Jardins chinois et japonais

Albert Tissandier, La Nature N°1520 — 12 juillet 1902
Mardi 2 février 2010 — Dernier ajout dimanche 27 décembre 2015

Les jardins en Chine sont encore peu connus par les Européens. Les voyageurs les décrivent à peine dans les relations qu’ils font de ce beau pays. Il est vrai qu’on ne pénètre pas aisément dans la propriété d’un chinois riche. Ainsi, même actuellement, ne pouvons-nous guère avoir encore une idée des jardins chinois que par les belles porcelaines à l’émail incomparable qui nous viennent de Chine depuis plus de 300 ans, sur lesquelles ils sont fidèlement représentés, avec leurs fleurs, leurs rocailles et leurs gracieux pavillons.

Ce n’est, comme on le sait, qu’à la fin du quinzième siècle, à l’époque où les Portugais et les Hollandais pénétrèrent en Chine que les Européens commencèrent à entendre parler des jardins chinois et de leur aspect si pittoresque.

Aujourd’hui, quand on visite, comme je l’ai fait dans mon voyage en Chine, des jardins à Canton, à Foo-chow, à Nanking et à Ychang sur les bords du Yan-tsé-Kiang, ou à Peking, on est frappé des ressemblances qu’ils peuvent avoir, surtout dans les parterres de fleurs, avec ceux que nous avons coutume d’appeler jardins à la française. Les parterres de fleurs paraissent en beaucoup de points semblables à nos anciens « Jardins de Curé » que nous voyons encore souvent en province. — Ces analogies peuvent s’expliquer par l’influence qu’ont pu avoir en Chine, à différentes époques, les Pères de la Compagnie de Jésus, ou les Pères Lazaristes qui vivent depuis si longtemps en ce pays. Sous le règne de l’empereur Ouan-li (dynastie des Ming), en 1601, le Père Ricci obtenait l’autorisation de s’installer à Peking. L’empereur lui donnait, sur son trésor, les sommes nécessaires pour son entretien et celui de ses serviteurs. Les mandarins et les lettrés venaient souvent visiter le Père Ricci qui, quatre ans plus tard, avait déjà plus de 200 adeptes, parmi lesquels on comptait nombre de mandarins distingués. En 1654, c’était le Père Jacques Rho qu’on chargeait de l’organisation de l’Observatoire de Peking avec l’aide du Père Adam Schall. L’empereur Kang-hi, qui régna 61 ans, aimait les sciences et les arts, aussi protégea-t-il souvent les missionnaires de Peking. Ces Pères ont eu toujours, dans les missions où ils formaient des adeptes, des jardins qu’ils plantaient suivant le goût européen. Ils semaient dans leurs petits jardins des graines de leur pays et les faisaient soigner par de jeunes catholiques chinois. Il en est de même aujourd’hui..

Sous le règne de l’empereur Kien-long, le Père Michel Benoist, mathématicien distingué de France, arrivait en Chine en 1744. Il fut appelé par l’empereur qui désirait avoir dans ses jardins du palais d’été, le Yuen-Ming-Yuen, des jets d’eau semblables à ceux qu’il avait remarqués dans une peinture qui venait d’Europe et le chargeait d’en exécuter pour lui, afin d’orner ses parterres.

Ces jardins étaient déjà connus par le Frère Attiret, jésuite français né à Dôle en 1702. L’empereur Kien-long le chargeait de peindre pour lui des aquarelles qu’il faisait avec talent. Le Frère Attiret considérait le Yuen-Ming-Yuen comme un vrai paradis terrestre. Dans une lettre, datée du 1er novembre 1743, il observe que les nombreux canaux qui ornent les jardins ne sont point, comme en Europe, bordés de pierres taillées au cordeau, mais « tout rustiquement, avec des morceaux de roches dont les uns avancent, les autres reculent, et qui sont posées avec tant d’art qu’on dirait que c’est l’ouvrage de la nature » ; plus loin, il dit que « les bords sont semés de fleurs qui sortent des rocailles ; chaque saison a les siennes, etc. »

C’est dans ces lieux charmants que le Père Benoist eut à construire une machine hydraulique. En automne 1747, l’empereur Kien-long admirait, dans ses jardins, le premier jet d’eau ou « Choui-fu » qui fonctionna avec grand succès. Le Père Michel Benoist dut en faire d’autres dans les jardins de ville du Fils du Ciel et chez de riches mandarins.

Si les parterres à compartiments des Chinois ressemblent parfois à nos parterres français, ils sont souvent garnis d’ornements qui nous sont inconnus et qui doivent, chez les Célestes, être d’un usage très ancien. Ce sont des vases garnis de plantes auxquelles ils savent faire prendre les formes les plus inattendues. Les jardiniers chinois confectionnent d’abord, avec de légères lanières faites de bambou retenues par des fils de fer, des moules représentant une chimère, un oiseau, un cerf, une pagode, etc., leur fantaisie n’ayant pas de limite. Ces moules terminés, ils les fixent sur le vase et plantent des arbustes, souvent l’ulmus pumila de Chine, au feuillage menu et dentelé, dont les branches, patiemment conduites, les recouvriront peu à peu en entier. Pour un animal, les Chinois ajoutent des yeux de verre ; si c’est une pagode, elle aura des clochettes de bois doré, etc. Nous en voyons des exemples dans la gravure N°3. La pagode est munie de ses clochettes, le cerf de ses yeux de verre. L’oiseau, sur son perchoir, formé de quatre arbustes entrelacés, est peut-être le plus original des trois spécimens représentés que j’ai dessinés d’après nature dans le jardin du monastère bouddhique de Honam, situé au bord de la rivière des Perles, à Canton. A côté de ces vases si curieusement garnis, je voyais des ifs de 5 mètres de hauteur, taillés et torturés de manière à représenter des mandarins plus grands que nature. Le promeneur, en parcourant les allées, passe une revue la plus étrange qu’on puisse voir, toute composée de ces personnages de verdure, étonnants d’aspect.

La gravure N° 4 ; page 89( En haut de page) représente le jardin d’un riche mandarin de Canton, situé hors de la ville, près la rivière des Perles. On remarque sur les terrasses une quantité de vases garnis de ces arbustes fantastiques ayant les formes les plus diverses et les gracieux pavillons en bois sculpté découpés à jour, si aimés des Chinois. On voit aussi, dans d’autres jardins de Canton, de nombreux vases garnis de ces poupées en fil de fer, toutes habillées de fleurs, dont la tète, les pieds et les mains sont en faïence émaillée. J’en ai parlé déjà dans ce journal [1].

Toutes choses artistiques dérivant au Japon des arts chinois, il n’est pas étonnant de rencontrer, en ce pays, des jardins offrant beaucoup d’analogie avec ceux de la Chine. Les Japonais savent aussi nanifier les arbustes et tourmenter les plantes de façon à leur donner des formes extraordinaires. Ils ont tellement perfectionné cet art que, sans doute, personne ne saurait les dépasser désormais.

Jusqu’à présent, il était difficile de se procurer en nos pays de ces plantes si curieuses ; voici la première fois qu’elles apparaissent dans nos expositions d’horticulture. Cette année elles eurent grand succès. On pouvait encore en voir une belle exposition à Paris, chez M. Bing, dans son hôtel de la rue de Provence, et à l’hôtel Drouot à la grande vente qui eut lieu le 18 juin dernier, pour étudier ainsi toutes les espèces susceptibles de subir les procédés de nanification. Ces arbustes provenaient de la pépinière installée à Osaka (Japon) par l’horticulteur M. Yamanaka.

La culture des arbres nains se pratique au Japon avec une véritable passion. Les noms des horticulteurs qui ont su et savent encore les produire restent célèbres. De génération en génération, on garde et on se transmet ces curieux arbustes. C’est ainsi que nous voyons figure 1, un thuya, d’arrangement Jikki, dressé par la famille Ito, de Tokio, qui est âgé d’environ 250 ans. Sa hauteur au niveau du pot est de 0,74m. Le Podocarpus, 0,64m de hauteur, l’Acer Japonica, 0,50m, et le Pin, 0,57m, sont aussi fort intéressants par leur forme et l’arrangement de leurs branches (fig. 2). A la vente, le public, tenu sous le charme par ces arbustes dont les espèces variées. Chêne, Prunier, Cerisier, Bambou, Azalée, Wistaria, Tamaris, Pin, etc., l’émerveillaient, a tout payé fort cher. Le Thuya représenté (fig. 1) a été acquis pour 1510 francs. Un autre, âgé de 120 ans, d’arrangement Mikoski, par Chotaro de Tokio, choisi par Mme la princesse de Polignac et un par la grande duchesse Vladimir, ont été payés 560 et 240 francs. Un Pin de 200 ans, un Érable de 80 ans, tous deux d’arrangement Kengaï, ont atteint 900 et 180 francs. La vente, composée de 200 plantes environ, a produit la somme de. 26000 francs.

Déjà nous avons parlé des arbustes nanifiés du Japon [2], mais nous avons cru devoir y revenir encore, maintenant qu’il est possible de les étudier chez nous et de les acquérir plus facilement. Nos jardiniers de France devraient essayer de produire quelques échantillons de ce genre en prenant modèle sur ceux des Japonais. Les premiers qui pourraient en fournir seraient assurés du plus grand succès. C’est dans les jardins de petite dimension surtout que ces arbustes nains feraient, tout comme au Japon, le plus charmant effet.

Albert Tissandier

[1Voy. n° 936, du 9 mai 1891, p. 300.

[2Voy. N°401, du 5 février 1881, p 155

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