Les champignons comestibles sont beaucoup plus nombreux qu’on ne se l’imagine habituellement et plusieurs sont au moins aussi bons — si ce n’est meilleurs que l’éternel champignon de couche, la médiocre girole, le trop momentané cèpe, la vraiment trop onéreuse truffe. Ils n’ont que le tort de pouvoir être confondus avec des espèces vénéneuses, bien qu’à cet égard il y ait beaucoup d’exagération — cinq ou six tout au plus étant mortelles — et, en outre, d’être un peu trop variables dans leur végétation, la même espèce pouvant être très commune une année et très rare l’année suivante. Pour remédier à cet état de choses, il est bien évident qu’il n’y a qu’à cultiver les champignons les plus suaves en mettant à leur disposition le milieu le plus favorable à leur bon développement. En théorie, cela va tout seul ; mais, dans la pratique, il n’en va pas de même : bien que les champignons semblent pousser n’importe où, ils sont d’une exigence inouïe quant à la nutrition ; un peu trop ou pas assez de telle substance qui leur convient, ils ne poussent plus ou végètent lamentablement. Bien plus, quand on a trouvé le milieu favorable, il se trouve parfois que celui-ci convient aussi et quelquefois encore mieux à une autre espèce dont les spores flottent dans l’air et qui, dès lors, s’y implante au détriment du précédent, de sorte que, finalement, au lieu d’obtenir ce que l’on désire, on récolte un champignon n’ayant pas plus de saveur agréable qu’un morceau de cuir. M. Louis Matruchot, un de nos meilleurs botanistes, professeur adjoint à l’École normale supérieure, s’occupe depuis de longues années de rechercher des milieux de culture favorables à divers champignons comestibles croissant habituellement à l’état sauvage. Il est arrivé, il y a déjà quelque temps, à des résultats positifs en ce qui concerne le Petit-pied-bleu, le Tricholoma nudum des mycologues. Voici maintenant qu’il nous fait connaître un procédé de culture facile du Pleurote Corne d’abondance, également appelé Coquille du chêne et Corne d’abondance du chêne. Malgré ces deux derniers noms vulgaires, ce n’est pas sur le chêne qu’on le rencontre le plus fréquemment, mais plutôt sur les vieux troncs des ormes, en été et en automne. Ce Pleurotus cornucopioides, comme le nomment les botanistes, est d’un blanc de lait, grisâtre ou ocracé pâle ; son chapeau — de 5 à 10 cm de diamètre — est en entonnoir ou en cornet ; le pied est blanc, courbé, presque central et soudé aux pieds voisins de manière à ressembler à un candélabre irrégulier et fantaisiste, qui pourrait servir de motif d’art nouveau ; les feuillets descendent en filet vers la base du pied et sont d’abord blancs, puis blanc rosé ou crèmes, enfin couverts de spores un peu rosées ; la chair est blanche à odeur de farine.
Voici comment M. Matruchot fut amené à s’occuper de ce pleurote. Au cours de l’été de 1909, M. Bourrelier, propriétaire à Verrière. (Seine-et-Oise), lui signalait l’état précaire de plusieurs beaux ormes de son parc, en même temps que l’existence, sur le tronc de ces arbres, d’assez nombreux chapeaux d’un champignon qu’il reconnut être le Pleurote Corne d’abondance. Par suite de leur état maladif, il fallut les abattre : on reconnut alors que le bois était profondément envahi par le mycélium, c’est-à-dire par les filaments du champignon.
C’est alors que reprenant un procédé qui est très ancien (puisque, selon Cordier, il remonte jusqu’à Dioscoride) et qui fut repris au siècle dernier par Deveaux, lequel l’appliqua au Pholiota œgerita, M. Matruchot enterra trois des rondelles de tronc d’orme dans le jardin de l’École normale supérieure, en un endroit abrité et frais, sous une couche de terreau de quelques centimètres d’épaisseur. Le sol fut maintenu humide à l’aide de quelques arrosages. Dès le printemps de 1910, la végétation du mycélium se manifesta, et au mois de juin apparurent les premiers chapeaux. L’une des rondelles donna naissance à trois séries successives de champignons, qui furent récoltés le 15 juillet, le 28 août et fin septembre. La seconde rondelle fournit trois récoltes également : 15 juin, 4 juillet et fin août. Enfin la troisième rondelle ne donna que deux récoltes, en juillet et en octobre. Dans tous les cas, les champignons apparurent par touffes sur la base supérieure et le bord latéral des rondelles de bois ; chaque touffe, comme dans la végétation naturelle de cette espèce, comprend de nombreux chapeaux nés sur les ramifications d’un même pied.
On voit, en résumé, que cette culture est très facile lorsqu’on possède des troncs d’ormes déjà attaqués. Mais on peut espérer qu’on y arrivera aussi en contaminant artificiellement des rondelles d’ormes indemnes soit avec des spores provenant directement d’un Pleurote, soit — ce qui serait sans doute préférable — avec des cultures pures faites d’abord en milieu stérilisé, ainsi que M. Matruchot en a également obtenu.
Espérons que ces recherches engageront les « amateurs » à faire des expériences analogues sur d’autres espèces analogues. Dans le genre Pleurote, notamment, ils ont un vaste champ à explorer. C’est ainsi que le Pleurote du chêne (Pleurotes dryinus), qui pousse, en été et en automne sur des troncs d’arbres divers, est un comestible excellent à l’état jeune ; que le Pleurote du Panicaut (Pleurotes Eryngii), qui pousse sur les tiges du Panicaut, est très bon et se vend d’ailleurs, sur les marchés de La Rochelle, de Bourges et de Perpignan ; que le Pleurote en huître (Pleurotus ostreatus), que l’on rencontre en automne et en hiver sur les hêtres et les peupliers, est très estimé dans les Vosges ; que le Pleurote de l’orme (Pleurotes ulmarius), qui végète sur les ormes et les charmes, est bon à manger, fait d’ailleurs connu des paysans qui le nomment Aroubeillo d’Oulmé, Bouli d’Oulmé, Bolet d’Ulm, Comparol d’Oulmé, Ourinerados, Oreille d’Orme. Les amateurs de noms pittoresques peuvent, on le voit, s’en donner à cœur-joie avec les champignons….