Le reboisement des montagnes

P. Demontzey, La Nature N° 505, 507, 509, 512 — 1883
Jeudi 7 août 2014 — Dernier ajout mercredi 20 mars 2024

P. Demontzey, La Nature N° 505, 507, 509, 512 — 1883

Les inondations, parfois terribles et toujours désastreuses qui, depuis cinquante ans surtout, ont affligé notre territoire ont vivement surexcité l’opinion publique, et appelé l’attention sur l’état de dénudation, voire même de ruine, que présentent les principales chaînes de montagnes du Midi de la France, notamment les Alpes, les Pyrénées, les Cévennes et les monts d’Auvergne, dans lesquelles prennent naissance les principaux affluents de nos grands fleuves, le Rhône, la Loire et la Garonne.

Le premier cri d’alarme avait été jeté, en 1841, par l’éminent ingénieur Surell dans sa patriotique Étude sur les torrents des Hautes-Alpes, publiée par ordre de M. Dufaure, alors ministre des Travaux publics.

De tous côtés, l’on se mit à étudier et rechercher les causes de ces inondations, et l’Académie des sciences morales et politiques notamment fit procéder à une enquête spéciale.

En 1846, l’illustre économiste Blanqui, membre de l’Institut, chargé tout spécialement d’étudier la situation des Alpes françaises, traçait dans son rapport à l’Académie, le tableau suivant de cette région :

L’observateur qui descend du Dauphiné vers la Provence le long de la cime des Alpes, est arrêté à chaque pas par les anfractuosités bizarres et multipliées que présentent les montagnes. On n’y trouve pas, sur une étendue de près de cent lieues, un seul cours d’eau navigable, un seul de ces grands bassins tels que ceux de la Marne, de la Saône, de l’Yonne, qui vivifient des provinces entières.

Les rivières des Alpes participent du caractère des torrents par leur pente rapide et par leur marche capricieuse sur un lit encombré de cailloux roulés.

Tels sont le Drac, la Romanche et la Durance, qui offrent les types divers de ces cours d’eau inconstants et perfides où viennent se déverser, par d’innombrables affluents, les sources perpétuelles des glaciers, les fontes des neiges et les pluies d’orage de toutes les régions supérieures. Le Rhône reçoit dans la partie basse de son cours, le produit vraiment extraordinaire de ces crues formidables qui ont acquis dans ces dernières années des proportions inaccoutumées et inquiétantes. Les torrents apportent ainsi leur con Lingent de dévastation aux : plaines de Vaucluse, du Gard et des Bouches-du-Rhône, après avoir ravagé les montagnes, selon certaines lois de destruction que la science des ingénieurs a essayé de formuler, tant leur marche est devenue constante et infatigable ! …

Le ciel éclatant et limpide des Alpes, d’Embrun, de Barcelonnette et de Digne, se maintient, durant des mois entiers, pur du moindre nuage et engendre des sécheresses dont la longue durée n’est interrompue que par des orages pareils à ceux des tropiques. Le sol dépouillé d’herbes ct d’arbres par l’abus du pacage et par le déboisement, porphyrisé par un soleil brûlant, sans cohésion, sans point. d’appui, se précipite alors dans le fond des vallées, tantôt sous forme de lave noire, jaune ou rougeâtre, puis, par courants de galets et même de blocs énormes, qui bondissent avec un horrible fracas et produisent dans leur course impétueuse les plus étranges bouleversements.

Lorsque l’on examine, d’un lieu élevé, l’aspect d’une contrée ainsi ravinée, elle présente l’image de la désolation et de la mort. D’immenses lits de cailloux roulés, de plusieurs mètres d’épaisseur, couvrent au loin l’espace, débordent sur les plus grands arbres, les cernent, les couvrent jusqu’au sommet et ne laissent pas même au laboureur une ombre d’espérance.

II n’y a rien de plus triste à voir que ces échancrures profondes des flancs de la montagne qui semble avoir fait irruption sur la plaine pour l’inonder de débris. À mesure que ces flancs se creusent sous l’action du soleil brûlant qui réduit le roc en atomes et de la pluie qui les charrie, le lit du torrent s’exhausse quelquefois de plusieurs mètres par année, jusqu’au point d’atteindre le tablier des ponts et de les emporter. On distingue à de grandes distances, au sortir de leurs gorges profondes, ces torrents étalés en éventails de 3000 mètres d’envergure, bombés vers leur centre, inclinés sur leurs bords et s’étendant comme un manteau de pierre sur toute la campagne.

Telle est leur physionomie quand ils sont à sec, mais la parole humaine ne saurait décrire leurs ravages en termes capables de les faire comprendre au moment de ces crues subites qui ne ressemblent à aucun des accidents ordinaires du régime des eaux fluviales.

On se ferait une idée très incomplète de la viabilité dans les Alpes si l’on supposait que le régime des routes n’y est exposé qu’aux éléments de dégradations communes aux autres parties du territoire.

Les ingénieurs des Alpes sont toujours sur le pied de guerre : l’hiver pour déblayer la voie, an printemps pour la rétablir, en été pour la défendre contre les torrents. Un vent chaud qui fait brusquement fondre les neiges, un orage suivi de pluies diluviennes, un troupeau de chèvres ou de moutons qui fait rouler une grêle de pierres, une avalanche qui tombe au milieu du chemin, suffisent pour intercepter le passage. La nature abrupte et souvent effrayante du terrain ne permet pas d’éviter des pentes dangereuses et force les ingénieurs à suspendre les routes sur des précipices dont la vue seule occasionne le vertige. Les ouvrages d’art se multiplient à chaque pas sous forme de ponts, de digues, de chaussées, de tunnels. Malgré ces efforts continuels, la circulation est très souvent interrompue et il se passe peu de mois sans que des aventures tragiques viennent jeter l’inquiétude et la terreur au sein des populations.

À la suite de l’enquête agricole de 1866, le conseiller d’État chargé de l’étude de la région du Sud-Est de la France, décrit ainsi qu’il suit le département des Basses-Alpes dans son rapport dressé en 1868, vingt-quatre ans après celui de Blanqui :

Ce qui frappe tout d’abord, quand on parcourt les parties montagneuses du département des Basses-Alpes, c’est l’aspect imposant, mais triste et désolé, qu’elles présentent. À la place des grandes forêts ou des riches pâturages qui, suivant la tradition locale, les couvraient autrefois, elles ne montrent plus que des cimes dénudées, des pentes arides, où quelques broussailles retiennent encore le peu de terre végétale que les eaux n’ont pas entraînée, et des ravins profonds où les torrents ont roulé d’énormes avalanches de roches et de graviers. Çà et là, et comme perdues au milieu de ces dévastations, on aperçoit, il des hauteurs ou sur des pentes qui souvent paraissent inaccessibles, de pauvres habitations, les unes abandonnées, les autres, restes misérables de quelque exploitation plus importante que des défrichements inintelligents ont voulu accroître et dont les éboulements ont successivement emporté des lambeaux. De loin en loin on rencontre quelques villages entourés de petits héritages morcelés qu’une population rude au travail et à la fatigue a péniblement créés, et qu’elle défend plus péniblement encore contre les orages, les inondations et les autres causes de destruction qui menacent nos Alpes françaises. Puis, à de longs intervalles, apparaissent quelques rares prairies, quelques versants boisés, quelques plateaux où croissent de bonnes pâtures, et que leur moindre déclivité a sauvés de la ruine commune, ce sont les oasis de ces immenses steppes. Autour d’elles se continue, lente mais incessante, l’œuvre d’appauvrissement commencée de puis plus d’un siècle, c’est-à-dire depuis le moment où une législation respectueuse, trop respectueuse peut-être du droit de propriété, a permis de morceler et de défricher les bois, les pâturages qui étaient autrefois la richesse et la sauvegarde de ces contrées. Chaque année, la couche de terre végétale qui recouvre les hauteurs se déchire et s’amoindrit de plus en plus ; chaque année, le lit de gravier du torrent s’élargit et s’élève peu à peu en empiétant. sur les terrains fertiles des vallées riveraines ; chaque année, quelque pauvre famille voit se restreindre son modeste patrimoine et l’on ne doit pas s’étonner que, sans cesse menacée dans ses moyens d’existence, la population se décourage et qu’elle émigre pour aller chercher ailleurs un bien-être plus facile et un travail plus rémunérateur.

Ce n’est pas un tableau de fantaisie que je trace et que j’assombris à plaisir, je dis ce que j’ai vu. Nous avons voulu visiter, avec la Commission départementale, ces pauvres régions déshéritées où tant de besoins nous étaient signalés comme appelant Ies investigations de l’enquête. Nous avons parcouru, par des chemins impossibles, toute la région montagneuse comprise entre la frontière italienne et Barcelonnette, Digne et Castellane. Nous avons entendu de nombreux déposants nous exposer loyalement leurs peines, leurs travaux, leurs luttes contre le découragement, et en racontant les impressions qui me sont restées de ces longues excursions dans les Basses-Alpes, je crois n’être que l’interprète exact et fidèle de la pensée de tous mes collègues …

L’état de délabrement et de ruine de notre frontière alpienne produit donc la même impression pénible à tous ceux qui la voient. Tous signalent la nécessité de lutter avec énergie contre les causes qui l’appauvrissent et la dépeuplent, et l’Administration supérieure, je m’empresse de le constater, n’est pas restée indifférente à ses souffrances qui, depuis un demi-siècle, appellent de tous côtés son active sollicitude. De toutes les mesures qui peuvent être prises pour arrêter les dévastations que j’ai signalées au commencement de ce rapport, les plus urgentes sont celles qui auraient pour objet de fixer le sol des pentes les plus menacées par les torrents et les orages. Elles n’intéressent pas seulement les montagnes et les vallées, elles intéressent aussi la conservation des routes et celle des entreprises d’endiguement et d’irrigation. Leur mise à exécution devrait donc être le point de départ des nombreux travaux que sollicitent les intérêts et les besoins du département des Basses-Alpes.

Dans les Pyrénées et les Cévennes, si les ravages des torrents se trouvaient plus localisés que dans les Alpes, la dénudation des hauts versants d’où descendent d’innombrables rivières n’était que trop générale et pouvait à juste titre être considérée comme une des causes principales des crues soudaines et terribles qui désolent les riches vallées inférieures.

On constatait donc de tous côtés sur les grandes chaînes du midi de la France, cet état de ruine que Michelet, dans son beau livre, appelait la mort de la montagne (La Montagne, chapitre Vlll).

La figure ci-dessus donne une vue d’ensemble du fameux torrent de Rioubourdoux dans la vallée de Barrcelonnette (Basses-Alpes) ; le bassin de réception forme un immense cirque d’une superficie de plus de 2000 hectares, couronné par des crêtes de montagnes dont l’altitude varie de 2600 à 3000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Les versants supérieurs, encore couverts de neige, appartiennent au terrain du Flisch, tandis que les régions moyenne et inférieure sont exclusivement composées de marne liasiques de l’étage Callovien, déchirées en tous sens, soit par des ravinements gigantesques, soit par des éboulements formidables et successifs. Au sortir de la montagne ce torrent s’épanouit en un vaste lit bombé en forme d’éventail auquel on a donné le nom de cône de déjection. Cet immense amas de matériaux occupe une superficie de plus de 180 hectares, absolument dénudée et recouvrant les terres cultivables jadis très fertiles que la commune de Saint-Pons possédait dans la vallée. L’Ubaye, rivière torrentielle redoutable, et l’un des principaux affluents de la Durance, passe au pied de ce cône qu’il ne cesse de ronger à chacune de ses crues. Les habitations que l’on perçoit dans le bassin de réception se trouvaient pour la plupart menacées d’une ruine prochaine par suite de l’instabilité du sol affouillé de toutes parts ; la circulation sur l’unique route nationale qui dessert la vallée, était toujours difficile et souvent interrompue. Aussi ce torrent fut-il un des premiers dont l’extinction fut recherchée. Des travaux considérables s’y exécutent en ce moment, et dans peu de temps tout danger aura été conjuré.

La figure 2 donne une idée de la rapidité avec laquelle se forment les torrents dans certaines parties des Alpes. Le ravin qu’elle représente est celui de Rata, affluent du torrent du Bourget dans la vallée de Barcelonnette. On a pu constater par le témoignage de nombreux habitants du pays que ce ravin n’était vers 1830 qu’un petit canal d’écoulement que des enfants pouvaient facilement franchir d’un bond.

En moins de cinquante ans ce petit canal est devenu un véritable torrent, à berges hautes parfois de 80 mètres, bien que son bassin de réception ne présente pas une superficie totale de plus de 60 hectares. La gravure le représente dans l’état où il se trouvait en 1877, époque où l’on venait de commencer son traitement qui est terminé aujourd’hui.


Les premières mesures législatives édictées en vue d’apporter un remède à tant de maux datent de 1860. Elles ont permis à l’Administration des forêts de tenter, pendant une période de vingt années, une série d’expériences des plus concluantes. Convenablement répartis dans les diverses régions montagneuses du midi de la France, ces premiers essais ont affecté des terrains de toute nature, d’une superficie parfois très considérable et présentant toutes les difficultés qu’on pourra rencontrer lors de l’exécution imminente de grands travaux d’ensemble. De vastes étendues de jeunes forêts recouvrent aujourd’hui des terrains naguère désolés ; de nombreux et redoutables torrents sont devenus de simples ruisseaux inoffensifs ; la sécurité a été rendue à la circulation sur bien des passages dangereux et de nombreux villages ou hameaux sont aujourd’hui à l’abri des dangers qui les menaçaient jadis. Les heureux résultats de cette période d’essais, en donnant la mesure de ce qu’on est en droit d’obtenir dans un avenir prochain, réduisent aujourd’hui à une simple question d’argent la restauration des montagnes dont l’état de ruine produit un si douloureux contraste au milieu du développement actuel de la richesse et de la prospérité nationales.

Ces expériences, qu’il était indispensable d’opérer dans une question neuve et sans précédents connus, soit en France, soit à l’étranger, ont eu pour conclusions un accord complet dans la position du problème et dans la manière de le résoudre.

Tout le monde admet en effet aujourd’hui que la cause des maux signalés réside uniquement dans l’absence de tout tapis végétal sur les versants des montagnes qui, ainsi exposés sans défense aux influences météorologiques, sont livrés à la toute puissance d’un affouillement n’ayant d’autre limite que la dureté de la roche supportant le sol végétal ; d’où il résulte que ce n’est pas seulement l’existence du terrain superficiel qui se trouve compromise, mais la montagne elle-même, pour peu que la roche qui la compose se trouve susceptible d’altération.

Le grand ennemi, le seul même que l’on <lit il combattre, c’est donc l’affouillement dont la puissance est en raison directe de la pente des versants, de la masse des eaux susceptibles d’y couler dans un temps donné et de l’inconsistance du sol ou de la roche sous-jacente, et dont l’effet maximum est représenté par le torrent, c’est-à-dire par un cours d’eau, parfois non constant, qui a pour caractère principal d’arracher et de charrier des matériaux dans la montagne et de les déposer dans la plaine.

C’est ce caractère tout spécial du torrent qui en fait l’auxiliaire le plus dangereux des inondations dans les plaines, par suite de la masse énorme de matériaux solides qui, fournis aux rivières, augmentent le volume de leurs crues et exhaussent constamment leur lit par une série de dépôts successifs.

Le problème de la restauration et de la conservation des montagnes se pose donc fatalement ainsi :

1° Supprimer d’une part dans les torrents existants la possibilité d’affouillement et dès lors les charriages de matériaux, et d’autre part diminuer l’importance et la rapidité des crues ; c’est-à-dire faire passer les torrents à l’état de ruisseaux non seulement inoffensifs, mais même bienfaisants ; c’est ce que l’on est convenu de désigner sous le nom d’extinction des torrents ;

2° Empêcher et prévenir tout affouillement pouvant donner lieu, soit à la formation de nouveaux torrents, soit au renouvellement de l’activité des torrents éteints.

La solution du problème ainsi posé fournit un contingent important à la régularisation du régime des eaux ; elle intéresse donc l’utilité publique an double point de vue du salut des régions montagneuses par la suppression des affouillements et des dépôts torrentiels, et de la préservation des plaines contre les inondations par la diminution du volume des crues et des matériaux charriés.

L’expérience-a démontré d’une manière éclatante, par des faits indéniables, ce que l’analyse avait indiqué, à savoir que cette solution consistait uniquement et simplement à rétablir sur les terrains dégradés, la végétation forestière que la nature y avait placée et dont la disparition était le fait de l’égoïsme ou de l’imprévoyance de l’homme.

On sait, on prouve aujourd’hui par des faits, que la forêt seule est capable de protéger, sur les versants des hautes montagnes, le terrain contre l’effet mécanique des grosses pluies et des grêles, de retarder ou d’empêcher la fonte subite des neiges, de diviser à la surface du sol les eaux des pluies ou des neiges, d’en retenir une bonne partie, de ralentir l’écoulement du reste, de retarder leur agglomération dans les thalwegs des petits ravins et d’empêcher leur rassemblement simultané dans les gorges principales et qu’elle est appelée dès lors à jouer en quelque sorte le rôle du volant régulateur dans les machines, en composant, comme l’exprimait le regretté Violet-Le-duc dans le XIXe Siècle (n° du 2 avril 1879), « comme une immense éponge retenant les eaux pluviales ou les neiges et distillant goutte à goutte le liquide absorbé ».

Mais pour que la jeune forêt puisse s’implanter et se développer, il faut de toute nécessité que la stabilité du sol appelé à la nourrir ne puisse être compromise, surtout au début.

Dans les terrains ravagés par les torrents on ne rencontre tout au plus cette stabilité que dans les intervalles qui séparent les ravins entre eux ; les berges sont le plus souvent mouvantes, à talus très relevés, et constamment rongées à leur pied. Il faut dès lors avoir recours à des travaux préparatoires appelés à mettre un obstacle immédiat à la puissance de l’affouillement, en attendant que la forêt ait pu développer et perpétuer son effet tutélaire et définitif.

De là deux grands ordres de travaux : d’une part des travaux de correction ayant pour but la fixation préalable du sol par le traitement des torrents et ravins, et d’autre part des travaux de reboisement ayant pour objectif la création du massif forestier dans les parties stables ou devenues telles.

Les travaux de correction sont donc en dernière analyse des moyens plus ou moins transitoires appelés à permettre d’atteindre le but définitif qui est la création de la forêt. Ils consistent surtout en barrages destinés à établir, dans les parties du torrent où ils sont jugés nécessaires, une série de paliers à pentes adoucies, à élargir la section par le relèvement du lit au moyen des atterrissements qu’ils provoquent et à permettre de guider les eaux d’écoulement sur un nouveau lit inaffouillable en les éloignant du pied des berges en éboulement.

Ces berges ainsi mises à l’abri des érosions prennent une assiette définitive qu’on aide au besoin par un talutage convenable après lequel le reboisement intégral peut être opéré sans aucun risque.

Les barrages reçoivent, quant à leur forme et à la nature des matériaux qui les composent, des modifications nombreuses suivant les cas qui se présentent. Les uns, construits en maçonnerie avec mortier, munis de puissants radiers, constituent parfois de véritables ouvrages d’art ; d’autres sont établis en maçonnerie de pierre sèche, leurs dimensions sont généralement faibles ; pour d’autres enfin l’on adopte de préférence des matériaux ligneux qui, convenablement tressés, forment ce qu’on désigne sous le nom de clayonnages.

Le nombre, les dimensions et la nature même des barrages nécessaires à la correction d’un torrent donné dépendent de son caractère spécial qui est déterminé par une série d’études hydrographiques et de levés au moyen desquels on peut projeter mathématiquement tous les travaux de ce genre reconnus nécessaires et en graduer l’exécution selon l’urgence et les ressources qu’on possède. On peut de la sorte entreprendre une œuvre d’ensemble, frapper à coup sûr et opérer avec la plus stricte économie.

Dans les grands torrents les barrages en maçonnerie sont le plus souvent reliés entre eux par une série de petits barrages, soit en pierre, soit en clayons. Ces ouvrages secondaires, formant un système bien coordonné, sont construits sur les atterrissements des grands barrages, dans le but multiple de maintenir la pente souvent très forte de ces atterrissements, de guider les eaux dans leur nouveau lit rendu inaffouilIable au moyen d’un pavage, de briser leur vitesse d’écoulement par la succession des chutes qu’elles subissent et de maintenir inattaquable le pied des berges.

À ces travaux principaux s’ajoutent des drainages énergiquement multipliés, dans les cas assez nombreux où les berges se trouvent en état de glissement sur des et imperméables plans rocheux fortement relevés aux eaux d’infiltration.

Toute la superficie des divers atterrissements provoqués par la série de ces ouvrages, est plantée avec le plus grand soin, de sorte qu’à la fin des travaux le lit et les berges se trouvent complètement recouverts et pour ainsi dire étouffés par le massif serré d’une puissante végétation forestière au milieu de laquelle le ruisseau qui remplace le torrent écoule doucement ses eaux inoffensives le long d’un nouveau thalweg fixe et inaffouillable.

Dans les torrents ou sections de torrents qui reçoivent des matériaux, soit des glaciers supérieurs, soit des crêtes rocheuses dominantes, où l’on ne peut songer à tarir la source des déjections, l’on en est réduit à les retenir autant que possible dan s le sein de la montagne. À cet effet l’on a recours à des barrages dits de retenue qui, susceptibles d’être exhaussés, présentent à leur amont une très vaste capacité destinée à emmagasiner les matériaux. Ce premier dépôt une. fois rempli, on établit à l’amont un second ouvrage analogue et ainsi de suite.

Les travaux de correction sont pour la plupart destinés à disparaître dans un temps donné, après avoir rempli le rôle transitoire qui leur était assigné. On ne doit en excepter que les grands barrages en maçonnerie dont le maintien perpétuel est indispensable et qui seuls feront l’objet d’un entretien continu. Le reste n’aura plus de raison d’être dès le moment où la jeune forêt, implantée sur les versants et jusque dans les moindres replis du terrain, aura pris un développement suffisant pour fournir au sol la protection qu’elle seule peut non seulement produire, mais perpétuer à jamais et augmenter progressivement, apanage précieux de sa vie propre qui la rend d’autant plus puissante qu’elle vieillit davantage alors que les.ouvrages d’art, simples œuvres inertes, ne font que péricliter avec l’âge.

Notre grande gravure (fig. 2) représente une vue d’ensemble de la région inférieure du torrent du Bourget (Basses-Alpes) ainsi que des importants travaux de correction dont il a été l’objet et qui ont consisté en une série de barrages en maçonnerie reliés entre eux par un système de clayonnages.

Vers le centre, au premier plan, l’on aperçoit le barrage n°1 de 3 mètres de hauteur et de 26 mètres de longueur ; son atterrissement n’est pas encore réglé par des clayonnages.

En remontant le cours du torrent, vient ensuite le barrage n°2 d’une hauteur de 7 mètres et d’une longueur de 27 mètres. Sur les larges dalles du couronnement sont gravées les divisions d’une échelle limnimétrique, graduées de 10 en 10 centimètres d’élévation, qui permettent de déterminer la hauteur et le débit de chaque crue sur ce grand déversoir ; la guérite établie à gauche de cet ouvrage est destinée à abriter les observateurs.

Les barrages 3, 4, 5 et 6 s’échelonnent dans le lit du torrent ; ils mesurent respectivement 4 mètres, 5,50m ,5 mètres et 5,50m de hauteur de chute.

Ces ouvrages, exécutés en solide maçonnerie de mortier hydraulique, ont été entrepris à la suite d’arrachements et d’éboulements considérables qu’on distingue à droite en regard du barrage n°2 sur tout le versant, depuis la base jusque vers la crête.

Ils ont notablement exhaussé et élargi le lit du torrent, rompu la violence des eaux, soustrait les berges à leurs affouillements, adouci la pente des talus que l’on a consolidés par des plantations et constituent par leur ensemble une puissante ossature qui assure désormais aux versants voisins une complète stabilité.

Au second plan, l’on embrasse l’ensemble des marnes liasiques qui entourent le haut bassin du Bourget.

Dans le fond du ravin, on distingue de nombreux clayonnages qui en ont opéré la correction, et sur les versants voisins apparaissent les traces des plantations récemment commencées et que l’on va continuer de proche en proche.

Au dernier plan se dressent les crêtes du bassin, à l’altitude de 3000 mètres.

La figure 1 donne une vue détaillée du second grand barrage de la gravure placée en regard et de l’atterrissement provoqué à son amont.

Depuis le couronnement de cet ouvrage jusqu’à la base du barrage immédiatement supérieur, sur le plan régulièrement incliné à 10 % que forme l’atterrissement, s’échelonnent à intervalles égaux des clayonnages transversaux destinés à rompre la vitesse des eaux en constituant une série de paliers à pente très douce et à chutes répétées, tout en maintenant la pente générale de l’atterrissement rendu inaffouillable par le pavage du thalweg qui sert de lit d’écoulement pour les eaux, dont l’action délayante se trouve ainsi neutralisée.

Des clayonnages longitudinaux, bordés de plantations serrées, forment les défenses de rives du nouveau lit et dirigent les eaux jusqu’au milieu du couronnement du barrage, d’où elles tombent en nappes limpides et inoffensives pour se mêler à celles qui drainées par l’atterrissement, s’échappent par le pertuis inférieur.

À gauche les berges du torrent, régulièrement talutées, ont été ensemencées en graines fourragères et plantées en résineux.

En remontant le cours du torrent, on distingue le barrage n°3 avec son radier et les clayonnages qui garnissent son atterrissement.

Ces deux gravures donnent une idée d’un système de barrages successifs, bien coordonnés et dont les atterrissements à pentes naturelles, souvent très fortes, sont maintenus à l’abri de tout affouillement par une série de clayonnages intermédiaires qui dans certains cas peuvent être utilement remplacés par de petits seuils en pierre sèche, quand les matériaux se trouvant sur place permettent de réaliser une économie importante.


La végétation ligneuse appelée à produire et à perpétuer sur les versants montagneux, l’effet tutélaire qu’on attend de la forêt doit répondre aux conditions suivantes :

1° Posséder des racines assez puissantes pour enserrer le sol dans leurs innombrables réseaux, le rendre au besoin plus perméable et le protéger contre l’entraînement ;

2° Présenter un couvert assez complet pour abriter sa surface contre les influences météorologiques ;

3° Fournir un humus de plus en plus abondant appelé, d’une part, à fertiliser le sol et à augmenter ainsi la puissance de la végétation et, d’autre part, à favoriser la régularisation du débit des eaux pluviales ou des neiges fondant à sa surface ;

4° Maintenir sans interruptions momentanées et perpétuellement, ces salutaires effets et les développer avec l’aide du temps.

La futaie seule est capable de satisfaire sans restrictions à l’ensemble de ces conditions ; c’est donc sa création et son développement qui doivent être le but final du reboisement, opération plus complexe qu’on ne le soupçonne généralement.

Il faut commencer par rechercher les essences à préférer ; le choix à faire dans l’échelle de la végétation forestière, suivant les diverses régions climatériques, dépendra, d’une part, du climat général des terrains à reboiser, de leur situation et de leur exposition, et, d’autre part, de la nature minéralogique du sol, de son état physique et superficiel.

Après quoi il conviendra d’examiner : d’un côté, s’il n’y a pas lieu de recourir, avant tout travail, à une mise en défends, appelée à permettre à la végétation spontanée de se développer pour fournir un premier abri aux jeunes plants forestiers, ou s’il ne sera pas préférable de procéder à un enherbement préalable ; et, d’un autre côté, s’il n’y a pas intérêt à provoquer, par un vaste recépage, la recrudescence rapide des arbustes ou arbrisseaux abroutis que le sol peut renfermer encore et couvrir la plus grande surface de terrain possible en marcottant en tous sens les rejets ainsi obtenus. Puis on devra.rechercher s’il convient de préparer le sol par un défoncement préalable et choisir, suivant les circonstances locales, le mode à préférer pour les défoncements qu’on aura jugés nécessaires.

Il faudra ensuite décider si les essences adoptées devront être introduites par voie de semis ou de plantation et déterminer son choix selon les préférences de ces essences et les conditions locales du climat et du sol.

En ce qui concerne les semis, on devra se procurer les graines aux diverses époques de leur maturité ; s’assurer de leur bonne qualité, soigner leur conservation avant l’emploi, puis choisir, parmi les différents modes de semis, celui qui répond le mieux aux conditions spéciales dans lesquelles on devra opérer, tant au point de vue de l’exécution qu’à celui de la saison préférée.

Dans le cas où l’on aura donné la préférence à la plantation, il faudra, tout d’abord, assurer l’approvisionnement des plants nécessaires et, pour cela, établir des pépinières dont le rendement annuel soit à la hauteur des besoins prévus ; puis choisir le mode de plantation qui soit le plus en harmonie avec les conditions du lieu et les exigences des essences adoptées.

Les forestiers qui dirigent ces travaux doivent donc être nettement fixés sur un bien grand nombre de questions telles que le tempérament, les préférences et l’habitat de chaque essence ; les prix de revient des différents modes de préparation du sol ; les meilleures organisations des chantiers d’ouvriers et la division à préférer dans chaque espèce de travail ; les meilleurs et les plus économiques outils à employer ; les modes de récolte de différentes graines, les moyens les plus efficaces de les conserver en bon état ; les préférences à attribuer à tel ou tel système de plantation ou de semis suivant les cas, et enfin les soins de toutes sortes à donner aux pépinières ainsi que lent’ meilleur aménagement.

Mais les travaux de l’ingénieur forestier ne s’arrêtent pas là, il doit encore procéder à de nombreux levés topographiques et à une série de nivellements indispensables à la bonne ordonnance de ses projets ; il faut qu’il trace le réseau des chemins nécessaires dans l’avenir pour la vidange de la nouvelle forêt, mais très utiles au début pour l’accès des ouvriers ainsi que pour l’exécution rapide et économique des travaux de toutes sortes ; il construit en même temps des baraquements pour tout son personnel sur ces hauteurs inhospitalières et périlleuses où tout abri fait défaut. Enfin, il procède à des travaux hydrographiques et à des observations pluviométriques dans chacun-des torrents, en vue d’établir une statistique des crues successives et une série d’observations, très précieuses pour l’avenir, sur les phénomènes météorologiques qui peuvent se manifester dans chaque bassin. Ce service établi dans les Alpes depuis un petit nombre d’années, a déjà produit de très intéressants résultats en démontrant que dans les Alpes françaises, comme partout, la quantité annuelle d’eau tombée augmente à mesure qu’on s’élève sur les montagnes.

Cette observation qui parait toute naturelle méritait cependant d’être faite, car le contraire avait été avancé par une autorité scientifique dans l’ouvrage de M. Cézanne, qui a paru en 1872, comme suite de l’étude de M. Surell.

Dans une note sur le régime pluvial des Alpes françaises, M. Raulin, professeur à la Faculté de Bordeaux, avait été amené à constater que, tandis que dans les Pyrénées la quantité d’eau atmosphérique va augmentant avec l’altitude, c’est plutôt (à l’exception du Grand-Saint-Bernard) l’inverse qui se produit, dans les Alpes françaises, d’ailleurs moins pluvieuses. L’erreur provient évidemment de ce que les très rares stations pluviométriques dont M. Raulin a eu les observations entre les mains, établies par les Ponts et Chaussées, sont toutes situées au fond des vallées où la sécheresse est proverbiale et, qu’à part celui du Grand-Saint-Bernard, les pluviomètres n’étaient pas placés sur des versants de montagnes. Depuis que les observations sont faites par les reboiseurs dans des conditions normales, on a pu constater que toujours à 2500 mètres d’altitude, les pluies ont une intensité presque double de celles tombées à 1500 mètres et que, d’autre part, les pluviomètres les plus élevés indiquent parfois des pluies importantes, alors que ceux situés. au fond de la vallée n’ont pas reçu une goutte d’eau.

Les observations pluviométriques relevées par les reboiseurs des Alpes ont permis tout récemment de constater l’intensité parfois énorme de certaines pluies, intensité qui explique les phénomènes torrentiels qu’on constate si fréquemment sur les versants des montagnes de cette région. C’est ainsi que le 12 octobre dernier, dans le périmètre de reboisement de Chamatte, commune de Vergons (Basses-Alpes), l’on a pu constater, au moyen d’un pluviomètre de l’Association scientifique de France placé à une altitude de 1200 mètres environ, que la hauteur de l’eau pluviale s’était élevée à 75,6mm lors d’un orage dont la durée n’avait pas dépassé vingt minutes. L’on peut concevoir facilement l’effet que doit produire une pareille chute d’eau sur des terrains sans consistance et sans abri présentant des versants inclinés parfois à 80 ou 90 % et des torrents dont la pente moyenne dépasse 40 %.

L’extinction des torrents par la création de la forêt dans toute l’étendue affouillable de leurs bassins a nécessairement attiré l’attention sur la question de la limite supérieure de la végétation forestière. On avait admis bien souvent comme imposé par la nature le partage des montagnes en trois zones : au sommet, autour des rochers et des glaciers, les pâturages ; plus bas, sur les versants, les forêts ; et enfin, au fond des vallées, les cultures.

Cette classification qui se constate aujourd’hui dans la plupart des montagnes, assigne pour limite supérieure à la végétation forestière des altitudes relativement basses (de 1800 à 2000 mètres tout au plus), qui, si elles étaient justifiées, rendraient impossible, dans la plupart des cas, l’extinction des torrents par la création de la forêt.

La question méritait donc d’être étudiée de très près.

De nombreuses observations faites dans des conditions bien diverses ont amené à cette conclusion que les gazons, formant aujourd’hui des pelouses continues au-dessus des forêts actuelles, ne sont que les témoins des forêts supérieures qui ont disparu par le fait de l’homme après avoir été la cause dominante de la production de ces gazons. D’où il résulte que dans la création des forêts nouvelles, l’on ne doit pas prendre pour limite supérieure des terrains à reboiser l’altitude où l’on rencontre encore la végétation forestière, et que l’on peut, sans le moindre risque, porter ses efforts beaucoup plus haut. C’est ainsi que dans les Alpes l’on peut voir aujourd’hui de superbes pins Cembro et mélèzes de dix à quinze ans recouvrant de vastes espaces à des altitudes de 2700 à 2800 mètres, alors que la limite supérieure des forêts n’y dépasse pas 2000 mètres.

Tout récemment, dans le Bulletin de l’Association scientifique du 29 octobre 1882, on signalait’ d’après La Nature une observation faite aux environs de l’Observatoire du Pic du Midi par M. l’ingénieur Vaussenat qui, à une altitude de 2877 mètres, a rencontré de vieilles souches d’arbres divers dans les anfractuosités des rochers. Cette observation toute récente confirme celles qu’avaient antérieurement recueillies les reboiseurs des Alpes, et qu’ils ont justifiée par la création des forêts qui recouvrent aujourd’hui des terrains où jadis on aurait nié toute possibilité d’existence et de durée à la végétation forestière.

L’on rencontre souvent, notamment dans les sols montagneux fournis par. des marnes liasiques ou par des boues glaciaires de larges et profondes échancrures entamant la base ou le flanc d’un versant donné et profondément rongées par une multitude de petits ravins qui se réunissent presque au même point, sont toujours à sec et ne reçoivent en temps de pluie, que l’eau qui tombe sur leur champ d’érosion. On a donné à ces échancrures, parfois très vastes, le nom de Combes. Leurs berges vives -atteignent très souvent des pentes de 120 à 130 %, sur lesquelles aucune terre végétale ne saurait se maintenir ; tous les éléments qui pourraient la constituer, à la suite du délitement produit sur les marnes par les influences atmosphériques, sont annuellement balayés et entraînés sur de pareilles déclivités parles pluies d’orages ou les neiges ; la décomposition constante de la surface et la périodicité de l’entraînement des matières qui pourraient constituer un sol susceptible de végétation, ont dès lors pour effet le redressement de plus en plus marqué vers l’amont du profil en long de chaque ravin, de sorte qu’au bout d’un temps donné la combe devient un véritable gouffre, à berges presque à pic, qui finit par compromettre la stabilité des versants dominants et peut entraîner l’éboulement de vastes pans de montagne.

L’on ne peut songer, dans de pareilles conditions et vu la multiplicité effrayante de ces sortes de combes, à écrêter leurs berges pour adoucir à la fois leur inclinaison, et abaisser les profils en long des ravins en les comblant avec les matériaux ainsi obtenus, cal’ la dépense de pareils travaux dépasserait l’importance du but à atteindre, dans des limites que l’on ne saurait admettre.

En présence de pareilles difficultés l’on a eu recours à des moyens économiques qui ont le précieux avantage de procurer en très peu de temps la sécurité désirable et d’utiliser au profit du but final à atteindre, les forces naturelles si -destructives jusque-là.

Si l’on recherche de très près, en effet, les causes de ces phénomènes, on arrive en dernière analyse à les attribuer exclusivement à la puissance d’un affouillement n’ayant d’autre limite que la dureté de la roche et pouvant dès lors s’exercer indéfiniment dans les sols où cette roche est facilement délitable. Le problème se résume donc-à rendre inaffouillable le fond des ravins et 1t le mettre à même de conserver les matériaux descendant de leurs berges, conditions qui auront pour résultat, l’exhaussement graduel du lit, l’abaissement des pentes des profils en travers, la production et le maintien d’un sol végétal impossible auparavant, et en dernière analyse la possibilité dans l’avenir d’introduire graduellement la forêt sur toute ’la surface de la combe, le tout sans la moindre dépense d’écrêtements coûteux, la nature seule se trouvant chargée de procéder à cette sorte de nivellement dans lequel on se contentera de l’aider peu à peu et avec les conditions les plus économiques.

La gravure ci-contre fournit ne spécimen des intéressants travaux de ce genre entrepris dans .la grande combe dite de Saint-Bernard, aux environs de Barcelonnette (Basses-Alpes).

Elle donne une vue partielle des deux branches principales de cette combe et présente l’ensemble des travaux entrepris pour la correction des ravins établis au milieu des marnes liasiques (étage callovien) dont est formé tout le versant.

Au premier plan se présente un grand clayonnage de 15 mètres de longueur dont l’atterrissement réglé en long et en travers, est recouvert d’une plantation serrée, sauf en son milieu où l’on a ménagé une rigole pavée inaffouillable pour l’écoulement des eaux.

Les deux ravins principaux ainsi que leurs affluents, ont leur lit complètement revêtu, de la base au sommet, par une armature définitive de clayonnages étagés dont les atterrissements sont garnis de plantations d’essences diverses, entremêlés de saules, destinés à former un fourré inébranlable qui retient tous les détritus des berges, et forme au fond de chaque lit une cuirasse végétale à toute épreuve. Les berges, dont les pentes présentaient jadis 120 à 130 %, ont déjà commencé à prendre une nouvelle assiette et sur certaines d’entre elles on a pu entreprendre les premières plantations, sorte d’avant-garde de la forêt future.

Les transports de matériaux ont cessé depuis quelques années, la combe ne fournit plus que de l’eau en temps de pluie et conserve dans son sein tous les détritus fournis par les berges. Le résultat le plus important est obtenu, il ne l’este plus qu’à aider la nature en faisant peu à. peu remonter la végétation forestière du fond du lit vers l’amont des berges, au furet à mesure que le sol végétal fermé et retenu à leur pied ira en s’exhaussant. Cette opération est singulièrement activée par le marcottage le long des berges des grandes pousses de saules plantés dans les ravins, parfois même on les couche d’une rive à l’autre, de sorte que le fond du lit se trouve garni par l’inextricable enlacement des racines et des marcottes, dont la puissance ne fera que s’augmenter avec l’âge des plants qu’on y a introduits.


On rencontre parfois des terrains appartenant à certaines marnes du Lias où se sont formés des myriades de petits ravins, au fond desquels la roche nue apparaît comme sur les berges mêmes. Ce sol, se délitant facilement sous les influences atmosphériques, ne peut conserver aucun des détritus de la roche, par suite des lavages continuels et successifs qu’opèrent les eaux pluviales sur ces pentes qui représentent assez Lien des toits d’ardoise.

Dans de pareilles conditions, la correction des petits ravins ne peut être entreprise avec la méthode indiquée dans l’article précédent, car il faudrait beaucoup trop de temps pour obtenir des atterrissements que fournirait exclusivement le simple produit du délitement de la surface.

Dans ce cas, on opère de la manière suivante :

On construit, à la partie inférieure du ravin à traiter, un solide clayonnage ou un barrage en maçonnerie, qui servira de base à tout le système, puis on écrête toutes les saillies que peuvent présenter les berges, de manière à fournir économiquement une quantité de matériaux rocheux suffisante pour relever le lit de 1 à 2 mètres au moins. Ces débris rocheux une fois dans le thalweg, on en emploie une partie à construire de petits seuils, de 0,50m à 0,60m de hauteur, que l’on recouvre comme leurs intervalles avec le reste des débris jusqu’à la hauteur voulue, en ayant soin de donner au nouveau profil en travers une légère concavité vers le ciel. Cela fait, on construit à la surface du nouveau lit une série de seuils en fascinages très bas appelés à le maintenir, comme on ferait pour un atterrissement naturel : la surface, exposée seule aux influences atmosphériques, se délite et fournit ainsi des éléments terreux dont une partie s’insinue dans les vides des débris rocheux et le reste demeure à la surface. Il devient dès lors possible d’y planter des boutures et des plants feuillus ou résineux.

Les gros matériaux restant couverts et mis à, l’abri des influences atmosphériques, demeurent à l’état rocheux, se maintiennent en place soit par l’effet des petits seuils enterrés, soit par leur propre masse et forment au fond de l’ancien lit une sorte de drainage qui favorise en même temps la bonne venue des plants et le maintien du nouveau lit mis ainsi à l’abri de tout affouillement de la part d’eaux trop violentes courant à sa surface.

La gravure donne une vue détaillée d’un chantier de travaux de ce genre entrepris dans le périmètre domanial de Curusquet (Basses-Alpes).

Le sol est formé de marnes liasiques noires, sujettes à se déliter rapidement sous l’action des influences atmosphériques, mais ne supportant aucune terre végétale.

Les travaux que l’on exécute sous les yeux de l’observateur ont pour but de corriger, dès leur origine, les nombreux ravins qui sillonnent ces marnes. De chaque côté du ravin on écrête les berges à l’aide de la pioche à pic. On exploite les bancs de marne les moins résistants ; les débris rocheux sont jetés au fond à la main, les autres plus menus sont lancés à la pelle et le lit se trouve exhaussé et élargi. À des intervalles variables, ces remblais sont soutenus par une série de seuils ou murettes construits avec les plus gros morceaux de la roche marneuse exploitée. La consolidation des berges et la correction des pentes sont complétées par une série de fascinages vivants, dont on aperçoit la première végétation appelée à se développer d’année en année.

C’est dans les régions montagneuses, plus encore que partout ailleurs, que se manifeste avec toute son ampleur la communauté impérieuse d’intérêts qui lie la sylviculture à l’agriculture. La loi du 4 avril 1882 sur la restauration et la conservation des montagnes, ne va pas tarder à recevoir sa pleine exécution. Il est permis de penser que l’opinion publique dans les montagnes du midi de la France accueillera avec la plus grande faveur ces bienfaisantes mesures que la République vient ainsi de substituer à une législation qui jadis a soulevé de si vives et de si légitimes protestations de la part des Conseils municipaux intéressés.

La fixation des périmètres d’utilité publique, leur acquisition et l’exécution des travaux par l’État auront pour effet de restreindre, par des transitions ménagées et des indemnités légitimes, l’exploitation extensive et ruineuse des pâturages et de la transformer en une culture intensive du sol entraînant avec elle une série de modifications profondes et fructueuses dans l’économie agricole et dans l’élève du bétail.

Les communes et les particuliers vont donc se trouver, par l’application de la loi nouvelle, dans une situation qui sera des plus favorables, si l’on sait en profiter. Les capitaux produits par la vente amiable ou l’expropriation des terrains compris dans le périmètre d’utilité publique pourront servir de base, sinon en totalité, du moins en partie, à la création d’importants syndicats en vue de l’exécution de grands travaux d’intérêt agricole, tels que les canaux d’irrigation, qui seuls peuvent permettre l’extension des prairies entraînant avec elle la prolongation de la stabulation, l’amélioration du bétail, la production plus abondante des engrais, etc.

Si l’on songe que la plupart du temps un hectare de bonne prairie peut nourrir plus de bétail que cinquante hectares de ce qu’on décore généralement du nom de pâturages dans les montagnes du Midi, on perçoit quelle importance présente l’extension des prairies. Mais tout cela est matériellement impossible à réaliser et à perpétuer tant qu’est suspendue la certitude d’existence ou de conservation pour les terrains agricoles menacés par les torrents.

La restaurai ion et la conservation des montagnes forment donc pour l’agriculture le programme des premières mesures à réaliser, sans lesquelles toutes les autres sont impossibles ou vaines. Ce programme doit servir de point de départ à toutes les améliorations agricoles et économiques, non seulement dans les régions montagneuses où le bois fait défaut et où les versants sont ruinés, mais encore dans les riches vallées inférieures. Sa réalisation, en effet, peut seule donner les résultats précieux dont les principaux peuvent se résumer ainsi qu’il suit :

Salut des nombreuses agglomérations, villes, villages et hameaux dont l’existence se trouve de plus en plus menacée ;

Sécurité rendue aux terrains agricoles sujets aux ravages des torrents et aux inondations des rivières ;

Possibilité d’endiguer ces rivières sans plus avoir à redouter l’exhaussement de leur lit et de fixer définitivement le cours des torrents changés en ruisseaux inoffensifs ;

Conquête large et facile pour l’agriculture d’immenses étendues. des plus fertiles, soit dans les lits des rivières, soit sur les cônes de déjection. Dans la seule Durance on estime à plus de dix mille hectares l’étendue des terrains d’alluvion riches et fertiles qu’on y pourrait conquérir ;

Augmentation du débit des sources et des rivières permettant l’extension des irrigations si utiles dans les régions méridionales et si difficiles parfois à réaliser, par suite du manque d’eau. C’est ainsi qu’en l’état actuel le débit de la Durance ne permet pas d’assurer, même sur la moitié de son étendue, l’irrigation de la vaste plaine de la Crau d’Arles, véritable désert que le Ministère des Travaux publics a l’intention de conquérir pour l’agriculture ;

Sécurité rendue à la circulation sur un immense parcours de chemins de fer, de routes nationales, départementales et autres, et diminution de leur coûteux entretien ;

Développement des futaies résineuses de plus en plus nécessaires à la France, comme le démontrent nos importations en bois de résineux qui ont plus que doublé depuis vingt ans, et se chiffrent aujourd’hui par une redevance de plus de 180 millions payée à l’étranger ;

Enfin augmentation importante dans la production nationale et conservation d’une population robuste, laborieuse et fière, dans ces montagnes qui occupent une grande partie de nos frontières, et sont menacées de devenir un désert par suite d’une dépopulation s’accentuant à chaque nouveau recensement.

Tels sont les résultats qu’on est en droit d’attendre à court délai de la régénération des montagnes par le rétablissement de la forêt à la place que la nature lui avait faite et que l’homme dans son égoïste imprévoyance lui avait enlevée.

La question se résout aujourd’hui à une simple question d’argent, à une dépense annuelle bien minime si on la compare à celles qu’imposent les autres travaux publics. Nul doute que le Parlement n’accorde les allocations budgétaires qui seront nécessaires à ces travaux vraiment patriotiques, car, ainsi que le dit le poète (André Theuriet), « là où sont les bois, là est le cœur de la patrie, et un peuple qui n’a plus de forêts est bien près de mourir ».

P. Demontzey

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