L’Albert-Bridge, à Londres

La Nature N°184 - 9 Décembre 1876
Dimanche 9 janvier 2011

Depuis notre premier séjour à Londres, il y a vingt-cinq ans, la ville s’est considérablement agranndie. Si nos souvenirs n’avaient été fort précis, l’éétude comparative des plans levés à diverses époques nous eût suffisamment renseigné à cet égard. En concordance avec une loi qui a été vérifiée pour un grand nombre de villes importantes, c’est du côté de l’ouest (West End) que le développement s’est accentué : la rive droite de la Tamise prend également un développement rapidement croissant. Aussi les anciennes communications entre les deux bords de la rivière sont-elles devenues insuffisantes : en certains points, deux kilomètres, et plus, séparaient les ponts les plus rapprochés, et cette distance, admissible lorsqu’il s’agissait, de la banlieue, pour ainsi dire, est devenue trop grande pour des quartiers de la ville. Aussi la construction d’un pont entre les ponts de Chelsea et de Battersea fut-elle dès longtemps jugée nécessaire ; ce pont situé à l’extrémité de Batterrsea-Park et qui réunit Albert-Road et Oakley-Street a reçu le nom d’Albert Bridge (Pont-Albert) ; sa connstruction, décidée en principe dès 1864, fut retardée par diverses circonstances, et ce n’est qu’en 1872 que les travaux furent commencés ; mais, poussés avec rapidité, ils furent promptement terrminés et le pont fut livré au public le 23 août 1873.

L’Albert Bridge est un pont suspendu de 215 mètres de longueur, formé de trois travées, deux traavées latérales de 46m,50 chacune, et une travée centrale de 120 mètres : il y a donc deux piles en rivière. La largeur du pont, au niveau de la chaussée, est de 12 mètres environ, la chaussée ayant 8,10m et chacun des trottoirs 1,95m ; le tablier qui au droit de chaque culée est à 3 mètres au-dessus du niveau moyen des eaux, est à 6m,50 au-dessus de ce niveau sur l’axe, ce qui correspond à une rampe moyenne de 0,031m par mètre.

Les dimensions de ce pont ne présentent, en somme, rien de bien extraordinaire, et il n’y aurait pas lieu d’insister, si cet ouvrage n’était l’application d’un système peu connu en France : le système Ordish. Les deux premiers ponts construits en Euurope remontent aux années 1868 et 1869, ils sont jetés sur la Moldau : le premier, qui se trouve à Prague, est le plus considérable, il est connu sous le nom de pont François-Joseph.

Avant de décrire l’Albert Bridge, il nous paraît nécessaire de rappeler en quelques mots le principe sur lequel repose la construction des ponts suspendus, tels qu’ils furent adoptés tout d’abord.

On sait qu’une corde pesante dont les extrémités sont fixées en deux points situés à la même hauteur, prend sous l’influence de son poids une certaine courbure : la courbe décrite est connue sous le nom de chaînette. Cette corde exerce sur les points auxquels elle est fixée une tension qui dépend de la flèche de la chaînette c’est-à-dire du rapport entre la distance du point le plus bas aux points d’appui et la distance horizontale des points d’appui. On peut concevoir qu’au lieu d’être fixée en ces points, la corde pesante ne fasse que s’y appuyer pour se continuer au delà et aller se fixer an niveau du point le plus bas (ou à peu près), à des massifs solidement encastrés dans le sol. On peut trouver là une résistance à peu près aussi considérable qu’on le désire.

Si, maintenant, en des points également espacés de cette corde, on suspend des poids, par des tiges verticales, la forme de la courbe changera quelque peu ; mais, d’une manière générale, les considérations précédentes subsisteront. Ces tiges verticales peuvent être utilisées pour supporter des traverses sur lesquelles on fait reposer les pièces d’un tablier de pont. Un pont suspendu ainsi constitué consiste donc en une corde, câble, chaîne, fixée invariablement dans le sol à ses deux extrémités, s’élevant en décrivant une courbe jusqu’à passer au sommet d’une pile en rivière, pour redescendre ensuite puis remonter au sommet de la pile suivante, et ainsi de suite, s’il y a plusieurs piles, À cette chaîne de suspension sont fixées des tiges de fer verticales dont chacune supporte une partie du tablier qui se trouve ainsi constitué par une suite de pièces distinctes.

Les inconvénients de ce système sont faciles à concevoir : d’une part, possibilité de déformations transversales du tablier, sons l’influence de vents violents soufflant dans la direction de la vallée ; d’autre part, changement dans la forme du câble lorsqu’un poids notable vient à reposer en un point quelconque, le câble se redressant plus ou moins entre le point d’appui fixe et le point d’application du poids. Si le poids est mobile, la déformation se déplace ; si la charge se reproduit au fur et à mesure qu’elle se déplace, comme c’est le cas lors d’un convoi de voitures se succédant, d’une troupe, etc., il se produit des déformations périodiques. Ces déformations augmentent considérablement les tensions aux divers points, en même temps que devenant périodiques, elles produisent des vibrations qui diminuent la résistance des matériaux : d’où la possibilité de ruptures de câbles ou de tiges de suspension et d’accidents graves ; l’exemple ancien du pont d’Angers n’est sans doute pas ignoré des lecteurs de la Nature. Ces connsidérations expliquent le discrédit dans lequel sont tombés, parmi nous, les ponts suspendus.

Les États-Unis furent l’un des premiers pays où se produisit une réaction : les ingénieurs de ce pays introduisirent dans la construction des ponts suspendus des modifications qui amélioraient les conditions de résistance. D’abord l’emploi pour le tablier de parties rigides qui diminuaient considérablement les oscillations latérales aussi bien que les déformations locales sous l’influence de charges isolées, en rendant solidaires toutes les parties de ce tablier ; d’autre part, l’établissement des câbles inférieurs placés dans le plan du tablier, de haubans rattachés à la rive à diverses distances, annula presque complétement les oscillations transversales.

Pour éviter d’augmenter le diamètre ou le nombre des câbles de suspension à mesure que les ponts devenaient plus considérables, les ingénieurs américains employèrent des haubans qui, fixés au sommet des piles à une extrémité vont par l’autre extrémité, s’attacher en différents points du tablier qu’ils supportent ainsi, soulageant d’autant le câble de suspension. On sait que les Américains ont assez de confiance dans la solidité des ponts suspendus modifiés de cette façon, pour ne pas hésiter à les faire servir au passage des trains de chemin de fer.

Comme dans les ponts américains, il y a un câble de suspension et des haubans dans les ponts du système Ordish ; mais leur rôle a été quelque peu modifié et il en est résulté une amélioration notable, comme nous allons l’expliquer.

Imaginons en effet (fig. 1) une tige rigide AB (tablier du pont) fixe en A et supportée en B par un hauban BC, dont l’extrémité C est maintenue fixe ; une charge pesante P passant sur le tablier tendra à abaisser le point B. Si le hauban CB est rectiligne, ce déplacement ne poura se produire qu’à la condition que ce hauban s’allongera, et il faudra une force considérable pour produire un faible déplacement, si la section de CB est suffisante. Mais, en réalité, les choses ne se passent pas ainsi : le hauban qui est aussi pesant prend une forme curviligne CMB et, sous l’influence de la charge, le point B peut s’abaisser par un simple redressement de ce hauban sous un effort relativement faible. On conçoit facilement par cette remarque que les déformations du tablier seraient connsidérablement diminuées, si l’on pouvait obtenir que les haubans fussent rectilignes ; or, c’est là le caractère principal des ponts du système Ordish et c’est ce qui constitue leur avantage spécial.

Dans ces ponts, il y a un tablier rigide AB, (fig. 2), un câble de suspension GMN et des haubans CB : le câble est relié au tablier par des tiges de suspension MM« , NN » qui le supportent en partie ; mais ces tiges ont un autre effet : elles traversent les haubans en M’, N’, et ceux-ci, lors de la construction, peuvent être tendus jusqu’à être sensiblement rectilignes, des vis de pression qui les fixent contre les tiges verticales les maintenant dans cette situation. De sorte que le câble sert à donner aux haubans cette position rectiligne qui, nous l’avons expliqué tout à l’heure, est particulièrement avanntageuse, en ce qu’elle diminue les mouvements vertiicaux du tablier pour une charge donnée.

L’Albert Bridge présente en outre quelques dispositions particulières qui ont pour but de parer aux inconvénients qu’on reprochait aux pont suspendus. D’abord les deux câbles de suspension sont plus écartés à leur partie supérieure, au niveau des points d’appui sur les piles, qu’au niveau du tablier (fig. 3) : il résulte de là que les tiges de suspension et les haubans sont situées, pour un même côté, dans un plan notablement incliné sur la verticale ; cette disposition jointe à la rigidité du tablier a pour effet d’annuler à peu près les oscillations latérales.

D’autre part, les câbles ne sont pas amarrés à leurs extrémités dans des massifs maçonnés construits en arrrière des quais. La rigidité du tablier, qui est très grande, a permis de fixer l’extrémité du càble à l’extrémité du tablier qui se trouve ainsi suspendu entièrement aux points d’appui qui se trouvent sur les piles ; les rives du fleuve, les quais, pourraient disparaitre, sans que le tablier cessât de se maintenir en équilibre. Disons cependant que, pour diminuer l’étendue des oscillations des extrémités du pont, un boulon d’assez grande longueur, fixé à la poutre métallique d’un côté, est ancré d’autre part dans le massif de la culée.

Pour terminer ce qu’il nons paraît intéressant de dire sur ce pont, dont nous croyons le principe sussceptible d’utiles applications, nons pensons devoir donner les l’enseignements numériques suivants :

Chaque pile est formée de deux colonnes métalliques séparées dans toute leur hauteur et reliées seulement au sommet par un arc en fonte. Ces colonnes sont éloignées de 16,50m d’axe en axe ; chacune d’elles consiste en un tronc de cône servant de base et reposant sur le London Clay, à 11 mètres au-dessous du niveau des hautes mers ; le diamètre, qui est de 7,50m à la partie inférieure, n’est plus que de 4,50m au sommet ; ces troncs de cône sont l’emplis de béton. Au-dessus et sur une hauteur d’environ 25 mètres s’élèvent des tours constituées par une partie centrale en fonte creuse, entourée de huit colonnettes en fonte ; l’ornementation, qui est assez riche, se rapporte au style gothique. Le câble est en fil d’acier, son diamètre est de 0,150m. La flèche de la courbe qu’il décrit est de 18,15m, soit environ 1/7 de la distance des piles, 120 mètres (fig. 4) ; les tiges de suspension sont espacées de 6 mètres ; ce sont des cylindres en fer de 0,09m de diamètre. Les hanbans sont au nombre de quatre de chaque côté, se terminant au tablier à distances égales, de 12 en 12 mètres ; ces haubans, de section rectangulaire, sont constitués par des feuilles de-tôle superposées : ils sont formés de deux parties entre lesquelles passent les tiges de suspennsion ; aux points d’intersection, comme nous l’avons dit, il y a réunion à l’aide de vis de pression.

Le tablier est supporté par deux poutres en tôle de 213 mètres de longueur et de 2,25m de hauteur ; ces poutres, auxquelles se fixent le câble en son milieu et à ses extrémités, les tiges de suspension et les haubans, participent à l’inclinaison générale de ces derniers, qui est de 1/7 sur la verticale, de telle sorte que, écartées de 12,35m à la partie supérieure, elles ne le sont que de 11,70m à la partie inférieure : leur forme générale est celle d’un double T ; elles sont réunies par des entretoises de 0,75m, de même forme, qui supportent le tablier.

Ces poutres reposent à leurs extrémités sur les culées et au premier et au troisième quart environ sur les piles, sans qu’il y ait en ces points, de liaison intime ; ce sont en quelque sorte des poutres armées, d’une forme spéciale.

On le voit, d’après ce qui précède, le principe premier des ponts suspendus a été notablement moodifié dans son application à l’Albert Bridge ; il nous parait que, sous cette nouvelle forme, ces ponts sont susceptibles d’être employés avantageusement et très dignes d’être signalés.

X. Ingénieur des ponts ct chaussées.

Revenir en haut