Les arbres ont une longévité beaucoup plus grande que celle des animaux. Il suffit de rappeler, pour en donner une idée, le formidable diamètre qu’atteignent souvent les arbres gigantesques des pays chauds, le Séquoia par exemple. Il y en a un tronc au British Muséum dont il n’est guère possible, d’après le compte des anneaux concentriques du bois annuel, d’évaluer la durée à moins de dix siècles.
Ce ne sont pas seulement les individus qui ont, dans le régner végétal , une longévité sans comparaison avec celle des animaux, mais aussi les espèces, les genres, les familles… et même, pourrait-on dire, le monde végétal tout entier. Les origines Premières de la vie sur notre planète -aussi bien végétales qu’animales - étant inconnues (et peut-être inconnaissables, puisque les terrains où on pourrait les chercher, métamorphisés, ne contiennent plus de fossiles) , il est impossible de savoir si le règne végétal est plus ancien que le règne animal, mais il est certain que son ensemble a été constitué beaucoup plus tôt dans la série géologique. Aussi il arrive assez souvent que des plantes actuellement existantes , nous renseignent sur la vie végétal d’une époque beaucoup plus ancienne que celle où pourraient nous reporter des animaux d’un degré de développement comparable.
L’une des plus remarquables de ces « plantes du passé » survivant parmi nous, est cette conifère qu’on voit en Europe comme plante d’ornement, le ginkgo : son étude s’est révélée, ces dernières années, particulièrement intéressante pour l’histoire du monde végétal. D’assez petite taille chez nous, le Ginkgo —l’arbre aux quarante écus, comme on l’appelle quelquefois — atteint en Chine des dimensions colossales, jusqu’à treize mètres de circonférence. Il ne comprend qu’une seule espèce le Ginkgo Biloba.
Connu en Chine de toute antiquité, on sait aussi qu’il ne s’y trouve jamais à l’état sauvage. Comme on vient de le voir, on le range parmi les conifères, et on l’y rapproche assez souvent de l’if. On va voir qu’en réalité, malgré ce cousinage réel, mais assez vague, il n’y a probablement pas d’autre arbre actuel qui se rapproche plus exactement que cet isolé des conditions qui font d’un ancêtre ce que Darwin avait appelé un « fossile vivant » .
Le Ginkgo a une forme pyramidale qui le rapproche du Mélèze et des autres conifères ( fig.1). Comme certains d’entre eux également, le Mélèze et le Cèdre, il a deux sortes de pousses feuillues : l’une à croissance rapide, longue, portant des feuilles dispersées ; l’autre naine, a croissance très lente, portant plusieurs feuilles serrées à son extrémité terminale. La feuille, semblable d’ailleurs dans les deux cas, est encore nettement une feuille de conifère, -ou plutôt elle est nettement une feuille de conifère par sa structure, les faisceaux de bois et de liber y étant disposés comme dans celle-ci, mais par sa forme plate elle s’en éloigne assez fortement ; elle a l’air d’une feuille de conifère déroulée et étalée, et se rapproche ainsi d’une manière frappante de celles qu’on voit, dans un groupe végétal inférieur, chez certaines fougères. Cette ressemblance, toute extérieure il est vrai, semblait une première confirmation aux botanistes qui croyaient depuis longtemps à la possibilité de trouver des « formes de passage » entre les deux grandes moitiés du règne végétal , cryptogames et phanérogames. Elle était d’ailleurs évidemment trop faible pour suffire à elle seule à assigner cette valeur au Ginkgo. Ce fut l’étude dés fleurs qui y conduisit (fig 2).
Celles-ci sont cependant du type normal des conifères, dans leur forme et leur structure Elles sont groupées en nombre plus ou moins grand en cônes qui sont soit de fleurs mâles, soit de fleurs femelles, l’arbre étant dioïque, c’est-à dire n’ayant des fleurs que d’un seul sexe. Les fleurs mâles consistent en un axe central portant de petites branches dont chacune est terminée par deux petites capsules qui contiennent le pollen. La fleur femelle est du même type, un peu plus courte ; elle porte deux ovules comme chez toutes les phanérogames, la fécondation a lieu par la mise en contact du grain de pollen avec l’ovule. C’est ici qu’apparaît le caractère, unique parmi les phanérogames, qui distingue profondément le Ginkgo de toutes celles-ci et le rapproche par contre étroitement des cryptogames .
Le grand botaniste japonais Hirase a découvert, en effet, que la cellule reproductrice mâle, contenue dans le grain de pollen, et qui est assez volumineuse, est pourvue à l’extérieur d’une bande de cils très fins enroulés en spirale à sa surface et qui lui permettent un déplacement rapide dans l’eau .Or, chez aucune phanérogame -et les conifères n’échappent pas à cette règle- la cellule reproductrice ne présente d’appareil locomoteur, ni de ce type, ni d’un autre quelconque. Elle ne cherche pas l’ovule, comme a tâtons, a travers une goutte d’eau ; elle est portée directement à son contact par un tube spécial, dit tube pollinique, qui est produit par le grain de pollen. Au contraire, chez toutes les cryptogames vasculaires -fougères, lycopodinées, prèles- de même que chez les mousses et chez les hépatiques, aussi bien que chez beaucoup d’organismes végétaux plus inférieurs encore, la cellule mâle n’arrive à la cellule femelle que par le moyen de cils, exactement comme chez le Ginkgo.
Ainsi cette plante qui, par son anatomie et sa forme, appartient si clairement à la moitié supérieure du règne végétal, les phanérogames, appartient non moins clairement, par un caractère essentiel de sa physiologie, aux cryptogames, qui sont la moitié inférieure de celui-ci. Le mécanisme de sa reproduction démontre d’une façon péremptoire qu’il n’y a pas discontinuité entre ces deux grands groupes de végétaux (fig 2).
En même temps, cette cellule reproductrice ciliée montre combien est tenace dans les organismes végétaux la tendance à maintenir, même très longtemps après qu’ils ont cessé d’être indispensables, des dispositifs dus aux conditions originelles de l’existence. En effet, la motilité de la cellule mâle chez les fougères et autres plantes inférieures représente des stades primitifs de l’évolution Végétale où la présence de l’eau était essentielle à l’acte de la fertilisation, stades qui sont eux-mêmes un souvenir des jours, plus anciens encore, 0ù tout le corps végétal était adapté à la vie aquatique. A mesure de la production de formes plus hautes, le mécanisme végétal s’affranchit de plus en plus de ces conditions premières et la perte des cils locomoteurs par la cellule reproductrice est un de ces changements qui accompagnent cette adaptation graduelle à la vie sur terre. On voit combien de tels changements sont longs à s’accomplir, puisque celui-ci n’est pas encore réalise chez le Ginkgo .
Est-ce le Ginkgo que nous connaissons aujourd’hui qui, à un certain moment des temps géologiques, a servi d’intermédiaire entre les cryptogames et les phanérogames ? Ou cet office a-t-il été rempli par un groupe plus vaste de plantes, dont l’arbre aux quarante écus ne serait qu’un dernier survivant isolé ? On ne sait rien de précis là-dessus, mais on sait que, cette même plante, si restreinte aujourd’hui dans sa distribution et dans son nombre, a été autrefois l’une des plus largement répandues à la surface de notre planète, comme le rappelle fort bien un de ses derniers historiens, M. Seward ( [1]).
Dès la fin des temps primaires (dévonien, carbonifère, permien), on signale dans les couches géologiques, en divers points de toute l’Europe, un genre, Psygmophyllum, dont les feuilles son t fort analogues à celles de notre Ginkqo. Les données à son sujet sont toutefois trop précaires pour qu’on puisse affirmer entre eux une parenté réelle. Elle est encore douteuse, quoique moins, pour un autre genre, Ginkgophyllum, du permien (Oural, France) .Mais, dès le rhétien ou trias supérieur, au début des temps secondaires, il n’y a plus de doute, on est en présence sinon du Ginkqo lui-même, du moins de formes voisines, de Ginkgoacées. A ce moment, le genre Baiera -dont les feuilles ont la forme générale de celles de notre Ginkgo, mais sont plus découpées, et dont les fleurs et les graines sont les mêmes- a une extension universelle : on le trouve en Australie, au Cap, dans les deux Amériques, au Tonkin, en Suède, en France, etc. Et, à sa suite, on suit l’évolution de tout le groupe -si l’on peut parler d’évolution pour des formes qui ne changent pas, ou dont le changement. est de s’éteindre- depuis le rhétien jusqu a nos Jours. Le vrai Ginkgo lui-même apparaît dès le jurassique moyen et récent, où ses feuilles abondent à côté de celles du Baiera . Il semble surtout concentré dans tout l’hémisphère nord, de la Chine à l’Angleterre, et s’élève jusqu’à 75° et 78° de latitude, cependant d’ailleurs que d’autres Ginkgoacées, et Baiera entre autres, continuent d’avoir la dispersion universelle du rhétien. Au début du tertiaire, le Ginkgo est encore étendu sur tout l’hémisphère nord. La ressemblance de ses feuilles est telle alors avec celles du type actuel qu’il a paru à quelques botanistes qu’il s’agissait déjà de l’espèce d’aujourd’hui. Comment depuis s’est-elle restreinte à l’Extrême-Orient, pour n’y survivre d’ailleurs que par les soins de l’homme, on ne le sait pas.
Le Ginkgo n’est pas la seule de ces « plantes du passé » qui semblent ne survivre parmi nous que pour nous permettre de saisir, entre des groupes fort distincts, des rapports qu’il serait sans elles impossible d’imaginer. C’est seulement une des plus frappantes par la clarté de son cas et par l’importance des groupes entre qui elle sert de trait d’union .
L’occasion se présentera j’ espère, d’en signaler d’autres .