Les progrès incessants de l’hygiène donnent un intérêt chaque jour plus intense à toutes les questions relatives a la propreté des voies publiques et notamment à l’enlèvement des ordures clans les grandes villes. Divers systèmes sont employés : la destruction sur place des détritus et l’évacuation par voie ferrée ou par eau sur certaines zones définies semblent être les deux procédés les plus généralement préconisés en France et à l’étranger.
Bien que Londres ne soit pas, au point de vue de sa voirie ou de son hygiène, une ville modèle, il nous a paru intéressant de donner à nos lecteurs quelques détails sur la manière dont la métropole anglaise, — la plus grande capitale du monde, — se débarrasse des immondices de toutes sortes qui s’amassent nuit et jour le long de ses 13 400 kilomètres de rues.
Tout à coté de Waterloo Bridge, dans un quartier d’assez misérable apparence, se trouve le « dépôt », dont les quais bordent la Tamise sur une étendue considérable, et où sont apportées toutes les ordures ménagères et autres de la Cité proprement dite. Ce dépôt, qui occupe une superficie de près de deux hectares et demi et qui comprend un personnel de 700 agents de tous grades, dépend du service des égouts, quoiqu’il soit en réalité une véritable administration distincte. A l’entrée de cet immense local en grande partie couvert, on a élevé des écuries pour les 96 chevaux et des remises pour les fourgons (sortes de charrettes fermées) destinés à l’enlèvement sur place des ordures déposées dans les rues de la Cité. Il y a encore une maréchalerie, une sellerie, des ateliers de peinture et de réparations pour le matériel.
Afin d’expédier le service avec plus de méthode et plus de rapidité, la Cité est divisée en quatre secteurs à la tète desquels sont préposés deux contremaîtres, ayant sous leurs ordres un nombre déterminé de fourgons et de balayeurs par quartier. On se fera tout de suite une idée de l’importance du service, quand nous aurons dit à nos lecteurs qu’il entre au dépôt de Waterloo Bridge entre quinze et vingt voitures chargées par heure, jour et nuit, toute l’année.
Les détritus et rebuts amenés par les fourgons sont répartis eu ; deux catégories différentes : les ordures végétales ou organiques et les ordures sèches appelées communément poussière, Au fur et à mesure de l’arrivée des charrettes, le cocher crie à voix haute la provenance et la catégorie de son chargement au contremaître de service à la porte, qui lui-même examine rapidement d’un coup d’œil le contenu du fourgon et le dirige vers l’une des trois équipes dont nous parlerons tout à l’heure.
Notons ici que non seulement chaque quartier mais chaque rue un peu importante produit toujours à peu près la même catégorie d’immondices. Ainsi Wood Street donne une grande quantité de carton et de ficelle, Houndsditch au contraire fournit une forte proportion de paille et de verre cassé, etc. De même, pendant la saison d’hiver, les balayeurs récoltent beaucoup de morceaux de charbon et il n’est pas rare que les trieurs en mettent de côté jusqu’à 4 hectolitres par jour.
Suivons maintenant une voiture quelconque après qu’elle a franchi la grille du dépôt. Selon l’ordre du contremaître de service, elle se dirige soit vers les quais pour être déchargée dans un chaland, soit au magasin de triage, s8il aux appareils d’incinération appelés « destructors » .
La majeure partie des ordures végétales, après un tri sommaire, est directement déchargée, en même temps que les balayures des rues, dans un des chalands amarrés le long du quai. Il y en a 852 qui sont destinés à transporter ces ordures jusqu’à certains villages situés aux bords de la Tamise, où des fermiers les achètent, comme engrais sans doute, au prix de 250 francs environ le chargement.
Les voitures désignées pour se rendre aux appareils d’incinération viennent se ranger sous une puissante grue à vapeur, une équipe d’hommes dételle les chevaux, et les fourgons sont montés à l’étage supérieur d’un grand bâtiment, dans la hauteur duquel a été construit un four gigantesque, où les voitures, d’un mouvement de bascule, vident rapidement leur contenu et sont ensuite redescendues dans la cour. Ce four ne compte pas moins de dix foyers distincts. On recueille avec soin les cendres, que les briquetiers des environs achètent au prix courant de 2fr,15 les 15 hectolitres. On fait aussi une sorte de mortier avec ces cendres mélangées à de la chaux. Beaucoup d’entrepreneurs préfèrent ce mélange au mortier ordinaire.
Détail curieux : malgré la haute température du four, les pièces de monnaie qui se rencontrent parfois dans les ordures incinérées sont toujours épargnées par le « destructor » ; les trieurs découvrent tous les jours dans les cendres des pièces de bronze, d’argent et même des souverains d’or absolument intacts.
Enfin, la troisième catégorie et non la moins intéressante est celle des poussières sèches, des déchets de toute nature, qui sont envoyés aux magasins de triage, vaste hangar couvert, d’une vingtaine de mètres de longueur, où s’agite une armée de vieillards, d’enfants, de femmes surtout. C’est une fascination étrange que celle que semble exercer sur l’esprit de ces malheureuses le pénible métier de trier les ordures de la Cité, dans l’espoir sans doute d’y faire quelque brillante trouvaille. Il y a dans ce triste travail comme l’appât d’un jeu de hasard, la recherche de l’inconnu, la découverte possible d’une fortune, - qui sait ?
Et de fait, les trieurs font quelquefois des trouvailles bien inattendues, témoin ce paquet d’actions de chemins de fer américains, - titres au porteur représentant une valeur de 9000, francs, - qui fut découvert l’an dernier par une trieuse de Waterloo Bridge, sous un amas d’ordures sèches. Quant aux bagues, porte-monnaie, montre, boîtes de conserve non encore ouvertes, on en trouve à la douzaine. Nous arrêtons là une nomenclature qui comprendrait, si nous en croyons la statistique tenue par le dépôt, une variété presque infinie d’objets, depuis le carnet de chèques jusqu’à la paire de gants neufs.
Il ne faut pas oublier qu’en outre de sa population fixe, la Cité de Londres a une population flottante de près de 1 200 000 âmes. Un recensement, fait il y a quelques mois à peine, nous apprend que 301 584 personnes des faubourgs de la métropole viennent quotidiennement à leurs affaires dans la Cité, et que toutes les vingt-quatre heures il s’y produit un mouvement de 92 572 voitures. Aussi ne s’étonnera-t-on guère de savoir que le balayage, l’enlèvement, l’évacuation et la destruction des immondices coûtent par an un peu plus d’un million de francs à la ville. A ce prix il convient d’ajouter les recettes diverse ; du dépôt dont nous allons parler et qui viennent en déduction des dépenses totales du service de voirie. En outre de ce que rapporte la vente annuelle des ordures distribuées par les chalands aux riverains de la Tamise, en outre des objets de valeur et des pièces de monnaie trouvés journellement dans les cendres ou le résidu des fours et vendus en fin d’année, l’administration du dépôt récupère une soixantaine de mille francs par an sous les différentes rubriques dont la liste suit : Vieux papiers, cartons, prix moyen : 14 800 francs ; chiffons, 1200 ; bouteilles, 2700 ; ficelle, 4000 ; bouchons et cire, 1400 ; ferraille, 1600 ; verre, 2400 ; brosses et crins, 100 ; os, 900 ; livres, brochures, 700 ; cuivre, 500 ; plomb, 600 ; étain, zinc et scories métalliques, 400 ; bois, 400 ; couteaux, chaussures, boîtes de fer-blanc, 800 ; vieux outils, caoutchouc, 100 ; cendres, 27 500 francs.
Le papier que l’on trouve, comme on voit, en assez grande quantité, est réuni en paquets de 254 kilogrammes et envoyé en Allemagne ou en Hollande où les fabriques le payent au taux de 12 à 15 francs la tonne. Les bons bouchons sont retaillés, les mauvais sont réduits en poudre et servent à la fabrication des paillassons et du linoléum. Les bouteilles d’eaux minérales non cassées sont en général rachetées par des maisons de gros moyennant 2fr,50 les douze douzaines. Les bouteilles d’encre sont vendues un bon prix, 10 centimes pièce. Un entrepreneur paye 25 francs par mois pour avoir le droit d’emporter toutes les boites de fer-blanc recueillies au dépôt. La ferraille se vend au taux de 9fr,55 la tonne, les chiffons, 15fr,60 les mille kilogrammes, et la ficelle se paye jusqu’à 125 francs.
Ces chiffres suffisent, croyons-nous ; à démontrer non seulement que toute chose en ce monde a son prix, . mais que l’administration de Waterloo Bridge est comme une sorte d’immense bazar du vieux, où l’on sait tirer profit du plus humble objet avec une intelligente industrie, dont, nous l’avons vu tout à l’heure, le budget de la Cité et l’hygiène publique sont les premiers à bénéficier.
X. WEST.