En 1890, arrivaient à Washington des fiches représentant 63 millions d’hommes. Comment se rendre compte de ce qu’il y avait dans cette montagne de papier ? Comment en tirer une description complète du peuple américain ?
Pareil problème se pose à chaque instant aux statisticiens. On n’a fait qu’une bien faible partie du travail quand on a accumulé des matériaux. Il faut ensuite en tirer parti. Pour cela, il fallait jusqu’à présent une armée d’employés occupés pendant des mois et des années à lire des bulletins, à les classer et à les pointer. Travail fastidieux s’il en fut jamais, il demande un temps énorme et par conséquent de très fortes sommes, et qui, pour offrir des garanties d’exactitude, doit être surveillé de près.
En Amérique surtout, le travail de dépouillement du recensement est véritablement écrasant. Le Census américain est en effet incomparablement plus complet que celui des peuples d’Europe. De toutes les grandes nations de l’Europe, celle où cette opération est certainement le plus négligée est incontestablement la France, où les problèmes démographiques, - quoique plus poignants qu’en aucun autre pays n’excitent que peu l’intérêt du public. Au contraire, on peut dire qu’aucune nation du globe ne fait un recensement plus complet que les États-Unis.
On mit donc au concours le problème que nous formulions en tête de cet article : trouver le moyen le plus rapide, le plus économique et le plus exact de tirer la vérité enfouie sous 63 millions de fiches statistiques. Trois concurrents se présentèrent : les deux premiers ne faisaient qu’améliorer médiocrement les procédés connus ; le troisième, M. Hollerith, faisait sa statistique à la machine. Il mit 77 heures seulement à faire un travail que ses concurrents ne purent exécuter qu’en 150 heures, et en outre son procédé fut reconnu moins sujet à l’erreur. C’est dire que son système fut adopté sans hésiter.
Depuis, il fut adopté en Autriche où je l’ai vu fonctionner. Il fut adopté aussi au Canada où l’on m’a déclaré qu’il avait rendu d’excellents services. Enfin, je l’ai vu fonctionner à Washington. Actuellement une machine Hollerith est à l’essai dans les bureaux de la statistique municipale de Paris, 1, avenue Victoria.
Voici sur quels principes est fondée cette machine : Tout d’abord il faut copier les fiches statistiques de façon qu’elles puissent être lues par la machine. Le système de lecture est celui qu’a inventé l’immortel lyonnais Jacquart. On imprime sur une carte (en caractères abrégés) toutes les réponses possibles aux questions posées ; puis on perce un trou au niveau des réponses affirmatives. La figure 1. montre par exemple une partie de la carte qui a été imprimée pour traduire en trous un bulletin de statistique de naissance ; la figure 2 représente la même portion de carte après qu’on y a percé les trous indiquant qu’il s’agit d’un enfant né vivant après huit mois de gestation seulement, du sexe masculin, illégitime, reconnu par son père aussitôt, après la naissance, né en février dans le Ve arrondissement, quartier de la Sorbonne, d’un père âgé de trente ans, exerçant la profession de cocher, et d’une mère âgée de vingt ans, primipare, accouchée dans un hôpital avec l’assistance d’un médecin. Tout cela est écrit sur notre carte, et écrit en trous, de telle façon que la machine puisse le lire aussi facilement et beaucoup plus rapidement que vous ne pourriez le faire vous-même.
Pour percer ces trous, on se sert d’une machine que représente notre figure 3 (p.220) .Une table TT’ est percée de tous les trous que l’on peut pratiquer sur la carte ; près de chacun d’eux est inscrite une des abréviations cabalistiques qui sont imprimées sur les cartes elles-mêmes, et cela dans le même ordre, de façon que, par exemple, le premier trou de l’angle gauche supérieur est accompagné de la formule VI (né vivant) ; le second trou de la première rangée, de la formule M (masculin) et ainsi de suite. Quant à la carte qu’on veut perforer, on l’a glissée dans le cadre CC’. Si l’on veut percer le trou signifiant que l’enfant est né vivant, on saisit la poignée 31, et on enfonce la pointe P dans le premier trou (à partir du gauche) de la première rangée. Par 1), on abaisse le levier ML au milieu duquel se trouve un emporte-pièce E qui perce la carte à l’endroit voulu.
Voici maintenant comment la machine Hollerith. lit les trous que l’on a ainsi percés.
Cette machine dans son ensemble est représentée par la figure 5 (n° l.). Elle ressemble asez par ses dimensions t un piano droit. L’opérateur s’assied devant ce meuble et il introduit ses cartes percées sous la presse P qui en constitue la partie essentielle. Cette presse est représentée avec plus de détail dans le coin supérieur droit de la figure 5 (n° 2.)
Son plateau inférieur, qui est fixe, est percé d’autant de godets qu’il y a de trous possibles dans la carte perforée. Dans chacun de ces godets est une goutte de mercure ; chacun d’eux communique avec une pile. Le plateau supérieur, qui est mobile, est hérissé sur sa face inférieure d’autant d’aiguilles qu’il y a. de godets sur le plateau inférieur. Chacune de ces aiguilles est montée sur un petit ressort à boudin dans laquelle elle peut ; rentrer si elle est poussée.. (L’une de ces aiguilles est représentée à part, avec détail sur notre figure 5.) toutes ces aiguilles sont reliées à la pile électrique.
On introduit la carte statistique entre les deux plateaux de la presse (entre A et G), et l’on abaisse sur elle le plateau supérieur. Voici alors ce qui se, liasse. Partout où il n’y a pas de trou percé, l’aiguille correspondante du plateau supérieur est arrêtée ; elle rentre alors dans le petit ressort à boudin et il ne se passe rien de particulier. Mais lorsqu’il y a un trou au. niveau de l’aiguille, celle-ci traverse ce trou, vient baigner dans le godet de mercure et le courant électrique est fermé. Ce courant actionne l’aiguille de l’un des cadrans que l’on voit représentés (fig. 5 (n’’1.) en. C, et lui fait marquer une unité. L’utilité de la machine hollerith serait bien restreinte si elle se bornait à la besogne que nous venons de décrire. il ne nous suffit pas de savoir combien il y a de naissances masculines, combien il en a d’illégitimes, combien il y en a d’issues de mères de Vingt ans, etc. 11 faut, surtout, combiner entre eux ces divers renseignements, il faut savoir, par exemple, combien de naissances de chaque sexe et de chaque état civil sont issues de mères de chaque âge. C’est en combinant ainsi les renseignements les uns avec les autres que l’on arrive à des résultats intéressants.
Ces comptes compliqués, lorsqu’on les exécute par la méthode ordinaire, sont très longs à établir. Par la machine hollerith, ils se font mécaniquement presque sans aucun supplément de travail. C’est ce qui fait sa supériorité.
Elle y parvient par le système des relais dont voici l’explication :
Un relais (fig. 5, n° 3) se compose d’une petite bobine encadrée par trois pièces métalliques dont chacune forme comme l’un des trois traits d’un II grec ; les deux jambages du 11 soit figurés par deux petites colonnes métalliques à l’axe de la bobine, tandis que le trait transversal. du II est figuré par une petite barre de fer doux qui touche l’extrémité d’une de ces colonnes, nais qui est maintenu légèrement éloignée de l’extrémité de l’autre colonne au moyen d’un petit ressort très doux ; si un courant, électrique vient animer la. bobine, cette petite barre de fer est attirée, malgré la faible résistance du ressort, et le II se trouve alors (niais seulement a lors) parfaitement formé.
Supposons que nous voulions savoir combien d’enfants de chaque sexe ont été mis au monde par des femmes de chaque âge (celles-ci groupées en 8 groupes d’âges), nous dirigeons (voy-. le diagramme fig. 4) le fil partant du godet correspondant au sexe masculin, vers une série de 8 bobines B, B, B… De même, le fil provenant du godet correspondant au sexe féminin vient animer une série de bobines 11 ;’ B’… I d’autre part les fils des 8 godets correspondant ; à chacun des groupes d’âge seront dirigés chacun vers la première colonne métallique de l’un des relais de la série ;animée par le fil correspondant au sexe masculin. De là, ce fil sera dirigé vers la première colonne métallique d’un relais de la série animée par le fil correspondant au sexe féminin.
Supposons que l’enfant soit du sexe féminin et issu d’une mère âgée de vingt à vingt-quatre ans. Les relais animés par le fil partant du godet, du sexe féminin seront tous fermés ; d’autre part un courant, partant du godet correspondant à l’âge de vingt à. vingt-quatre ans, se dirigera ’vers le relais correspondant de la série animée par le fil du sexe masculin B,B,B… ; ces relais restant ouverts, il sera. impossible au courant de passer de la première à la deuxième colonne du relais. Ce courant se dirigera donc vers un relais de la série féminine ; ce relais sera fermé et le courant passera. de la première vers la. deuxième colonne. De là il hourra être dirigé -vers un cadran qui sera affecté aux enfants féminins nés d’une mère de vingt à vingt-quatre ans.
Mais nous pouvons être plus exigeants et nous pouvons désirer savoir combien, parmi ces enfants, sont légitimes et combien sont illégitimes. Rien de plus aisé que de le savoir.
Il suffira d’instituer deux nouvelles séries de relais, l’une animée par un fil partant du godet des légitimes, l’autre animée par un fil partant du godet des illégitimes. Les fils s’y rendront ; avant de se diriger vers les compteurs (ceux-ci deux fois plus nombreux que dans le cas précédent) .
Il est facile de voir que cette méthode permet, les combinaisons les plus variées. On n’est, limité que par le nombre des relais et des cadrans, c’est-à-dire que par une question de place et d’argent. Rien que pour l’enquête que nous venons de supposer, il. faut 32 cadrans et 48 relais. Or les machines hollerith comptent, soit 40, soit 70 cadrans.
Si l’on veut des comptes plus compliqués, on peut les obtenir sans difficulté, mais il faut remettre les cartes sous presse une seconde. fois. A Vienne les cartes sont remises jusqu’à quatre fois sous presse.
Pendant chacune de ces opérations, on prépare l’opération suivante au moyen du sorting box, meuble dont nous donnons la représentation figure 5 dans la partie droite de la gravure n° 1., et figure 6 pour en mieux montrer le détail. Il a pour but la classification des cartes statistiques. Il se compose d’une série de boites dont le couvercle est actionné par une petite bobine (dont on voit le détail n° 2 de la figure 6). Si l’on veut, par exemple, faire une recherche d’après l’arrondissement où habitent les parents de l’enfant, on mettra chacune des boites du sorting box en rapport avec le fil correspondant au godet de chaque arrondissement ; la boite du Y° arrondissement, par exemple, s’ouvrira chaque fois qu’il aura contact dans le godet de cet arrondissement. A la fin de l’opération, on aura donc dans chaque boite un paquet de cartes ne contenant que celles d’un des arrondissements de Paris ; lorsqu’on remettra sous presse l’un de ces paquets, on saura que les compteurs ne donnent que les résultats concernant cet arrondissement.
En résumé, la machine Hollerith exige : 1° que l’on perce les trous qui doivent rendre les bulletins statistiques lisibles pour la machine. Cette première opération exige environ 1 heure pour 100 bulletins ou 1. heure pour 500 selon le nombre de renseignements demandés sur le bulletin. Dans les cas les plus ordinaires (dix ou douze questions) c’est le premier de ces deux chiffres qui est exact ; 2° que l’on. mette les cartes ainsi perforées sous presse. Cette seconde opération exige 1 heure pour 1000 ou 1200 bulletins selon le ,degré d’adresse de l’opérateur, et surtout selon le nombre de fois qu’il faut interrompre le travail pour lire les résultats inscrits sur les compteurs. Au Census office américain, 81 employés et employées (les femmes exercent au moins aussi souvent que les hommes les fonctions d’employées) travaillant 6 heures et demie par jour, ont mis sous presse 556346 cartes par ,jour, soit 6868 chacun, soit un peu plus de 1000 par heure. Ces chiffres ressemblent beaucoup à ceux qui n’ont été, donnés en Autriche Ils sont quelquefois dépassés de beaucoup p par des employées exceptionnelles. Quelques-unes manipulent jusqu’à 2000 et même 3000 cartes par heure ; des femmes surtout se distinguent dans ce travail de prestidigitation.
La machine Hollerith peut servir à autre chose encore qu’à compter des unités. Elle peut aussi additionner les valeurs qui sont portées sur les bulletins de statistique par là elle se prête aux statistiques commerciales et financières. C’est pour cet usage qu’elle est actuellement à l’essai Berlin dans la statistique des douanes allemandes ; chaque colis qui pénètre de l’allemagne ou en sort est représenté par un bulletin portant le lieu de départ et le lieu d’arrivée du colis, la nature des marchandises qu’il contient, etc. ; voilà. des renseignements que la machine Hollerith, telle que nous l’avons décrite, peut facilement, enregistrer et compter ; mais en outre chaque bulletin porte le poids du colis et sa valeur pécuniaire. Une modification apportée à la machine (mais il serait trop long de la décrire ici) permet facilement d’additionner aussi ces deux ordres de renseignements.
Tels sont, très sommairement écrits, les principes sur lesquels repose la remarquable machine Hollerith, appelée par son auteur tabullating system. Cette machin peut être très perfectionnée. L’appareil à percer les bulletins ressemble aux machines écrire telles qu’on les construisait autrefois ; il pourrait, avec avantage, ressembler à celles que l’on construit aujourd’hui. Enfin le travail qui consiste à prendre une trie, à la poser entre les deux plateaux (plateau des godets, plateau des aiguilles), et à la glisser ensuite bus une des boîtes du sorting box est un travail purement machinal qui devrait par conséquent, être exécuté par la machine elle-même.
Telle qu’elle est cependant, la. machine Hollerith a le grand avantage (le donner au statisticien les résultats les plus variés et les plus analytiques presque sans supplément de travail. C’est là son plus grand mérite. C’est pour cela qu’après avoir été adoptée en Amérique., elle l’a été au Canada, et rend les plus grands services à ceux (qui dirigent, les travaux de la statistique dans le Nouveau-Monde. L’Europe n’a pas tardé à employer le nouveau Système. Le premier pays qui l’ait adopté de ce côté de l’Atlantique, est l’Autriche. Actuellement même, la machine Hollerith est mise à essai. à Rome, dans les bureaux de la. statistique générale d’Italie ; à Berlin, dans les bureaux. de la statistique des douanes, et à Paris dans les bureaux de la statistique de la ville de Paris. Nous croyons que ce remarcquable système est appelé à prendre un grand développement.