Principes de l’application du sulfocarbonate de potassium aux vignes phylloxérées

P. Mouillerfert, La Nature N°353 - 6 mars 1880
Lundi 9 mars 2009 — Dernier ajout mercredi 20 mars 2024

P. Mouillerfert, La Nature N°353 - 6 mars 1880

L’histoire naturelle du phylloxéra nous apprend :

1° Qu’il devient hibernant ou s’engourdit, dès que la température du sol est descendue et se maintient au-dessous de 8 à 10° au-dessus de zéro ; que l’année suivante il se réveillera et continuera ses métamorphoses, qui avaient été interrompues par les froids, lorsque cette même température du sol aura régulièrement atteint et dépassé de nouveau le nombre de degrés indiqués ci-dessus, c’est-à dire suivant les climats du mois d’avril au mois de mai.

2° Que son action nuisible, qui est nulle pendant la période d’engourdissement, devient d’autant plus funeste aux racines de la vigne que l’activité végétale de celle-ci est plus grande ; d’où la conséquence : que c’est surtout pendant les mois de mai, juin et juillet, que le grand nombre d’insectes sur les organes souterrains est nuisible ; c’est-à dire qu’à moins d’une vigne en voie de régénération ou jeune (dont le système radiculaire est tendre et très actif) les parasites même très nombreux, font relativement beaucoup moins de mal à l’arrière saison (activité végétale moins grande, organes plus lignifiés et plus résistants) que pendant les trois premiers mois cités.

De ces principes tirés de nos expériences et de nos observations, il résulte :

1° Qu’un traitement est nécessaire du mois de novembre au mois de mai ou de juin, pour détruire les phylloxéras hibernants, et que dans cette longue période de sept ou huit mois le propriétaire a toutes facilités pour traiter au moment qu’il jugera le plus avantageux ; toutefois les applications de printemps sont préférables à celles de l’hiver ;

2° Qu’en principe, un traitement en juillet produit un effet utile considérable en détruisant à cette époque les insectes épargnés lors de la première opération ou ceux issus de l’œuf d’hiver, et dont le nombre peut devenir inquiétant dans Certains cas, comme nous le verrons ci-dessous ;

3° Qu’à moins de se trouver en présence d’une très grande activité végétale qu’il importait de protéger (beaucoup d’organes à tissus jeunes et non encore lignifiés) les traitements de fin d’août, septembre, octobre et première quinzaine de novembre sont inutiles et sans effet, et cela parce qu’ils ne peuvent empêcher, grâce à une réinvasion qui a généralement lieu avant les froids, le traitement hivernal ;

4° Qu’un seul sulfocarbonatage par an est suffisant quand il s’agit de vignes traitées dès le début de l’invasion ; parce qu’alors les phylloxéras qui surviennent toujours à la fin de l’été se portent de préférence sur le chevelu qui est naturellement caduc, les radicelles et les principales racines sont peu ou pas lésées et le système radiculaire se retrouvera en bon état pour accomplir ses fonctions au printemps suivant ;

5° Que lorsqu’on veut ramener à leur ancien état dos vignes phylloxérées depuis plusieurs années et déjà très affaiblies par la maladie, deux traitements paraissent indispensables, surtout dans le Midi : le premier, du mois de novembre au mois de mai pour détruire les phylloxéras qui ont hiberné : le deuxième dans le courant de juillet, pour protéger, contre la réinvasion phylloxérique de la fin de l’été, issue des générations de l’œuf d’hiver, descendues du tronc sur les racines, les nouvelles productions radiculaires qui se sont développées en mai-juin à la faveur du premier traitement.

De cette manière seulement les organes souterrains formés pendant toute la durée de la végétation sont conservés sains pour l’année suivante et pourront venir avantageusement joindre leur action à ceux qui se formeront dans le courant de la deuxième année, en même temps qu’ils prendront une importance de plus on plus grande.

Si au contraire, devant une réinvasion intense de fin d’été, on ne donnait pas 1e deuxième traitement, toutes les productions radiculaires développées en mai, juin et juillet seraient détruites en août, septembre et octobre, et il ne pourrait y avoir d’acquis, au point de vue de la régénération de la plante. D’où la conséquence que voici : c’est que l’on a toujours tout avantage à traiter tout le vignoble dès les premières atteintes du mal, et au contraire tout à perdre à attendre pour commencer le traitement général, que la vigne soit déjà affaiblie et que toutes les taches soient confluentes .

Examinons à présent les causes qui favorisent ou qui entravent l’action du sulfocarbonatage.

L’action du sulfocarbonate est favorisée :

1° Dans les sols siliceux et surtout siliceux frais et substantiels, là le chevelu se renouvelle facilement ainsi que tout le système radiculaire ; les sols silico-argileux aident aussi à l’action du sulfocarbonate et en général tous les sols profonds frais et riches en matières nutritives ;

2° Au contraire les sols argileux, argilo-calcaires, calcaires, et surtout calcaires secs peu profonds sont beaucoup moins favorables à l’action du sulfocarbonate ; dans ces conditions, le chevelu se renouvelle difficilement et il est facilement détruit par la chaleur de l’été ;

3° L’âge de la vigne, les ceps âgés gros et surtout ceux d’âge moyen, toutes conditions étant égales d’ailleurs, profitent beaucoup mieux du remède que ceux qui sont jeunes, grêles ou détériorés par l’âge ; les premiers ont plus de ressources en eux-mêmes pour produire le premier chevelu et les premières feuilles tout d’abord nécessaires au départ de la végétation que les seconds.

4° Les façons culturales qui détruisent la végétation adventive et qui ameublissent le terrain aident au sulfocarbonate en favorisant le développement du chevelu ;

5° Enfin, les engrais sont un puissant adjuvant de remède.

Le sulfocarbonate étant lui-même un engrais, plus on en mettra, lors du traitement, mieux cela vaudra, on peut même dire que la régénération de la vigne se fera proportionnellement à la quantité employée. Toutefois, comme cet insecticide ne fournit qu’un seul élément nutritif, la potasse, il sera bon de le compléter par l’addition au sol d’autres agents.

Le fumier de ferme, les compost, les débris de cornes, les déchets de laine et autres engrais à décomposition lente con viennent plus particulièrement aux vignes encore peu affaiblies par la maladie, ils doivent être appliqués à l’automne ou pendant l’hiver, c’est-à-dire du mois de novembre au mois de mars.

La poudrette, la viande et le sang desséché, et les engrais chimiques tels que nitrate de soude, nitrate de potasse, sulfate d’ammoniaque, superphosphate soluble et guano, conviennent le plus spécialement aux vignes déjà très affaiblies, étant immédiatement assimilables ils agissent rapidement (ce qu’il faut en pareil cas) sur la végétation de la plante. Ils doivent être appliqués suivant leur nature à la dose de 300 à 500 kilog. à l’hectare en même temps que le sulfocarbonate du mois de mars au 1er au 15 mai. Plus tard, quand les ceps seront régénérés, on pourra supprimer les engrais azotés qui pousseraient trop au bois au détriment du fruit ; le sulfocarbonate, le phospho-guano, le superphosphate à la dose de 150 à 200 kilog. par hectare suffiront pour avoir à la fois et la végétation et le fruit.

Avoir trouvé des remèdes pour combattre le fléau dévastateur qui s’est abattu sur la vigne et des procédés pratiques pour appliquer ces remèdes, c’est beaucoup, mais ce n’est pas tout. Le propriétaire livré à son initiative et à ses propres forces est souvent impuissant à utiliser les découvertes qui lui fourniraient le moyen de se défendre ; il faut qu’on lui vienne aussi en aide, qu’on facilite et qu’on encourage ses tentatives, qu’on multiplie les expériences et les exemples pour gagner sa confiance.

Dans cet ordre d’idées, nous avons pensé qu’une Société possédant un matériel approprié à des besoins financiers d’une grande puissance, pourrait rendre d’immenses services aux viticulteurs en les aidant de diverses manières à combattre le fléau qui s’est abattu sur leur propriété viticole.

Pour remplir sa mission, c’est-à-dire pour répondre à tous les besoins de la viticulture, la Société qui est aujourd’hui constituée ( [1]) divise ses opérations de la manière suivante :

1° La location des appareils pour le traitement des vignes avec le sulfocarbonate appliqué au moyen du procédé de l’eau ;

2° Le traitement et la régénération à forfait des vignes phylloxérées ;

3° La reconstitution des vignobles qui ont été détruits ;

4° La vente des brevets, soit aux communes, soit aux propriétaires ;

5° La cession des licences ou la location du système avec redevances annuelles ;

6° La fabrication et la vente des sulfocarbonates ou de tous autres ingrédients reconnus efficaces ;

7° La location des machines ou l’entreprise à forfait des irrigations ou des élévations d’eau pour la submersion des vignes ;

8° La prise à bail de domaines ruinés par le phylloxéra.

En un mot, la Société peut se prêter à tout arrangement avec les propriétaires qui voudront traiter ou reconstituer leurs vignes au moyen du sulfocarbonate, appliqué avec le procédé de l’eau, qui est celui auquel elle s’est arrêtée comme donnant les plus sérieuses garanties.

Ainsi tombent toutes, les unes après les autres, les critiques souvent partiales accumulées contre le remède de l’illustre M. Dumas, président de la Commission supérieure du phylloxéra, et la question du sulfocarbonatage se trouve par suite réduite à ceci : il s’agit de savoir, pour le viticulteur , s’il peut ou veut faire une dépense de 260 à 550 francs suivant les cas, pour appliquer un remède sûr et capable de sauver son vignoble, le reste concernant entièrement l’institution qui a été fondée et qui a pour mission de lever les difficultés d’application.

D’autre part, la loi sur les syndicats qui fait intervenir l’état pour une forte part dans les dépenses, quand les propriétaires se réunissent en associations syndicales, est un puissant encouragement pour les viticulteurs qui veulent lutter contre le mal.

C’est ainsi que se fera peu à peu la vulgarisation de cette médication et que l’on arrivera, y compris le concours de tous autres remèdes qui, dans l’avenir, pourront être reconnus efficaces et avantageux, à combattre le terrible fléau qui sévit en ce moment sur la viticulture.

(Suite et fin. -Voy. p. 102, 122 et 154) P. Mouillerfert, Professeur à l’école nationale d’agriculture de Grignon.

[1Société Nationale contre le phylloxéra, 10, place Vendôme, Paris.

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