Le congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, réuni à Alger, vient d’émettre un vœu pour la participation de la France au programme des observations météorologiques internationales dans les régions polaires. Il s’agit d’observations simultanées à faire dans un groupe de stations choisies et organisées d’après un plan commun, aussi près que possible des deux pôles de la terre. Pour quiconque s’occupe de météorologie et de magnétisme terrestre, la solution des problèmes qui touchent ces deux branches importantes de la science sera avancée considérablement et doit être cherchée surtout par des observations simultanées, poursuivies dans les régions polaires. Au point de vue du progrès général des sciences physiques, des observations de cette nature donneront de meilleurs résultats que des expéditions faites uniquement en vue de découvertes géographiques devenues très difficiles à l’intérieur des glaces polaires. C’est pour ce motif que l’un des explorateurs les plus distingués des mers arctiques, le lieutenant Weyprecht, chef de l’expédition autrichienne, à laquelle nous devons la découverte de la Terre de François-Joseph, proposait à son retour, lors du congrès météorologique international tenu à Rome en 1878, l’organisation d’observations synchroniques dans un nombre de stations aussi considérable que possible, et aussi près que possible des deux pôles. Ces observations devront être continuées pendant une durée de dix-huit mois au moins, sans interruption. Chaque État participant au programme s’engage à couvrir les frais d’installation et d’entretien de la station qu’il aura choisie.
Depuis le congrès météorologique de Rome, auquel M. Weyprecht a fait l’exposé de son programme, ce programme d’observations internationales a été discuté à fond et approuvé dans deux conférences tenues à Berne et à Hambourg en 1879 et en 1880, où les principaux États de l’Europe et de l’Amérique se sont fait représenter par des délégués spéciaux. Dès maintenant la Russie, l’Autriche, la Suède, la Norvège, la Hollande et le Danemark se sont engagés à entretenir et à organiser une ou plusieurs stations d’observations pour lesquelles les crédits nécessaires sont déjà disponibles, tandis que l’Allemagne, les États-Unis d’Amérique, l’Italie et la Grande-Bretagne vont demander à leurs parlements de voter les sommes nécessaires pour assurer leur participation. Une nouvelle conférence est convoquée à Saint-Pétersbourg pour l’automne prochain afin d’arrêter les détails du programme définitif des observations communes à commencer dans chaque station dès l’été prochain. Dans les conférences tenues jusqu’à présent, le délégué du gouvernement français, M. Mascart, directeur du service météorologique en France, n’a pu annoncer encore ni prendre aucun engagement pour une participation effective des Français aux observations en question. Pour ce motif, j’ai cru devoir soumettre le programme des observations internationales au congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences, et lui proposer d’émettre un vœu en faveur du concours de la France à une entreprise d’une si grande importance pour l’avancement de la physique du globe, d’une si grande portée également pour les applications pratiques que nous pouvons en attendre pour la marine et surtout par la prévision du temps. La section de météorologie du congrès d’Alger a appuyé ce vœu que l’assemblée générale vient d’approuver d’une voix unanime. En présence de cette manifestation, le gouvernement et les Chambres se feront un titre d’honneur de fournir les moyens pour l’établissement d’une station d’observation française à proximité de l’un ou de l’autre pôle.
Depuis trente ans, la France s’est trop tenue à l’écart des explorations dans les régions polaires. Pas une seule expédition française n’a participé, dans cet intervalle au mouvement des découvertes géographiques, où la marine et les infatigables explorateurs de l’Angleterre, des États-Unis, de la Suède, du Danemark, de l’Autriche et de l’Allemagne, se sont couverts de gloire et ont contribué aux progrès de la science. Les voyages de Dumont d’Urville aux abords du pôle Sud et les travaux de la commission scientifique du nord, sous l’impulsion de Bravais, devaient pourtant servir d’exemple et de stimulant dans cette voie ouverte par de dignes devanciers. Voici quarante années et plus que la commission scientifique du nord et l’amiral Dumont d’Urville ont accompli leurs découvertes et leurs travaux scientifiques. A peine pouvons-nous citer depuis, dans les fastes des explorations polaires, comme noms français, Bellot, qui périt lors d’une expédition anglaise à la recherche de Franklin j Jules de Blasseville, qui se perdit avec la Lilloise dans les mers du Groënland ; Gustave Lambert enfin, dont l’expédition est restée à l’état de projet par suite des malheurs de la guerre de 1.870. Aujourd’hui que la France relève sa puissance matérielle, elle ne peut ni ne doit négliger les œuvres susceptibles d’affirmer dans le monde sa force intellectuelle, son prestige scientifique, sa participation au développement continu de l’esprit humain. Rester stationnaire dans le mouvement scientifique de son époque, et au milieu de l’émulation des peuples civilisés pour l’avancement de la science, c’est se condamner à rester en arrière. Bref, comme les investigations et les recherches dans les régions polaires fixent aujourd’hui l’attention et stimulent les efforts des principales nations de l’Europe, la France ne négligera pas de contribuer à ce mouvement dans la plus large mesure.
Suivant les déclarations faites jusqu’à présent, la Russie s’engage à établir pour l’exécution du programme des observations météorologiques internationales, deux stations dans les iles de la Nouvelle-Sibérie et aux bouches de la Léna ; le comte de Wilezek, qui a déjà couvert les frais de l’expédition de Weyprecht et de Payer à la Terre de François-Joseph, prend à sa charge une station placée au nom de l’Autriche à Newaja ; la Suède et la Norvège se chargent de deux stations au cap Nord dans le Fmmark et sur la cote septentrionale des îles Spitzbergen ; le gouvernement du Danemark choisit la station d’Apernavik, à l’est du Groënland ; l’Allemagne prendra la côte occidentale du Groënland, si cette côte est abordable, et si les glaces la bloquent, l’île de Jan-Mayen ; les États-Unis d’Amérique porteront leur choix sur la pointe de Barrow, déjà occupée par Mac-Guire de 1852 à 1854, dans le nord-est du détroit de Behring. Entre ces stations dont le choix est arrêté dans la zone arctique, la Hollande et l’Angleterre peuvent désigner d’autres points, à moins de se porter avec la France et l’Italie dans l’hémisphère austral au nord du cap Horn, aux iles Auckland, aux iles Kerguelen ou aux Iles Macdonald. Au point de vue des observations magnétiques tout particulièrement, il importe de créer des stations d’observations simultanées au voisinage des deux pôles. La marine française a montré jusqu’à présent peu d’enthousiasme ou trop de réserve à l’endroit des explorations polaires. Voudra-t-elle se résigner à rester en arrière des Allemands et même des Italiens, car les Italiens se remuent pour une expédition dans l’océan Glacial du Sud, et le ministre de la marine allemande vient de déclarer au Reichstag, en réponse à une motion du professeur Virchow, qu’il accordera son concours pour l’exécution du programme international des explorations polaires ? Je pose la question d’un concours de la marine française sans être autorisé à y répondre.
Chacun des États qui participeront au programme des observations internationales s’engagera à faire les observations de ces stations d’après un plan arrêté en commun à la prochaine conférence de Saint-Pétersbourg. Chacun aura toute latitude pour étendre ses investigations bien au delà, en rattachant aux stations fixes, pour les observations magnétiques et météorologiques, une expédition de découvertes géographiques vers l’un ou l’autre pôle. Les observations météorologiques contribueront surtout à fixer les lois des grands mouvements de l’atmosphère, pour servir à la prévision du temps dont l’importance pratique ne fait plus de doute pour personne. Les observations magnétiques comprendront des déterminations absolues et l’étude des variations, de la déclinaison, de l’inclinaison et de l’intensité magnétiques. Je ne m’étendrai pas plus longuement sur le détail de ces observations qu’on trouvera dans le programme primitif du lieutenant Weyprecht [1].
Je termine en ajoutant que si la science n’a point de patrie, les savants en ont une, et, quoique séparé de la France par les malheurs de la. conquête, je n’ai pas hésité à élever une voix modeste pour recommander les observations polaires internationales, certain que ce programme trouvera, au sein du parlement français, des patrons et un accueil non moins sympathiques que dans le Reichstag allemand.
Veuillez croire, monsieur le directeur, à mes sentiments les meilleurs.
Charles Grad.
Député de l’Alsace au Reichstag.
Nous partageons d’une manière générale l’opinion de notre distingué collaborateur. Nous faisons quelques réserves cependant. Un proverbe très sage dit : « Qui trop embrasse mal étreint » ; et un autre : « On ne court pas deux lièvres à la fois. » Nos soucis, nos intérêts, notre avenir ne sont pas dans les régions désolées des mers polaires. C’est ailleurs que la France doit servir la civilisation ; c’est en Afrique, où nous avons un empire colonial à fonder, - n’en déplaise aux Anglais et aux Italiens, - depuis le Sénégal jusqu’au golfe de Gabès, depuis Alger jusqu’au Gabon ; c’est au Tonkin, et dans cette péninsule indo-chinoise, inexplorée encore, et cependant si fertile et si peuplée : c’est là que doivent porter nos efforts ; c’est là qu’il faut tenter des explorations scientifiques, Le désastre de la mission Flatters ne doit pas nous décourager plus que l’expédition malheureuse de Franklin n’a découragé les explorateurs du pôle Nord. Quand il n’y aura plus de contrées inconnues en Afrique et dans l’Indo-Chine, nous aurons tout loisir pour des expéditions dans les terres arctiques.
Nous apprenons que M. G. Pouchet, notre éminent collaborateur, part dans deux jours (15 mai) sur le navire le Coligny, pour faire des observations zoologiques aux environs du cap Nord et dans les mers polaires. Deux jeunes naturalistes distingués, MM. Barrois et de Guerne, l’accompagnent, et aussi, pensons-nous, un jeune physicien exercé au maniement des instruments météorologiques et magnétiques.
Charles Richet