On croyait, il y a quelques années encore, que les profondeurs de la mer étaient inhabitées et que les conditions physiques qui s’y rencontrent étaient absolument incompatibles avec la vie, lorsqu’en 1861 un naturaliste français, M. A. Milne-Edwards, montra qu’au fond de la mer, à plus de 2000 à 3000 mètres sous une pression de plus de 200 atmosphères, vivaient des êtres relativement élevés en organisation, dont plusieurs étaient inconnus, dont d’autres ne différaient en rien d’espèces fossiles.
Cette découverte qui intéressa au plus haut point le monde savant montra bien toute l’importance des explorations sous-marines ; mais, bien que le premier élan soit parti de France, ces recherches ne furent point encouragées dans notre pays. Au contraire, les gouvernements anglais, scandinave, américain organisèrent d’importantes expéditions. Les navires anglais, le Lightning, le Porcupine, le Valerous, le Challenger, avaient dragué dans les mers d’Europe ou entrepris des voyages de circumnavigation. Les navires américains, le Hassler et le Blacke, avaient le premier contourné l’Amérique, le second exploré la mer des Antilles.
En 1880, M. le ministre de la marine, d’accord avec son collègue de l’instruction publique, résolut d’organiser aussi en France une expédition chargée d’explorer les grands fonds sous-marins. Comme lieu de recherches, le golfe de Gascogne était naturellement indiqué ; ce point n’avait pas été fouillé par les croisières anglaises ; de plus, un naturaliste français, M. de Follin, bien que n’ayant à sa disposition que des moyens d’action fort restreints, avait montré combien celle région fournirait une ample récolte aux naturalistes qui pourraient y draguer avec un outillage convenable.
M. le ministre de l’instruction publique forma à cet effet une commission ; M. H. Milne-Edwards comme président devait organiser la mission, MM. Alphonse Milne-Edwards (1835 — 1900), de Follin, Vaillant, Marion, Fischer et Perrier (de Bordeaux) devaient prendre la mer. M. le ministre de la marine affecta à cette campagne l’aviso le Travailleur, commandé par M. Richard, lieutenant de vaisseau.
Durant tout le mois de juillet 1880 de nombreux dragages furent exécutés dans le golfe de Gascogne. Les résultats de cette première campagne furent si heureux que M. le ministre de la marine résolut d’en organiser une seconde en 1881 ; cette fois l’expédition avait pour but l’étude des grands fonds de la Méditerranée. Cette mer n’avait été en effet jusqu’à présent que peu explorée, et les résultats contradictoires obtenus par les naturalistes qui l’avaient successivement parcourue nécessitait que des recherches nouvelles fussent entreprises.
Les naturalistes qui devaient s’embarquer étaient MM. :
- A. Milne-Edwards de l’Institut, vice-président.
- de Follin, directeur du journal les Fonds de la mer.
- L. Vaillant, professeur au muséum.
- Ed. Perrier, professeur au muséum.
- Marion, professeur à la Faculté des sciences de Marseille.
- Fischer, aide-naturaliste au muséum.
M. le Dr Viallanes avait été adjoint à la commission à titre d’auxiliaire.
Le Travailleur fut de nouveau affecté à cette seconde campagne. M. Richard, lieutenant de vaisseau, en conservait le commandement. L’état-major comprenait MM. Jacquet et Villejente, lieutenants de vaisseau ; M. Bourget, enseigne, et M. le Dr Rangé, médecin de première classe. Le commandant et les officiers n’étaient pas seulement les collaborateurs les plus dévoués aux intérêts scientifiques, mais encore les hôtes les plus affables, et le souvenir de la si cordiale hospitalité que les membres de la commission ont trouvée à bord du Travailleur ne sera pas le moins durable de ceux qu’ils conserveront de celle campagne.
Le Travailleur est un aviso à roues, pourvu d’une machine de 150 chevaux et jaugeant environ 1000 tonneaux ; son équipage se composait de 120 hommes. Quant à l’outillage scientifique, il était dans ses traits généraux le même que celui employé l’année précédente ; toutefois l’expérience acquise avait permis aux officiers de l’améliorer sur quelques points.
Sur le pont était établie une chaudière locomobile de 16 chevaux, actionnant un treuil à vapeur destiné à remonter nos engins.
De l’arrière du navire s’élevaient deux longues pièces de bois jointes à leur extrémité supérieure et qui servaient de point d’attache aux poulies destinées à amener la drague sur le pont.
Avant de songer à mettre une drague à la mer, il est de première nécessité de connaître exactement la nature et la profondeur du fond. Cette recherche qui paraît bien simple en soi n’offre pas moins de sérieuses difficultés quand il s’agit de grandes profondeurs. Il faut en effet être prévenu du moment où l’on atteint le sol, il faut en outre que l’engin qu’on laisse descendre ne soit pas entraîné par les courants sous-marins, car alors les résultats fournis seraient nécessairement erronés. On arrive à surmonter ces causes d’erreur en employant un appareil imaginé par M. Wywille Thompson et qui avait été installé à bord du Travailleur, L’appareil de sondage se compose d’un cylindre de fonte, le sondeur, qu’on laisse descendre au fond, non point avec une corde de chanvre, mais avec un fil d’acier très fin et très résistant, connu dans le commerce sous le nom de corde à piano de trois millimètres de diamètre. L’emploi de ce fil présente les plus .grands avantages ; grâce à sa densité et à son faible diamètre, les courants n’ont pas prise sur lui et il descend verticalement, de plus on peut le dérouler avec une grande rapidité, 175 mètres par minute. Le fil long dé plusieurs kilomètres est enroulé sur un tambour, muni d’un frein et d’un compteur enregistrant ses tours. À l’extrémité du fil s’attache le sondeur ; ce dernier se compose d’un long cylindre creux en fonte, complètement fermé à son extrémité supérieure, présentant à son extrémité inférieure une soupape à double volet dont la concavité tournée en bas est remplie de suif.
Lorsque le sondeur atteint le fond, s’il rencontre un sol vaseux il s’y enfonce, ses soupapes sont ouvertes et il se remplit de vase qui ne peut plus s’échapper ; tombe-t-il au contraire sur un fond de roche, les soupapes ne servent plus à rien, mais le suif qui remplit leur concavité prend l’empreinte du sol et rapporte toujours quelques fragments de coquilles ou quelques grains de sable.
C’est à l’aide d’un procédé très simple qu’on est averti du moment où le sondeur a touché le fond ; il est en effet surchargé d’un poids .additionnel qui grâce à un système de déclenchement se détache dès que l’extrémité inférieure du sondeur rencontre une résistance, le soulagement du fil est si manifeste qu’on le perçoit depuis le navire avec une entière certitude. On arrête alors le déroulement du fil, et pour connaître exactement la profondeur atteinte, il suffit de multiplier le nombre de tours exécutés pendant le déroulement par la longueur moyenne d’un tour de fil.
La corde à piano employée comme engin de sondage n’a qu’un inconvénient. c’est de se rompre dès qu’une boucle vient à s’y former, aussi l’appareil demande-t-il à être manié avec beaucoup de soin ; mais les officiers avaient acquis une telle expérience de ces opérations que durant toute la campagne de 1881 nous n’avons perdu que quelques mètres de fil de sonde.
Le Travailleur était muni de quatre grandes dragues ne différant que peu de celles habituellement employées dans les explorations sous-marines ; elles se composaient chacune d’un cadre en fer solide, auquel yen ait s’attacher l’ouverture d’un double sac en filet protégé lui-même extérieurement par une forte toile à voile. Si la drague peut rendre de grands services, en revanche elle présente des inconvénients nombreux. À peine a-t-elle touché le fond qu’elle s’enfonce dans la vase comme le soc d’une charrue et se remplit immédiatement, aussi les animaux mous qu’elle renferme, écrasés par un tel poids, sont-ils bien souvent ramenés en très mauvais état.
Pour remédier aux inconvénients, M. Richard avait fait construire deux grands filets analogues à ceux connus par les pécheurs sous le nom de chaluts ; ils étaient maintenus béants par un cadre en fer, et leur orifice présentait de chaque côté un large sabot en bois permettant à l’engin de glisser sur la vase sans s’y enfoncer. On peut ainsi traîner le chalut un certain temps sur le fond, et les animaux qu’il rapporte sont toujours nombreux et parfaitement conservés. Malheureusement cet appareil ne peut toujours être employé, la moindre roche, le plus léger obstacle déchirent son filet ou brisent son cadre.
Enfin, on a retiré le plus grand profit de l’emploi, comme engin de pèche, de ces paquets d’étoupe connus dans la marine sous le nom de fauberts ; on les attachait à la ligne de drague ou à l’arrière de celle-ci, et presque toujours ils rapportaient une ample récolte de crustacés, d’échinodermes, des polypiers, qu’ils avaient enlacés dans leurs fils.
Quand une houle trop forte ou un fond trop rocheux interdisait l’emploi de la drague, on attachait un certain nombre de fauberts vers l’extrémité d’une corde chargée d’un certain nombre de lingots de fonte, et on la laissait traîner sur le fond. Là où la drague n’aurait pu passer, les fauberts passaient toujours, et ce n’est pas cet engin SI simple qui nous a fourni les moins belles récoltes.
Pour parer aux accidents qui ne pouvaient manquer de se produire, nous étions munis de 15000 mètres de lignes de 7 centimètres de circonférence et de 10000 mètres de ligne plus faible.
Le but de la mission n’était pas seulement de rapporter les animaux des grandes profondeurs, mais encore d’étudier les conditions physiques dans lesquelles ces êtres vivent. À cet effet, le Travailleur était muni de thermomètres MiIler-Casella, protégés par une enveloppe métallique et suffisamment solides pour n’avoir rien à craindre des pressions énormes qu’il leur faudrait supporter. De plus, le navire était pourvu d’appareils fort ingénieux connus sous le nom de bouteilles à eau, imaginés par M. le commandant Richard et qui permettaient de puiser de l’eau à une profondeur déterminée. Chacune de ces bouteilles se compose d’un cylindre de fonte creux, terminé par deux extrémités coniques en cuivre, percées chacune d’un orifice par lequel la cavité du cylindre peut communiquer directement avec l’extérieur. Chacun de ces orifices est muni d’une double fermeture, un robinet et une soupape ; quand le premier se ferme, la soupape se ferme en même temps. La clef du robinet est une longue lige de fer, perpendiculaire à l’axe de la bouteille quand la communication avec l’extérieur est libre, parallèle avec lui quand, au contraire, elle est interrompue.
Pour puiser de l’eau à une profondeur déterminée, on amarre verticalement, sur une ligne, la bouteille à eau dont les deux robinets sont ouverts, on la descend ainsi à la profondeur voulue ; puis on laisse glisser le long de la corde une couronne en fonte qui, en franchissant la bouteille, ferme les robinets. L’occlusion est si parfaite que, quand on ouvre la bouteille ramenée sur le pont, la grande quantité de gaz dissoute étant mise en liberté, l’eau s’échappe avec violence, comme elle le ferait d’une bouteille d’eau de seltz.
Ainsi armé pour une exploration scientifique, le Travailleur quitta Rochefort le 3 juillet 1881, ayant à son bord un des membres de la commission, M. Vaillant. De son point de départ à Marseille, le Travailleur fit un certain nombre de dragages sur les résultats desquels je reviendrai tout à l’heure. Le 9 juillet, il était à Marseille et les autres membres de la commission s’installaient à bord.
Ce n’est pas chose aisée que de loger sept passagers sur un aussi petit bateau de guerre ; mais grâce à la peine que prirent les officiers, chacun parvint à se caser ; les uns dans les étroites cabines ménagées dans les tambours des roues, les au Ires eurent pour retraite une sorte de hamac que chaque soir on pendait au plafond du carré. Ces derniers, malgré l’aspect peu confortable de leur installation, n’étaient pas les plus mal partagés ; ils pouvaient respirer un air frais qui manquait singulièrement aux habitants des cabines.
À peine avions-nous dépassé les flots qu’on aperçoit au large de Marseille, que les explorations sous-marines commencèrent. Ce n’est jamais sans une vive impatience qu’on attend le retour de la drague gui s’en est allée arracher leurs secrets à ces abîmes à jamais impénétrables, ce sentiment est si naturel qu’il était partagé même par les matelots de l’équipage.
Quand la drague revient à bord, la besogne des naturalistes commence, il faut chercher les animaux dans la vase dont elle est pleine. On n’y réussirait pas si on n’avait soin de laver et de tamiser cette masse gluante et homogène. Dès que la drague est arrivée sur le pont, on découd le fond du filet qui la forme et on fait tomber ainsi la vase dans de grands baquets ; de là, on la transporte sur un crible composé de tamis superposés dont les plus inférieurs ont les mailles les plus fines. La vase étant déposée sur le tamis supérieur, on la lave avec un courant d’eau modéré, fourni par la pompe à incendie, les particules les plus fines sont entraînées, les animaux qu’a rapportés la drague se trouvent bien lavés et classes par ordre de taille sur les divers tamis, ce qui facilite singulièrement leur recherche.
La récolte des animaux que rapportent les fauberts présente plus de difficulté ; les polypiers, les échinodermes, les crustacés que ces engins ramènent sont si solidement enlacés dans les fils de l’étoupe qu’il faut une véritable dissection pour les dégager sans les briser, on n’y arrive qu’en s’aidant des ciseaux et de la pince. Celle opération n’est point toujours facile quand la houle est un peu forte et que les animaux sont délicats, ou que, draguant la nuit, on n’a pour s’éclairer que la lumière d’un fanal ; mais on est bien payé de sa peine par la beauté des.échantillons qu’on se procure ainsi.
Les animaux que nous pêchions étaient étudiés frais, avec autant de soin que le permettaient les circonstances, puis plongés dans les liquides conservateurs. M. Milne-Edwards s’occupait des crustacés ; M. Vaillant, des poissons et des éponges ; M. de Follin, des rhizopodes ; M. Perrier, des échinodermes ; M. Marion, des cœlentérés et des vers ; M. Fischer, des mollusques et des vers. Des échantillons d’eau et de vase étaient traités par l’acide osmique, afin de conserver les organismes inférieurs qui pouvaient y vivre ; de plus, à chaque sondage, un spécimen du fond était soigneusement mis de côté, pour être plus tard soumis à l’analyse chimique.
À peine avions-nous quitté le golfe de Marseille que déjà nous rencontrions les animaux les plus intéressants ; les uns parce qu’ils étaient nouveaux pour la science, les autres parce qu’ils n’avaient jamais été observés que dans l’Atlantique. Un peu plus loin, au voisinage du cap Cissié, le Travailleur rencontra, par 90 mètres, des fonds extrêmement riches en bryozoaires et en coralliaires, les fauberts étaient tellement chargés de ces animaux qu’ils avaient enlacés dans leurs fils, qu’on n’a jamais pu les en débarrasser complètement et qu’il a fallu les mettre hors d’usage.
Le 11 juillet, le Travailleur vint mouiller dans la baie de Villefranche, puis se dirigea vers Ajaccio, où il arriva le 13 juillet ; le 15, nous repartions vers le sud, regrettant de ne connaître cette Corse si pittoresque que par la charmante rade où nous avions passé un jour. Le 16, nous avions atteint les bouches de Bonifacio.
Sur les côtes de la Corse, au voisinage des îles Sanguinaires particulièrement, nous avions souvent rencontré des pécheurs de corail, mais jamais nous ne fûmes assez heureux pour pêcher nous-mêmes ce beau polypier ; c’est qu’en effet le corail ne vit pas sur les fonds plats, il croît au-dessous des entablements des rochers qui surplombent, et il faut des engins tout spéciaux pour aller l’y chercher.
Des bouches de Bonifacio, le Travailleur revint à Marseille, après s’être de nouveau arrêté quelques heures à Ajaccio.
Le 20 juillet, le Travailleur quitta Marseille et se dirigea sur Oran, en passant à l’ouest des Baléares. Le 24 au soir, il mouillait dans le port d’Oran ; quand la nuit fut venue, un spectacle vraiment féerique s’offrit à nos yeux ; les eaux mêmes du port étaient admirablement phosphorescentes ; des Arabes qui nageaient autour du navire soulevaient de vraies gerbes d’étincelles, et leur corps tout entier semblait de feu. Un échantillon de cette eau si lumineuse fut puisé et examiné au microscope, la phosphorescence n’était pas due à des noctiluques, comme cela a lieu généralement, mais à la présence d’une quantité considérable de petites algues flottantes pluricellulaires.
Le lendemain matin, le Travailleur quittait Oran et se dirigeait vers Gibraltar pour quitter la Méditerranée.
Durant les vingt jours qu’avait duré cette première partie de la campagne, les dragages n’avaient pas cessé un instant, aussi les résultats qu’elle a fournis sont-ils nombreux et importants ; je m’efforcerai de résumer rapidement ceux qui offrent le, plus d’intérêt.
Dans la Méditerranée, le fond qui atteint souvent 2600 mètres se présente toujours avec le même faciès : c’est une vase grise et homogène ; gluante, ne renfermant pas un caillou. En certains endroits elle est comme pétrie d’une quantité énorme de ces délicates coquilles qu’habitent les hyales, les carinaires et les autres mollusques de surface, sans qu’on sache à quelle cause attribuer ces accumulations toutes locales. Mais ce qui frappe le plus le naturaliste qui drague dans la Méditerranée, c’est la rareté des êtres qui peuplent ses grands fonds, quand on la compare aux richesses étonnantes de la faune côtière.
Si les animaux que le Travailleur a rapportés des abîmes de la Méditerranée ne sont point abondants en nombre, en revanche ils offrent tous le plus haut intérêt, les uns parce qu’ils sont nouveaux pour la science, les autres parce que, n’ayant jamais été observés que dans l’Atlantique, la constatation de leur présence dans la Méditerranée vient jeter une vive lumière sur l’origine des êtres qui peuplent cette mer. C’est le cas de celle étoile de mer aux formes étranges et magnifiques, le Brisinga, qu’on croyait jusqu’à présent confiné dans les eaux froides de l’Atlantique. C’est encore le cas d’un grand nombre de mollusques, de crustacés, de bryozoaires.
Mais dans la Méditerranée, les conditions physiques qu’offrent les eaux profondes paraissent moins favorables que celles qui se rencontrent dans l’Océan. Dans cette mer encaissée au sein des continents, rien de comparable à ces grands courants qui, comme le gulf-stream, agitent et renouvellent sans cesse les eaux de l’Atlantique. Le calme le plus parfait règne toujours dans les abîmes de la Méditerranée, le limon s’y dépose en paix, sans qu’aucun courant vienne y faire sentir son action, et l’indice le plus certain de cette tranquillité, c’est la constance absolue de la température dès qu’on a dépassé 200 mètres. Depuis cette limite, en effet , jusqu’au point le plus profond qu’on ait atteint, le thermomètre a toujours marqué 13°C.
Les observations faites à bord du Travailleur donnent une nouvelle force à cette opinion, Nous croyons que la Méditerranée s’est peuplée par l’occupation d’animaux venus de l’Océan. Ceux-ci, en trouvant dans ce bassin récemment ouvert un milieu favorable à leur existence, s’y sont établis d’une manière définitive ; souvent ils s’y sont reproduits et développés plus activement que dans leur première patrie, et surtout près des rivages, la faune se montre d’une richesse que les autres côtes européennes offrent rarement. Quelques animaux, placés dans des conditions biologiques nouvelles, se sont légèrement modifiés dans leur taille ou dans leurs autres caractères extérieurs, ce qui explique les différences très légères qui s’observent entre certaines formes océaniques et la forme correspondante méditerranéenne. Si on a cru à la séparation primordiale des deux faunes, c’est principalement parce qu’on comparait les productions de la Méditerranée avec celles de la mer du Nord, de la Manche ou de la Bretagne, tandis qu’on aurait dû chercher comme terme de comparaison celles du Portugal, de l’Espagne méridionale, du Maroc et du Sénégal. Ce sont les animaux de ces régions qui ont émigré les premiers vers la Méditerranée, et à mesure que nous connaissons mieux ces faunes, nous voyons peu à peu disparaître ces différences que les zoologistes avaient remarquées entre elles.
En qui liant Oran, le Travailleur se dirigea vers Tanger ; après avoir franchi le détroit de Gibraltar, à mesure que nous avancions vers l’Océan, le fond changeait de nature. Ce n’était plus cette vase uniforme que nous avions jusque-là rencontrée, mais souvent nous trouvions du sable et des roches.
Le 28 juillet, nous apercevions les blanches mosquées de Tanger, et quelques instants après nous mouillions en l’ace de cette ville. Tanger conserve tout le pittoresque des villes arabes que l’élément européen n’a point encore envahies, aussi durant les trois jours que le Travailleur y séjourna, nous ne nous lassâmes pas de parcourir ses rues étroites et tortueuses, ses marchés, sa casbah, non plus que les chemins bordés d’arundo et d’opuntia gigantesques qui entourent la ville.
Après avoir quitté le Maroc, le Travailleur se dirigea vers le nord en longeant la côte ouest de l’Espagne.
Ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, dès qu’on a franchi le détroit, le fond cesse de présenter ce faciès si monotone qu’on observe toujours dans la Méditerranée. Le sondeur rapportait souvent du sable ou même des cailloux nets .lavés comme ceux qu’on rencontre au fond d’une rivière ; souvent encore nous rencontrions des roches qui détérioraient nos dragues et nos chaluts. Les grands fonds de l’Océan n’avaient plus cette température parfaitement uniforme qu’on oh servait dans la Méditerranée, d’un point à un autre elle présente de grandes variations. Ces faits indiquent nettement que les abîmes de l’Atlantique sont parcourus par des courants qui en renouvellent sans cesse les eaux. Malgré ces différences physiques, on rencontre sur les côtes d’Espagne et de Portugal des espèces qu’on croyait propres à la Méditerranée, et qui, par leur présence en ces points, indiquent bien la communauté d’origine des êtres qui peuplent la Méditerranée et de ceux qui peuplent l’Océan.
Le 2 août, le Travailleur vint mouiller dans le Tage en face de Lisbonne ; il dut séjourner là quelques jours pour faire du charbon et des vivres, aussi pûmes-nous visiter cette ville charmante et admirer à loisir la célèbre abbaye de Bellem, bâtie non loin de ses portes. Les membres de la commission scientifique purent rendre visite au savant directeur du musée de Lisbonne, M. Barboza du Bocage, qui les engagea vivement à visiter les pêcheries de Cétubal, et qui leur facilita les moyens de mettre ce projet à exécution.
À Cétubal, petit port situé au sud de Lisbonne, est établie une colonie de pêcheurs. Ils s’en vont loin des cotes, descendent à plus de 1000 mètres de profondeur des lignes armées d’hameçons et rapportent de leurs excursions des squales d’espèces très spéciales, dont on sale la chair, dont la peau sert à polir le bois et dont la graisse est employée comme huile à brûler.
Les membres de la commission scientifique, désireux de se rendre compte par eux-mêmes des conditions dans lesquelles vivent les poissons et des moyens qu’on emploie pour les capturer, engagèrent un des patrons pécheurs de Cètubal à les faire assister il sa pêche. Le 6 août, il vint rejoindre le Travailleur avec sa barque montée par dix hommes. Le lendemain nous étions arrivés sur le lieu de pêche. Quelques membres de la commission purent prendre place dans l’embarcation qui s’éloigne pour tendre ses engins.
Les pêcheurs portugais descendent au fond de la mer, à plus de 1865 mètres, une longue ligne nommée palangre>, vers I’extrémité de laquelle, sur une longueur de 200 mètres environ, sont attachés 300 à 400 hameçons, amorcés avec des sardines. Quand l’engin est resté à fond un certain temps, ils le relèvent. La pêche parait. fructueuse, car d’un seul coup les pêcheurs ont capturé devant nous vingt et un squales pesant chacun une douzaine de kg, et de plus un certain nombre d’autres poissons appartenant au genre Mora. Les squales étaient extrêmement remarquables par l’éclat de leurs yeux qui en plein jour brillaient plus que ceux des chats durant une nuit obscure ; aussi quand la palangre revenait chargée de poissons, voyait-on luire les yeux des squales, avant même d’avoir reconnu la forme de leur corps.
Les squales et les mora arrivent morts à la surface par suite de la brusque décompression qu’ils ont subie et qui a déterminé l’expansion des gaz qu’ils renfermaient. Les mora surtout présentaient des désordres profonds, leur vessie natatoire pleine d’air s’est énormément distendue et a refoulé l’estomac qui fait hernie par la bouche, les gaz du sang mis en liberté pressent l’œil qui sort de l’orbite en faisant éclater la cornée ; les écailles tombent ; il semble, en un mot, que tous les tissus de l’animal se soient dilacérés sous l’influence des gaz épanchés entre leurs éléments.
Cette curieuse pêche montre bien que les poissons trouvent d’excellentes conditions de vie dans les grands fonds sous la pression énorme d’une colonne d’eau de plus de 1000 mètres, et doit faire penser que si l’on ne retire pas de vertébrés des abîmes de la mer si peuplés en animaux inférieurs, c’est peut-être qu’on n’emploie pas des engins capables de les capturer.
Le 12 août, le Travailleur ayant épuisé sa provision de charbon dut relâcher au Ferrol, port militaire situé à la pointe nord-ouest de l’Espagne. On croirait entrer dans un fiord quand on arrive dans cette belle rade ; elle présente de nombreux bras sinueux qui s’enfoncent au loin dans les terres ; de hautes collines l’entourent de toutes parts ; elle ne communique avec la pleine mer que par un étroit goulet. Au fond de la rade se voit la ville, protégée par d’imposantes fortifications, œuvre de Charles-Quint, mais qui ne sont plus que les restes d’une splendeur passée.
Nous trouvâmes le Ferrol tout en fête, le roi d’Espagne étant venu visiter la flotte qui s’y trouvait alors. Cette circonstance retarda notre embarquement de charbon et nous ne pûmes quitter notre mouillage que le 14 août pour nous diriger vers le golfe de Gascogne.
Le fond de la mer se montre surtout accidenté vers l’entrée de ce golfe ; ainsi, le 14 août, le sondeur venait d’indiquer 560 mètres, quelques milles plus loin on trouve 4557 mètres, quelques instants après à 13 milles de là, le fond s’était relevé à 400 mètres. La carte des plus hautes chaînes de montagnes pourrait seule donner idée d’une telle configuration.
Plus nous nous élevions vers le nord, plus les animaux qui peuplent les grands fonds se montraient abondants. Une fois entré dans le golfe de Gascogne et arrivé au niveau de la Estaca, le Travailleur fit des pèches vraiment miraculeuses. Durant trois jours et pour ainsi dire sans changer de place, les dragages ne cessèrent pas un instant. Chaque fois que les engins revenaient sur le pont, ils pliaient littéralement sous le poids des richesses dont ils étaient chargés. Il semblait vraiment que les habitants les plus rares et les plus élégants des abîmes de la mer se fussent donné rendez-vous en ce point. Les Isis, ces polypiers articulés, étaient représentés par des échantillons d’une taille gigantesque ; sur leurs rameaux croissaient en parasites d’autres coralliaires, les Desmophyllia, qui par la délicatesse de leur forme et l’harmonie de leur couleur surpassent les fleurs les plus élégantes. Les Zoroaster, ces étoiles de mer jusqu’alors à peine entrevues, couvraient littéralement nos fauberts qui ramenaient aussi eu abondance cet oursin de couleur pourpre à test mou, découvert l’année dernière par le Travailleur.
Mais notre admiration fut au comble quand le chalut revint, renfermant dans son filet un magnifique échantillon de cette belle étoile de mer, la Brisinga. Nous pûmes pour la première fois contempler dans toute sa splendeur cette escarboucle de la déesse Freya, comme l’appellent les naturalistes scandinaves. Car la Brisinga a des formes si délicates que ce n’est que par fragments qu’on avait pu jusqu’ici la ramener à la surface.
Malheureusement, la houle devenait grosse, le vent fraîchissait ; il fallut quitter ces parages dont l’étonnante richesse prouve bien que les abîmes les plus profonds de la mer peuvent offrir des conditions physiques propres à entretenir la vie la plus luxuriante.
Mais faut-il admettre que ces eaux où vivent tant de polypiers, de crustacés, d’échinodermes ne sont habitées par aucun poisson ? Il est bien plus naturel de penser que les engins généralement employés dans les explorations sous-marines sont impuissants à capturer ces vertébrés toujours agiles. Et ce qui doit faire penser qu’il en est bien ainsi, c’est la curieuse pêche à laquelle nous avions assisté à Cétubal quelques jours auparavant.
En quittant les parages si riches de la Estaca, le Travailleur rencontra le 17 août ; à la hauteur de Tiwa-Major, la profondeur énorme de 5100 mètres ; de tels abîmes sont complètement inexplorés. Au début de la campagne, le commandant aurait peut-être hésité à entreprendre un dragage à une aussi grande profondeur. Cette opération nécessitait l’immersion d’au moins 8000 mètres de corde, qu’un accident pouvait faire perdre tout entière ; mais, comme l’expédition touchait à sa fin, il résolut de tenter cet effort suprême.
La drague fut immergée à deux heures de l’après-midi, à trois heures du matin elle revenait à bord sans aucun accident, l’opération avait en tout duré treize heures. Dans la vase que rapportait l’appareil se trouvaient une annélide, un crustacé amphipode et deux ostracodes, Ainsi la vie n’était point éteinte au fond de ces abîmes dont l’esprit peut à peine se représenter la profondeur immense.
Le 20 août, les membres de la commission débarquaient à Rochefort ; les petites fatigues inhérentes à toute traversée furent vite oubliées, pour ne plus se rappeler que des richesses qu’ils rapportaient, des splendides pays qu’ils avaient parcouru, et surtout de l’excellente hospitalité qu’ils avaient trouvée sur le Travailleur.
Quand on réfléchit à l’immense étendue des mers et qu’on essaye de la comparer à l’espace si restreint qu’ont exploré les dragues, on reste stupéfait en songeant à tant de mystères qui restent encore à dévoiler. Et tous ceux qui s’intéressent aux progrès de la science doivent souhaiter que ces explorations sous-marines, dont les résultats ont été déjà si fructueux pour la biologie générale et la physique du globe, ne soient pas délaissées et reçoivent de nouveaux encouragements.
H. Viallanes