laboratoire même, lui dis-je, dans les conditions où vous les avez recueillis à Naples. » - « Mais, me répondit-il, je ne les ai jamais cherchés ou vus en place, on me les apportait, et je ne connais pas leur station. »

Pareille chose n’a pas lieu dans les annexes de la Sorbonne et n’aura, je l’espère bien, jamais lieu. Nous n’avons point de secrets parce que tout est gratuit, parce que nous avons souci du progrès, parce que ce n’est pas en recevant des éléments de travail, étant enfermé dans un laboratoire, qu’on devient zoologiste ; parce qu’il faut chercher soi-même pour le devenir.

Je l’ai dit bien souvent : je conseille toujours d’aller avec ardeur battre les grèves de l’Océan, d’aller explorer, observer avec patience et lenteur les falaises, les quais des ports de la Méditerranée ; toujours on y apprendra quelque chose sur la biologie des animaux. Voilà bien longtemps que je mets en pratique ces conseils, que je les répète à la jeunesse, et, je l’affirme, je ne suis jamais allé fouiller une grève, je n’y vais jamais encore sans y apprendre, sans y recueillir quelques faits nouveaux.

Il me souvient encore d’avoir guidé sur les plages de Roscoff un naturaliste russe qui désirait ardemment avoir des lucernaires, et je n’ai pas oublié son étonnement en voyant le nombre considérable d’échantillons que je lui faisais recueillir et la libéralité avec laquelle je lui apprenais à trouver les animaux. On lui avait jusque-là caché les stations où vit ce polype curieux, et surtout son abondance.

Au point de vue du libéralisme, les laboratoires maritimes de la Sorbonne peuvent sans crainte supporter le parallèle avec tous les établissements [1].

Il n’est pas jusqu’aux envois d’animaux vivants pour les démonstrations ou les travaux personnels qui ne présentent encore un caractère tout différent de ce qui se fait dans la station bien connue d’Italie.

Pendant le semestre d’hiver et jusqu’au moment où les chaleurs rendent la chose impossible, chaque semaine partent des envois d’animaux de Roscoff et de Banyuls pour les facultés qui en font la demande.

Vous avez ici sur cette table les principaux spécimens des animaux adressés en France aux Facultés de Lyon, Grenoble, Besançon, Nancy, Clermont-Ferrand, Toulouse, Bordeaux, Rennes, Caen, Paris ; à l’étranger, aux Universités de Genève, Lausanne, Jassy, Moscou, Gand, Liège.

On observe et on fait dessiner, disséquer, à l’état frais et vivant, dans nos facultés, des hydraires variés, corynes, hydractinies, lucernaires, des alcyonnaires, des vérétilles et pennatules, des gorgones, du corail vivant. On a reçu des velelles vivantes, des béroés, des éponges, parmi celles-ci : l’axinella avec son parasite, le Palytoa axinellæ - une rareté - des holothuries, des oursins, des synaptes, des siponcles, des bonellies, des annélides variées, néréides, nephtys, spirographis, sabelles, serpuliens divers, térébelles, etc. : des bryozoaires nombreux, en particulier le loxosome, parasite des phascolosomes, des mollusques nudibranches variés qui ont fait l’admiration des élèves - c’était naturel- des gastéropodes, des acéphales, des tuniciers, ascidies simples de nombreuses espèces et ascidies composés, des salpes. J’ai déjà indiqué l’amphioxus comme ayant été étudié vivant dans plusieurs facultés.

Pour recevoir des envois, il suffit d’en faire la demande, de se charger des ports, de renvoyer les bocaux et les paniers aux laboratoires respectifs.

Dans le seul semestre d’hiver 1887 et 1888, les envois ont dépassé le chiffre de 200 ; on peut juger par là avec quelle libéralité les annexes de la Sorbonne font participer les facultés de France aux avantageuses conditions qu’elles réunissent.

N’est-il pas évident qu’il y a dans cette institution d’un service d’envois régulièrement combiné un progrès considérable pour les études zoologiques ? Aujourd’hui l’on voit vivants, à peu près dans toute faculté qui le désire, des animaux qu’on ne connaissait que par les descriptions des livres, trop souvent insuffisantes, ou par les échantillons défigurés des musées, échantillons devenus méconnaissables par l’action des liquides conservateurs.

À Naples aussi on fait des envois d’animaux préparés par des procédés secrets parfaitement conservés, mais qui sont vendus fort cher ; j’en ai eu dont le prix était excessif. Les animaux vivants de Banyuls et de Roscoff sont tout aussi utiles et surtout moins coûteux, puisqu’on ne les paye pas et que chacun de mes collègues peut les préparer pour ses collections comme il l’entend.

Je vous le demande encore, alors que partout on créait des stations, devions-nous, à la Sorbonne, nous attarder et ne pas avancer ? Si nous n’avions rien fait dans notre pays, nous serions restés stationnaires, alors que partout le niveau s’élevait par suite des améliorations qu’on apportait dans l’enseignement et dans les moyens d’étude que l’on mettait à la disposition des nouvelles générations.

Je l’espère donc, en vous plaçant à un point de vue plus élevé, laissant de côté les applications immédiatement utilitaires, ne voyant que le relèvement de notre cher pays par le travail et le progrès scientifique dans quelque branche que cela soit, vous ne demanderez plus à quoi servent ces études, ces établissements si patiemment, si péniblement créés, et vous approuverez, je l’espère aussi, les efforts qui ont été faits dans un but tout patriotique pour donner à notre antique et vénérée Sorbonne les établissements de Roscoff et de Banyuls ; vous vous réjouirez enfin avec moi de ces paroles réconfortantes que l’illustre professeur P. Van Beneden, de Louvain, l’un des doyens les plus célèbres et les plus autorisés de la zoologie, inscrivait sur le registre du laboratoire Arago, lors de l’excursion faite par le congrès scientifique de Toulouse en septembre 1887 :

« Je suis émerveillé, je ne trouve pas de mot pour rendre le sentiment d’admiration que j’éprouve en voyant tout le travail qui s’accomplit sur ce promontoire de Fontaulé, tout à l’extrémité de ce beau pays de France. Le laboratoire de Naples est sans doute plus luxueusement installé ; mais il ne renferme pas tous les appareils, toutes les richesses de l’établissement de M. de Lacaze-Duthiers. La construction des laboratoires de Roscoff et de Banyuls fera époque dans l’histoire de la science, et le département doit être fier de posséder un établissement scientifique de cette importance. » P. VAN BENEDEN.

Je m’arrête, messieurs, en vous remerciant de votre bienveillante attention ; et je m’excuse aussi d’avoir peut-être abusé de votre indulgence en vous retenant aussi longtemps.

Henri de Lacaze-Duthiers, de l’Institut.

[1Au moment même où ces lignes s’impriment, M. Sidney Harmer, naturaliste à l’université de Cambridge, connaissant, d’après ses voyages antérieurs à Roscoff, toutes les stations des animaux qu’il a étudiés et qu’on lui avait montrés, est venu au laboratoire en juin pendant une marée des syzygies, demandant à aller spécialement et uniquement chercher dans la rivière du Pinzé des Alcyonidium, Il m’écrit qu’il a pu recueillir lui-même, aidé par le gardien dévoué du laboratoire, tous les matériaux qui lui étaient nécessaires pour finir son travail.

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