Les variations des glaciers arctiques

Charles Rabot, la Revue Scientifique — 31 juillet 1897
Jeudi 30 juillet 2009

Commission internationale des glaciers. Les Variations de longueur des glaciers dans les régions arctiques et boréales, par M. Charles Rabot. Extrait des Archives des sciences physiques et naturelles ; Genève.

Les observations poursuivies depuis dix-sept ans dans les Alpes ont conduit à reconnaître que les oscillations de longueur des glaciers sont la conséquence de variations dans l’abondance des chutes de neige sur les hauts sommets et constituent, pour ainsi dire, une traduction lente’ et retardée des variations climatériques. Cette découverte, due tout entière à la persévérance de M. Forel, l’initiateur de ces recherches, a été féconde par le développement qu’elle a donné à l’étude des variations de climat. En même temps que ce naturaliste poursuivait une enquête historique sur les glaciers des Alpes, plusieurs savants recherchaient les traces des modifications de climat dans les manifestations de phénomènes d’ordres très divers et arrivaient également par des voies différentes à la constatation de variations cycliques dans la température de nos régions.

Ces résultats obtenus, il reste maintenant à étendre l’observation des variations des glaciers à toutes les régions de la terre et à rechercher si ce phénomène se présente partout avec le même caractère de simultanéité et d’ampleur que dans les Alpes. Il importe notamment de constater si le recul observé dans nos pays durant ces dernières années est un fait local ou général, s’il a été restreint à un petit coin de l’Europe centrale ou s’il s’est étendu simultanément sur tout ou partie de notre hémisphère.

Pour cette étude aucune partie du globe n’offre une plus grande importance que les régions arctiques et boréales. Sur les terres septentrionales la glaciation, se manifestant avec une énergie dont les Alpes ne donnent qu’une représentation pour ainsi dire’ microscopique, doit éprouver des variations d’une amplitude inconnue sous nos latitudes, si toutefois ce phénomène se produit dans ces régions. Mais, dans la zone arctique, plus encore qu’en Suisse, en Savoie ou dans le Tyrol, une enquête générale sur le régime des glaciers pendant une longue période est hérissée de difficultés. D’abord un grand nombre de ces glaciers sont encore complètement inconnus, et la plupart de ceux qui ont été visités ne l’ont été qu’une seule fois. Même pour les terres explorées à différentes reprises les documents sont rares. Au commencement et au milieu de ce siècle, l’étude des oscillations de longueur des glaciers ne préoccupait guère les géologues et les relations des nombreuses expéditions entreprises à cette époque ne renferment qu’un très petit nombre de renseignements sur cette intéressante question. Dans l’immense étendue de la zone arctique, nous ne possédons d’observations que pour le Grônland, le Spitzberg et l’Islande, et encore combien pleines de lacunes pour les deux premières de ces terres. Les plus anciens documents relatifs au Grönland ne remontent pas au delà de 1850 et ne se réfèrent qu’à quelques glaciers, alors que ce pays en compte plus d’un millier. Au Spitzberg, un seul courant a été l’objet de mesures précises exécutées à de longs intervalles. En Islande, grâce à d’anciens documents et aux relations des naturalistes indigènes qui ont parcouru l’île au XVIIIe siècle, l’historique du régime des glaciers peut être rétabli dans ses traits généraux. En Norvège les documents sont plus rares, mais suffisants encore pour connaître les phases générales du phénomène.

Avant d’exposer les observations faites dans les diverses régions arctiques, il est nécessaire de rappeler brièvement les formes primordiales de la glaciation. La plus connue, le glacier alpin, est rare dans l’extrême nord, Les courants de premier ordre (classification de Beim) y sont tout à fait accidentels et n’y atteignent jamais, à notre connaissance du moins, des dimensions comparables à celles de l’Aletsch ou du Gorner. Presque toujours la forme alpine ne se rencontre que comme glacier de deuxième ordre, accolé à une pente escarpée ou rem plissant un cirque de faible étendue, sans émettre dans la vallée un long ruban de glace.

Le second type de formation glaciaire, celui-là spécial aux contrées du nord, est la carapace glaciaire,l’inlandsil des géologues scandinaves. Si les glaciers alpins peuvent être comparés à des fleuves, les inlandsis donnent l’image d’immenses lacs de glace. Ce sont de vastes nappes cristallines, recouvrant de hauts plateaux ou des surfaces en dos d’âne, dont le trop-plein s’écoule vers les basses régions par de larges et puissants émissaires. Le sol disparaît entièrement sous une inondation de glace ; sauf sur les bords du plateau, aucun pointement rocheux ne perce le blanc manteau.

Entre ces deux formes franches d’agrégat glaciaire, l’inlandsis et le glacier alpin, le passage est marqué par un genre mixte que j’ai appelé glacier alpin-norvégien, les types de cette classe les plus caractérisés étant situés en Norvège. Le réservoir d’alimentation est une haute plaine comme l’inlandsis, accidentée par des cimes rocheuses élevées qui, dans une certaine mesure, donnent à la nappe de glace un faciès alpin. Comme toutes les formes de passage, les glaciers de cette catégorie offrent une très grande diversité d’aspect suivant la prédominance de l’un des deux 1’àcies. Dans les Alpes, le massif de l’Adamello appartient au type alpin-norvégien avec prédominance de la forme alpine.

Dans nos pays tempérés les glaciers reposent tout entiers sur le sol, leur ablation est déterminée uniquement par les actions thermiques de leurs milieux ambiants : l’air et la terre. Dans ces conditions, leur longueur marque l’excès entre leur alimentation et leur fusion. Le premier facteur est-il le plus important ? la masse cristalline s’allonge ; le second domine-t-il ? il y a, au contraire, raccourcissement. L’observation des variations tes glaciers se présente aussi sous un aspect très simple.

Sur les terres arctiques, au Grônland, au Spitzberg, à la Nouvelle-Zemble, etc., le phénomène est beaucoup plus compliqué. Dans ces régions, le front. de la plupart des glaciers est baigné par la mer, et, de ce fait, se trouve exposé à deux causes d’ablation qui n’existent pas dans nos pays : 1° à la fusion de la tranche te glace immergée au contact de l’eau de mer ; 2° à des ruptures déterminées par des actions mécaniques de diverses natures, en un mot au velage, pour employer l’expression technique du vocabulaire arctique.

Examinons ces deux ablations. Les expériences de M. Hammer ont montré que, même dans une eau dent la température est inférieure à 0°, la glace éprouve une perte très rapide. En quarante-huit heures, un bloc de 15 kilogrammes, plongé dans une eau dont la salure est de 3,40 % et la température de - 1° à -2°, est complètement liquéfié. D’après les observations de cet officier [1], en hiver, la partie immergée d’un glaçon subit une ablation deux cents fois plus forte que la partie émergée. Lorsque la température de l’eau monte à + 2°, la fusion devient dix à douze fois plus rapide, Dans le Grônland danois [2], comme au Spitzberg, la température de la mer restant, pendant une grande partie de l’année, supérieure de plusieurs degrés à 0°, soit à la surface, soit à une faible profondeur, l’ablation déterminée par son contact devient considérable. Les variations de la température de la mer étant régulières, cette fusion s’accomplit régulièrement et ne peut intervertir le sens des oscillations de longueur des glaciers.

Le velage est, au contraire, un facteur d’une intensité très variable. Tantôt quelques blocs seulement s’éboulent, tantôt d’énormes masses se trouvent tout à coup détachées du glacier ; par conséquent, à la suite d’une fracture, le front du glacier peut reculer et présenter les symptômes d’un retrait, alors que le courant est, au contraire, en état de crue. D’où cette conséquence très importante : la position du front d’un glacier baigné par la mer ne peut, par elle-même, donner aucune indication certaine sur son régime. Le velage est dans une étroite dépendance d’une part de l’alimentation du glacier, de l’autre de la forme des fonds marins sur lesquels se meut la masse cristalline. De là, cette autre conséquence : l’intensité et la fréquence du velage peuvent fournir des indications sur le régime d’un glacier arctique. Plus, en effet, l’afflux de la glace est considérable, plus sa langue terminale avance en mer et se trouve en état instable d’équilibre.

Ces considérations générales exposées, examinons maintenant les observations recueillies par les explorateurs.

Dans l’archipel polaire américain, sur la terre de Grinnel, la mémorable expédition, de Greely a révélé l’existence de deux grands massifs glaciaires, l’inlandsis de la terre de Grant et la mer de glace d’Agassiz. Cet ! deux nappes de glace paraissent avoir atteint un état de maximum peu de temps avant 1883.

Au Grönland, les témoignages des indigènes sont unanimes à affirmer que sur plusieurs points de la côte occidentale (jusqu’au 72° de lat.) certaines branches de l’inlandsis ont progressé depuis la période historique.

En tous cas, une crue paraît s’être manifestée probablement à la fin du siècle dernier ou au commencement de ce siècle, sur plusieurs émissaires de l’inlandsis (glacier ouest du Sermilik nord — 61°15’ —, glacier central de Kangerdluarsak — 61°5’ —, lsblink de Frederikshaab — 62°30’ —, glaciers de Sermilikfjord et de l’Alangordlia — 63°32’ —.

Cet état de maximum semble persister dans la plus grande partie du Grönland. De 1850 à 1886 le grand glacier d’Upernivik est resté stationnaire et pendant cette période, celui de Torsukalak paraît avoir augmenté. De 1850 à 1883, le courant voisin de Pakitsok a progressé et en 1884 le glacier du Söndre Strömfjord était en crue. De 1878 à 1891, l’Isblink de Frederikshaab est demeurée stationnaire en état de maximum. Les glaciers de Kinalik ne sont séparés que par un faible intervalle de leurs moraines frontales, et en 1893, celui de Sermitsialik semblait en voie de progression. Dans l’extrême nord du Grönland, sur les bords du golfe Inglefield, les émissaires de l’inlandsis paraissent également stationnaires dans un état de maximum depuis une longue période. Un léger mouvement de retrait se manifeste, par contre, sur quelques glaciers locaux de cette région.

D’autre part, une décroissance peu importante se produit actuellement sur quelques branches de l’inlandsis dans le Grönland méridional. Un mouvement de recul a été également observé en 1881 sur quelques glaciers du massif alpin qui occupe l’extrémité méridionale du Grönland, A cette même date deux courants de cette région étaient cependant en voie d’accroissement.

Depuis le milieu du siècle, les glaciers des massifs secondaires de Disko et de Nugsuak ont, au contraire, éprouvé une crue, comme l’indique le tableau suivant

CrueDécroissance
Glacier de Godhavn 1849-1871
Glacier de Sorkak 1849-1871
Glacier de Sarfarfik 1879 1811-1850
Glacier de Tuopagsuit 1879
Glacier de Senniarsut 1879 1811-1850
Glacier d’Asasak 1879-1892 1850-1879
Grand glacierd’Umiartofik. Stationnaire depuis 1850.
Petit glacier d’Umiartofik 1875-1879 1850
Glaciers sud et ouest de l’île d’Upernivik 1879 1850

En résumé, l’inlandsis du Grönland semble actuellement en état de maximum stationnaire notamment dans le nord. Dans le sud, une légère décroissance se manifeste, mais ’trop peu accentuée pour arrêter l’envahissement progressif par la glace, signalé par le commandant Holm. En tous cas, on ne constate, pendant le milieu de ce siècle, aucune phase de retraite, comparable en puissance et en durée à celle survenue dans les Alpes de 1850 à 1880. Tout au contraire, pendant cette période, une crue se produit, tout au moins sur les glaciers locaux de Nugsuak, de Disko et d’Upernivik.

En Islande, depuis l’époque de la colonisation de l’île par les Normands, les glaciers ont considérablement augmenté ; leur progression a été particulièrement marquée sur le versant méridional du Vatnajôkull, où ils ont recouvert de vastes étendues de terrain.

Dans les premières années du XVIIIe siècle, lés glaciers islandais étaient moins étendus qu’aujourd’hui ; . niais vers cette’ époque commence à se manifester une crue. (glaciers de Reykjarfjördur, de Leirufjördur, de Breidamerkur, Solheimajökull (1703), DyngjujökuIl, Bruarjökull(1734), Skeidararjökull (1784), Hrutarjökull). Sur les glaciers d’Hoffelsdalur, la période de progression débute dès 1640.

Une décroissance se produit ensuite, mais elle ne semble pas avoir été générale. En tous cas, vers la fin du XVIIIe siècle, la plupart des glaciers de l’Islande paraissent en état de crue (Solheimajökul, DyngjujökuIl (1794), Holarjökull et Stigarjökull (1794), Svinadellsjökull, BreidamerkurjökuIl). Seuls le Bruarjëkull et le Skeidararjôôkuil sont en retrait à cette époque.

Cette crue a persisté pendant une partie du XIX siècle et dure même encore aujourd’hui sur quelques courants. Durant cette période, le plus grand nombre des glaciers islandais ont subi une poussée extraordinaire ; il s’est produit une véritable invasion de glace. De 1750 àf880 le Breidamerkurjëkull a progressé d’une dizaine de kilomètres.

Dans le nord-ouest de l’île, la date du maximum se place entre 1845 et 1860, au Solheimajökull et au Breidamerkurjökull en 1880, au Langjökull en 1888. Seul, pendant le XIXe siècle, le Skeidararjökull a éprouvé une régression continue, mais tout récemment (1894) il a manifesté des symptômes de crue.

A cette phase de croissance a succédé une période de retrait, qui parait avoir commencé plus tôt dans le nord (1845 à 1860) que dans le sud (1880). Ce mouvement de régression n’a pas, jusqu’ici du moins, une amplitude égale à celle de la crue qui l’a directement précédée.

En Islande comme au Grönland, la récente retraite des glaciers ne présente ni l’importance ni la généralité de la grande phase de décrue constatée de 1850 à 1880 dans les Alpes. Elle affecte le caractère d’un phénomène se conduire, comparée à la grande crue qui marque la fin du XVIIIe siècle et la plus grande partie du XIXe.

Sur la petite Île de Jan Mayen, située à 300 milles an nord de l’Islande, les glaciers ont progressé depuis la fin du XVIIe siècle et même depuis 1861.

Charles Rabot

[1R. R. I. Hammer, Undersögelser ved Jakobshavns Isfjord og nœrmeste Omegn i Vinteren 1879-1880 in Meddelelser om Gröland ; Copenhague, vol. III, p. 36.

[2Du cap Farvel au 74° de lat. N.

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