Messieurs,
Les Romains de la classe aisée rêvaient de faire bombance dans une villa ayant vue sur des champs cultivés. Il y a un siècle, on ne parlait guère des Alpes que pour en dépeindre les horreurs. C’est dire que les goûts et l’idéal de la génération actuelle ne ressemblent guère à ceux de nos ancêtres !
Dans notre siècle de sécurité ennuyeuse, nous sommes devenus amateurs du danger. Tel escalade les plus hautes cimes sans autre but que de goûter pendant quelques heures le plaisir âpre de la lutte pour l’existence. Tel autre préfère des risques qui puissent profiter au capital scientifique de l’humanité et laisser quelque chose de plus qu’un simple souvenir personnel. Chacun son goût !
La mer ! Où trouverait-on un champ plus vaste et plus capable de satisfaire toutes les audaces et toutes les curiosités ? C’est là que je convie les forces exubérantes de la jeunesse actuelle.
C’est une exploration qui, n’en déplaise aux savants de cabinet, présente à la fois un grand attrait et une haute importance scientifique.
Je connais des gens dont l’idéal consiste à se procurer n’importe comment des animaux conservés, pourvu qu’ils soient nouveaux. On appelle « nouvelle » une espèce qui n’est pas encore affublée d’un nom latin et qu’on aura par conséquent le droit’ de baptiser en langue morte d’un vocable qui sera suivi du nom du baptiseur. Voilà le mal, car, sans cette adjonction, le nombre des noms latins se fût réduit de moitié, et l’on n’aurait pas à protester contre les auteurs qui créent un genre pour chaque espèce.
Les uns trouvent leur bonheur à classer et dénommer les espèces. D’autres professent un souverain dédain pour cette occupation. Ils préfèrent disséquer les animaux et en décrire l’anatomie, sans du reste se préoccuper de l’usage auquel les organes sont mis. D’autres encore aiment à décrire le développement des êtres sans connaître la raison d’être des organisations successives des larves et des jeunes ; et ils y rencontrent des anomalies qui leur cassent la tête.
Nous comprenons l’hirondelle parce que nous la voyons agir. Mais s’il y avait des savants au fond de la mer qui ne fussent jamais venus à l’air et ne connussent ce gracieux volatile que par des exemplaires conservés à l’alcool, quelles belles dissertations zoologiques, anatomiques et embryogéniques ne feraient-ils pas à son sujet ! Parmi les naturalistes qui s’occupent de zoologie marine, j’en sais plusieurs qui ne plongent ni ne pêchent, et dont la science a autant de valeur que celle de nos hypothétiques savants sous-marins.
Hâtons-nous d’ajouter qu’ils ont une excuse. C’est que les moyens d’observer les animaux marins en vie, les aquariums et surtout le scaphandre, ne sont pas à la portée de tous ; cela coûte un peu cher.
Il faut un scaphandre, une barque de fort tonnage, une équipe d’hommes compétents, le tout à soi et à ses ordres ; car la liberté est un grand élément de succès dans toute investigation scientifique.
Le scaphandre est une invention française, et une invention plus ingénieuse et plus utile que tant d’autres choses bruyantes dont le public est frappé. Il offre de grands dangers ou une grande sécurité suivant la manière dont on s’en sert. Car on s’en sert beaucoup. Chaque port de mer, chaque vaisseau de guerre, chaque grand paquebot a un scaphandre et une équipe. Même les pêcheurs d’éponges y ont recours.
Mais la science ne saurait tirer aucun profit des dires des plongeurs de profession ; leur véracité est au-dessous de tout ce que l’on peut imaginer, et puis ils regardent sans voir. Quoique habitée par des millions de nègres, l’Afrique est restée inconnue jusqu’au jour où des blancs instruits ont réussi à la traverser ; le fond de la mer ne sera connu que lorsque de bons observateurs y seront allés.
Les chercheurs doivent descendre eux-mêmes ; et, malheureusement pour la science, ils sont rares, ceux qui sont allés voir sur place les animaux sur lesquels ils ont écrit de gros livres. Ils se seraient épargné bien des erreurs ! Les uns n’en ont pas les moyens, d’autres craignent pour leur vie, d’autres encore sont descendus une seule fois à 2 ou 3 mètres de profondeur et se sont hâtés de remplir la presse des. créations de leur imagination - car la première plongée .que l’on fait est nulle pour l’observation des choses extérieures. L’on voit trente-six couleurs, et c’est tout. C’est que cette première plongée ne laisse guère de souvenirs agréables ! L’on vous habille d’abord comme pour supporter les froids de la Sibérie, précaution que, pour ma part, je trouve superflue dans la Méditerranée. Vêtu de bas, caleçon, chemise et tricot de laine, je n’ai jamais senti le froid.
Puis vient l’habit ample, mais raide, où il faut s’introduire par le trou du col, et le casque qui résonne comme si l’on avait la tête dans une marmite. Après cela, l’on vous met le ceinturon avec le poignard, les souliers à semelles de plomb et les plombs de poitrine et de dos. A ce moment, l’on est si chargé qu’on a de la peine à se tenir debout surtout si le bateau balance, et l’on a hâte de descendre dans l’eau où tous ces poids ne se sentent plus.
Ici commence une sensation différente : au commandement de : « Pompez ! » quelqu’un vous visse rapidement la glace de devant du casque, et l’on entend un son auquel il faudra s’accoutumer : pah pah pah ! pah pah pah ! accompagné d’un sifflement d’air. Il vous vient de petites bouffées d’un air parfumé à l’huile de machine et au caoutchouc.
Le débutant néglige de presser aussitôt sur la valve d’échappement de l’air qui fait aussitôt gonfler le haut de l’habit et les manches ; quand il veut descendre, il flotte comme ces grenouilles que nous insufflions quelque part, quand nous étions gamins, pour les jeter à l’eau et nous gausser de leurs vains efforts pour gagner le fond.
Puis vient le gargouillement de l’eau et de l’air qui s’échappe par la valve et l’on descend. Aussitôt la pression augmente à raison d’une atmosphère pour chaque 10 mètres de profondeur environ. C’est-à-dire que le corps supporte à 10 mètres de la surface 1 kilogramme de pression de plus pour chaque centimètre carré de sa surface. Mais cette pression, qui serait insupportable si elle était inégalement répartie, se sent à peine, parce qu’elle s’exerce de toutes parts. L’air est réduit à la moitié de son volume. Chaque litre d’air inspiré représente donc deux fois la quantité de gaz contenue dans 1 décimètre cube à la surface.
On devrait donc respirer plus facilement : en réalité, c’est le contraire. On éprouve une oppression dont on se sent inquiété les premières fois. Mais on s’y fait vite, et l’expérience ayant appris que cet essoufflement est passager, l’on ne s’en préoccupe plus. La cause paraît résider dans une pression sur les alvéoles du poumon qui entrave les échanges gazeux. Mais l’équilibre se rétablit spontanément.
La sensation la plus désagréable que produit la descente consiste dans des douleurs d’oreilles, douleurs aiguës et accompagnées d’un sentiment de vertige. C’est l’air contenu dans l’oreille moyenne qui se comprime ; le tympan se tend et renfonce les osselets, jusqu’à ce qu’une bulle réussisse à se frayer un passage à travers la trompe d’Eustache. La douleur cesse alors subitement pour reprendre dès qu’on continue la descente. Après quelques plongées. la trompe d’Eustache s’élargit si bien qu’elle laisse passer l’air librement et les douleurs cessent.
Le vertige s’explique facilement, puisque l’oreille interne est le siège du sens de la direction, comme divers physiologistes et surtout M. Delage l’ont montré. Aussi le débutant ne sait plus où il en est et croit se trouver la tête en bas. Pour former les scaphandriers dans la marine militaire, on les fait descendre la première fois sur une plage où ils ont à peine de l’eau de quoi couvrir le casque : ils remontent avec les traits bouleversés et l’air ahuri d’un homme en proie au vertige.
Le point le plus délicat est le réglage de la sortie de l’air. Le débutant laisse échapper trop d’air et l’eau entre par la valve ; le casque semble si lourd qu’on se croit cloué au fond. On laisse alors l’air s’accumuler en trop grande quantité ; l’habit se gonfle, le casque remonte si bien que la valve ne peut plus être atteinte par la tête. Le plongeur se fait l’effet d’un gnomon, et, malgré tous ses efforts pour rester au fond, il remonte en un clin d’œil à la surface. L’air décomprimé se dilate, l’habit est gonflé à crever, et le plongeur, flottant ainsi, bras et jambes écartés, semble un cadavre.
On n’est bon scaphandrier que quand on est arrivé à régler l’air comme le cavalier se tient sur son cheval, sans y penser. On peut bien, il est vrai, régler la valve pour une profondeur donnée, de façon à ce qu’elle fonctionne automatiquement ; mais le naturaliste qui veut pouvoir monter et descendre à sa guise fait mieux de garder la .détente dure et de régler avec la tête.
Le débutant ne vient pas à bout de cheminer comme il voudrait, d’abord parce qu’il se sent alternativement trop léger ou trop lourd suivant la quantité d’air qu’il garde dans l’habit, et ensuite parce que l’eau offre à la progression une résistance à laquelle il ne s’attend pas. Il voit à deux pas des objets qu’il voudrait récolter, et ne réussit pas à les atteindre.
Les gravures représentent le scaphandrier marchant au fond comme on le ferait sur terre ; cela est faux. On ne peut avancer qu’à la condition de pencher résolument tout le corps à 45° dans la direction qu’on veut suivre, se poussant sur la pointe des pieds dans une attitude qui ferait rire si on la voyait et s’aidant des bras comme dans la natation. Sur un fond accidenté, il vaut mieux ramper sur les mains et les genoux.
En revanche, on arrive à faire au fond de l’eau des choses impossibles dans l’air, comme, par exemple, se laisser tomber en bas d’une paroi de rochers ; l’eau amortit la chute. Ou, inversement, l’on escaladera une paroi verticale en laissant accumuler un peu l’air dans l’habit et en plantant le bout des doigts dans les moindres anfractuosités. Sur un terrain accidenté, l’on passera en quelque sorte au vol d’une saillie de rocher à l’autre, en faisant usage à la fois de la natation et de l’hydrostatique ; mais tout cela suppose une certaine virtuosité qui ne s’acquiert qu’à la longue.
Au début, je m’abîmais les mains ; je n’en étais plus à compter les coupures et les écorchures, et je n’en pouvais tenir la plume ni le crayon pendant plusieurs jours. J’ai essayé de me faire faire un habit dont les manches se terminaient dans des gants de caoutchouc. Ces gants trop grands empêchent de ramasser de petits objets ; et puis ils ne durent pas longtemps. J’en suis donc revenu à la manchette ordinaire, serrée autour du poignet, mais je mets de gros gants de laine tricotés qui me protègent bien.
Les glaces du casque offrent une autre difficulté : elles se couvrent d’une buée résultant de la condensation de l’humidité de l’haleine. Naturellement la buée est d’autant pl us forte que l’eau est plus froide. Aucun des moyens essayés pour parer à cet inconvénient ne donne des résultats satisfaisants. J’ai résolu le problème en frottant les glaces avec un peu de glycérine. La buée se condense alors en nappe uniforme qui ne ternit pas le verre.
Toutes ces petites difficultés sont surmontables. Mais il y en a une qui subsistera toujours, à savoir l’effet et même le danger de la compression et de la décompression. C’est ce qui impose une limite à la profondeur que l’homme peut atteindre à l’aide du scaphandre. Les plongeurs sont soumis à deux sortes d’accidents. L’un est un état de prostration saisit l’homme au moment où il est remonté et qui oblige à le coucher dans des couvertures, à lui donner des boissons chaudes et à le frictionner. Paul Bert a montré qu’il s’agit d’un effet produit sur la moelle épinière par le changement de milieu, action qui est rarement mortelle, mais qui amène à la longue une paralysie des membres postérieurs. L’autre accident, plus grave mais très rare, consiste dans une embolie gazeuse des capillaires du poumon par suite du dégagement de bulles de gaz dans le sang qui en a dissous une trop grande quantité pendant le temps où il était soumis à une pression de 5 atmosphères. C’est comme l’eau de seltz au moment où l’on presse sur la pédale du siphon. Ce phénomène est heureusement des plus rares, car il entraîne une mort instantanée au moment où le scaphandrier arrive à la surface.
Ces deux causes d’accident peuvent être évitées à la condition que le scaphandrier descende lentement et remonte de même. C’est pourquoi je me suis muni d’une échelle, en câble d’acier, qu’on déroule de manière à atteindre la profondeur à laquelle se trouve le plongeur et qui lui permet de s’arrêter à volonté pendant l’ascension. Mais la question de temps intervient alors pour limiter la profondeur qu’il est possible d’atteindre. Si l’on donne trois quarts d’heures pour une plongée, il faut un quart d’heure pour descendre au-delà de 30 mètres, autant pour remonter, et il ne reste qu’un quart d’heure de séjour au fond.
Je me suis déjà trop étendu sur le côté pratique de ces recherches et j’ai hâte d’en venir aux observations scientifiques que j’ai pu faire. Je veux parler, des observations d’ordre physique, car un livre ne suffirait pas à décrire tous les faits d’ordre zoologique que j’ai récoltés.
Lorsque l’eau est transparente et le soleil brillant, on peut distinguer le fond jusqu’à 20 mètres environ, en regardant depuis le bord d’un bateau ; mais la surface doit être absolument calme. J’ai fait placer au fond de mon yacht l’Amphiaster un hublot fermé par une glace très épaisse et garanti par une fermeture de sûreté. Il est placé au fond du salon et, en obscurcissant cette pièce, l’on peut voir par ce hublot le fond de la mer, même au-delà de 20 mètres et malgré les vagues, avec une grande netteté.
Vu ainsi de haut en bas, le fond de la mer semble toujours assez plat. Toutes les parties visibles sont également éclairées et il n’y a pas d’ombres portées, ce qui détruit naturellement la sensation du relief. En descendant en scaphandre, l’on est souvent fort étonné de voir que ce sol qui semblait presque uni est en réalité tout hérissé de rochers et creusé de vallons profonds. Les ombres sont maintenant visibles, parce que, l’éclairage venant d’en haut, les parties rentrantes sous les saillies des rochers et les touffes d’algues sont dans l’obscurité.
L’éclairage du fond ressemble à celui d’une salle sans fenêtres qui reçoit le jour par un vitrage occupant le milieu du plafond. Si le scaphandrier, parvenu au fond, regarde en haut par la vitre frontale du casque, il voit un grand espace circulaire lumineux que l’on peut considérer comme la base d’un cône renversé dont l’œil de l’observateur occupe le sommet. Ce cône a un angle d’ouverture de 62° 50’ environ. Au-delà de ce cercle, la surface parait sombre et présente exactement la teinte et l’aspect de la mer vue de haut en bas depuis le bord d’un bateau ; et c’est naturel, puisque la surface vue sous un angle plus grand que celui de la réflexion totale renvoie simplement dans l’œil comme un miroir l’image de l’eau. Le ciel et les objets situés dans l’air ne sont visibles que dans les limites du cercle lumineux.
Les bords de cette grande tache lumineuse sont toujours plus ou moins déchiquetés, puisque la surface n’est jamais absolument calme. Les rayons du soleil sont pâlis et pénètrent par ondées mouvantes qui rappellent ce que l’on voit dans une chambre située au bord de l’eau, lorsque les persiennes sont baissées et que les rayons du soleil réfléchis sur la surface mobile viennent éclairer le plafond de la pièce.
La diminution dans l’intensité des rayons solaires est très rapide et, à 30 mètres, ils sont déjà presque complètement diffusés. Au moment où le soleil baisse vers l’horizon, il se produit presque subitement une obscurité telle qu’il m’est arrivé de vite remonter, croyant que la nuit tombait déjà. En sortant de l’eau, je me voyais avec étonnement inondé des rayons d’un soleil qui n’était pas près de se coucher. Il y a un angle sous lequel la proportion des rayons réfléchis aux rayons réfractés devient si défavorable à ces derniers que l’éclairage du fond diminue brusquement.
La transparence de l’eau varie énormément le long du littoral. Pendant les périodes pluvieuses, l’eau devient trouble par le fait des rivières qui s’y déversent ; dans les périodes de sécheresse et de calme, elle devient presque aussi claire qu’en pleine mer. Mais il y a des changements capricieux et brusques provenant des courants qui viennent tantôt de terre, tantôt du large et qui peuvent amener un grand changement dans l’espace de peu d’heures. Les expériences sur la pénétration de la lumière doivent être faites très au large pour avoir de la valeur. Le long de la côte, il y a cet élément, variable et difficile à préciser, du degré de transparence ou de trouble qui peut modifier profondément les résultats.
Lorsque l’eau est relativement claire, elle absorbe encore tant de lumière qu’à 30 mètres de profondeur. par un ciel couvert, l’on n’y voit pas assez clair pour récolter de très petits animaux. Dans la direction horizontale, on ne peut pas, dans ces conditions, distinguer un rocher à plus de 7 ou 8 mètres de distance. Si le soleil brille et que l’eau soit bien limpide, l’on peut arriver à voir un objet brillant à 20 mètres, peut-être même à 25 mètres. Mais dans les conditions ordinaires, il faut se contenter de la moitié de ce chiffre.
Ces faits, constatés nombre de fois dans les fréquentes descentes que j’ai exécutées depuis trois ans avec le scaphandre dont ,est muni le laboratoire que j’ai installé à Nice, me paraissent importants à plusieurs points de vue.
Il est évident qu’un bateau sous-marin ne peut pas voir son chemin dans ces conditions. Pour peu qu’il soit rapide, il n’aura pas le temps de battre en arrière et de reculer s’il voit subitement quelque grand obstacle se dresser devant lui ; car au moment où il le distinguerait il n’en serait plus qu’à 10 mètres. Il sera toujours obligé de prendre ses directions avant de plonger et de ne naviguer que sur un terrain connu dont le relevé a été soigneusement fait. La navigation sous-marine se trouve ainsi resserrée dans des limites que le génie de l’homme ne peut pas élargir, puisqu’il ne peut pas modifier la transparence de l’eau.
Au point de vue biologique, ces observations ont aussi un grand intérêt. On peut voir chaque jour que les animaux marins agiles, vivant dans les couches éclairées de l’eau, tels que poissons, langoustes, céphalopodes, ont l’habitude, quand ils sont effrayés, de se livrer à une fuite très rapide pour bientôt s’arrêter. Ils sentent que quelques mètres suffisent à les placer hors de la portée de la vision de leur persécuteur. Quelques-uns ont même soin d’ajouter au trouble de l’eau en déversant leur encre, comme les céphalopodes, ou en soulevant la vase comme le font beaucoup de poissons. Les animaux marins doivent être myopes ; à quoi leur servirait une vue longue, puisque de toute manière ils n’y verraient qu’à quelques mètres ? Aussi leur cristallin est-il bombé au point de devenir sphérique. Ils vivent dans un monde de surprises, et comme dans un brouillard perpétuel. Les filets qu’on leur tend ne prendraient guère de poissons, de jour surtout, s’ils voyaient au loin comme l’on voit dans l’air.
La nuance de l’eau varie du bleu au verdâtre, suivant son degré de clarté. Les objets à 10 mètres de profondeur prennent déjà un ton bleuté, et à 25 ou 30 mètres la lumière est déjà si bleue que les animaux d’un rouge sombre, tels que les Muricæa placomus, paraissent noirs, tandis que les algues vertes et bleuâtres semblent très claires par contraste. En remontant rapidement à l’air, les yeux accoutumés à cet éclairage bleu voient en rouge le paysage aérien. Les rayons rouges sont éteints les premiers, ce que des expériences du laboratoire avaient du reste déjà démontré. Ce sont les rayons bleus qui, étant les moins absorbés, pénètrent le plus loin, et ce sont précisément ces rayons qui agissent avec le plus d’énergie sur la plaque photographique. Ainsi tombent les objections que certains savants ont répétées avec une persistance qui ne fait pas l’éloge de leurs notions de physique, contre l’emploi de la plaque photographique pour trouver la limite de la pénétration de la lumière du jour dans l’eau.
Quand il fait de la houle, la tâche du scaphandrier devient très difficile. Il est constamment ballotté malgré lui et une force irrésistible le fait osciller comme un pendule. Ce va-et-vient de l’eau, qui est la contrepartie de la houle de la surface, se sent presque autant à 30 mètres qu’à 10 mètres de profondeur. On ne peut pas l’attribuer au ressac dû au voisinage de la cote, puisque les pêcheurs qui traînent le chalut sur des bancs étendus et situés tout à fait au large savent qu’à la suite d’un orage, les fonds à 50 mètres et davantage sont complètement balayés. Il faudra des expériences et des appareils spéciaux pour trouver la profondeur que peut atteindre ce contre-coup de la houle dans la profondeur ; mais, vu l’incompressibilité de l’eau, je ne serais pas étonné qu’il se fit sentir même dans les grands fonds. A cet égard, comme à tant d’autres, le scaphandre donne des renseignements précieux qui ouvrent de nouvelles voies à l’étude des phénomènes de la nature.