Parlons un peu de la pipe, tandis qu’il en est temps encore.
Car la pipe disparaît de la surface du globe. Elle disparaît, comme disparaissent les élégants costumes qui jadis différenciaient les villes, les provinces, les États des cinq parties du monde. Partout ils sont remplacés aujourd’hui par les complets de la Belle Jardinière, par les confections du Louvre ou du Bon Marché.
Comme disparaissent les couteaux originaux de chaque pays, auxquels se sont substitués les produits uniformes de Langres ou de Sheffield.
Comme les massues, les arcs, les tomahawks des Peaux-Rouges, des Nègres, des Samoyèdes, qui ont adopté avec enthousiasme les fusils de troque de Liège ou de Saint-Étienne.
La pipe se meurt ! la pipe est morte ! mais elle.. c’est la cigarette qui l’a tuée.
Je me souviens du temps fort peu éloigné (c’était en 1869 ) où, dans les rues d’Amsterdam, de La Haye, le Hollandais, leurs longues pipes au poing, se retournai t surpris en voyant un fumeur étranger la cigarette aux lèvres.
Aujourd’hui ces mêmes Hollandais ont l’amour, le culte du cigare ou du papelito, comme disent les Espagnols.
Oui, la belle pipe de Gouda, faite de l’argile la plus fine et la plus blanche, avec son mince tuyau long de plus d’un mètre et percé à la main par des ouvriers d’une habileté prodigieuse, cette pipe aussi tend à disparaître. Elle était en Hollande d’un emploi journalier, et, chose unique en Europe, elle était aussi pipe de cérémonie. Au Mexique (fig. 25), dans l’Amérique du Nord (fig. 8), en Asie (fig. 10), chez certaines peuplades de l’Afrique (fig. 4), on trouve des pipes qui ne servent que dans les occasions solennelles. Sur notre continent, la Hollande seule avait sa pipe de fête. Émile Augier, je le sais, nous a appris que son Giboyer avait une pipe qu’il emportait « pour aller dans le monde », mais c’est une exception. Or, en Hollande, pour les noces de cuivre, après quinze ans de mariage, pour les noces d’argent, après vingt-cinq ans, pour les noces d’or, après cinquante ans, pour les rarissimes noces de diamant, après soixante-quinze ans, on revêtait une pipe de Gouda d’un élégant feuillage de cuivre, d’argent, d’or, ou d’or enrichi de diamants et, comme relique vénérée, on la conservait précieusement dans les familles. Il en existe encore.
La pipe, il n’est pas besoin de le rappeler, se compose de deux parties essentielles : le fourneau et le tuyau ; mais que de variétés dans la matière, la forme, la grandeur, l’ornementation de ces deux parties !
La matière dont la pipe est faite dépend des pro duits du sol et de la nature de l’industrie de chaque région. Pour les fourneaux, en France, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, la terre de pipe, sorte d’argile blanche, fut longtemps la seule employée. L’argile rouge domine dans tout le bassin de la Méditerranée, l’argile noire en Afrique ; la porcelaine, la racine d’orme [1] dans les pays germaniques ; les pierres chez nombre de peuples sauvages, chez les anciennes populations de l’Amérique du Nord, chez celles de l’Afrique Australe ; le bois presque partout. Mais là où le bois manque, chez les tribus déshéritées des rives de l’océan Glacial, où le saule, l’arbre qui remonte le plus au nord, pousse à l’état herbacé, on se sert de l’ivoire fossile des mammouths, ou d’ossements de baleines, ou de dents de walrus, ou bien encore de fer.
Même observation pour les tuyaux. Ils sont en bois, en corne plus ou moins bien travaillée chez les Européens ; en corne brute de bœuf chez les Boschimens (fig. 9) du Sud-Afrique ; en corne d’antilope vers les sources du Nil (fig. 20) ; en cerisier en Hongrie et en Arménie ; en jasmin en Perse ; en bambou dans presque tous les pays chauds ; en or, en argent, en bois ou en cuir recouvert d’étoffes précieuses chez les riches Orientaux ; en roseaux chez les pauvres, et tous, du reste, aspirent la fumée avec le même plaisir.
Les formes et la grandeur des fourneaux sont en rapport direct avec la matière que l’on fume, avec son prix, avec la manière dont on fume. Deux mots d’abord sur un point important et sur lequel on ne réfléchit pas assez. Ce que l’on fume peut-être le moins, c’est le tabac. Qui est-ce qui en fume ? Les Européens d’Europe ou d’Amérique. Que sont-ils en comparaison des centaines de millions d’Asiatiques, des centaines de millions d’Africains qui emploient l’opium, le chanvre, les champignons vénéneux, les feuilles de rose, de thé, de noyer, de betterave. Et de ces dernières combien d’Européens en fument sans le savoir…. On peut dire qu’on fume de tout, même du tabac [2] !
Or, les pipes. destinées à fumer le tabac sont, en général, de dimensions moyennes : certaines, cependant, atteignent une taille extravagante. Tandis que notre pipe ordinaire française, que tout le monde connaît, contient quelques grammes de tabac, celles des habitants du haut Nil, celles des Pahouins de la côte ouest d’Afrique, celles des derviches de Damas peuvent en contenir de 500 à 800 grammes ! Il en existe d’aussi grandes en Allemagne, et les paysans de l’île d’Amager, près de Copenhague, bourrent le matin une pipe dont le fourneau a 22 centimètres de hauteur, large à proportion, qu’ils allument en allant au travail et qui dure toute la journée [3].
Ce besoin de fumer la plus grande quantité possible de tabac a fait faire les pipes à plusieurs fourneaux. Telle la pipe à deux fourneaux de Mostaganem (fig. 19), d’autres semblables, mais en pierre, de l’Amérique, d’autres à trois et quatre fourneaux accolés, de l’Asie Mineure. J’ai même sous les yeux deux pipes hollandaises en terre blanche émaillée, du dix-septième siècle, l’une à six, l’autre à sept fourneaux, chacune avec un seul tuyau, vrai chef-d’œuvre de fabrication, et probablement pipes d’anniversaires.
Les pipes à plusieurs fourneaux amènent naturellement à parler des pipes à plusieurs tuyaux ; elles sont plus rares. La figure 16 représente un nègre du Gabon tenant à deux mains un baquet qui sert de fourneau, tandis que par ses deux jambes on aspire alternativement la fumée. Dans les réunions publiques où les Nègres aiment à discuter longuement de leurs intérêts, ou même simplement dans leurs réunions privées, on place au milieu d’eux un fourneau unique, mais ce fourneau a autant de tuyaux qu’il y a d’orateurs (fig. 4).
Dans les assemblées des Peaux-Rouges, moins discoureurs que les Nègres, il règne au début un profond silence ; un calumet, orné des chevelures (scalps) des ennemis vaincus si l’on traite de la guerre, de sculptures symboliques, si l’on parle d’autres questions, circule lentement de bouche en bouche, jusqu’au moment où commencent les délibérations. Et puisque nous parlons des Peaux-Rouges, il faut remarquer que les tuyaux des pipes anciennes, depuis le Pérou jusqu’au Canada, sont longs, plats, avec le fourneau placé au milieu. .Cette forme se retrouve encore sur la pipe fort grossière et toute moderne de la Terre de Vancouver (fig. 5).
Les dimensions des tuyaux sont aussi variées que celles des fourneaux. On peut dire que leur longueur est proportionnelle au caractère plus ou moins laborieux des races. En France, en Angleterre le tuyau de la pipe ordinaire est de 12 centimètres, et l’ouvrier a soin de le briser pour avoir les mains libres en travaillant. En Orient je ne connais qu’un seul modèle de pipe à tuyau court. On le trouve à Damas (fig. 5), mais encore faut-il que le fumeur le tienne d’une main. Dans l’île d’Amager , la pipe de travail que nous venons de citer a un tuyau de 55 centimètres, mais la pipe de la maison, du coin du feu (comme les pipes allemandes) en a un de 1,45m. En Orient, les chibouques [4] de cerisier ou de jasmin ont 2 mètres et plus et les longs tuyaux de cuir des pipes à eau, sur lesquelles nous aurons à revenir, atteignent jusqu’à 10 et 20 mètres !
Ces dimensions énormes tiennent aussi, il faut le reconnaître, à l’influence du climat. Si, dans nos régions tempérées, il ne nous déplaît pas d’avoir la fumée chaude, brûlante même [5], dans les pays tropicaux, avec raison, on préfère la fumée rafraîchie. De là l’invention de pipes dans lesquelles la fumée est forcée de traverser un récipient plein d’une eau parfumée avant d’arriver à la bouche du fumeur. A l’origine, ce récipient fut très probablement une noix de coco, d’où le nom persan de « ( narghileh » qui veut dire « noix de coco ». Pour les pauvres, c’est la noix pure et simple ; pour les riches, c’est tantôt une noix ornée de garnitures précieuses, tantôt un vase d’argent ou d’or, mais conservant plus ou moins la forme primitive (fig. 10). Lorsque la pipe à eau a la forme d’une cloche , on l’appelle « houka [6] »(fig. 25) ; les noms de « gourgouli » , de « qualyoun » , qu’elle porte dans les Indes sont une onomatopée indiquant les glouglous que fait la fumée en traversant le liquide.
Chez les nègres, des régions où coulent les nombreuses rivières que forment le Nil, l’eau est remplacée par le foin mouillé dont on remplit une gourde, tantôt placée près du fourneau (fig. 14), tantôt près de l’embouchure du tuyau (fig. 20).
Arrivons maintenant à l’opium et à ses fanatiques ; ils sont très nombreux dans l’Inde, dans l’Insule-Inde, l’Indo-Chine, la Chine, le Japon. A ces Asiatiques, il faut malheureusement ajouter aujourd’hui un certain nombre d’Européens. Donc ils forment des centaines de millions d’hommes.
Dans l’Extrême-Orient, où mœurs et usages sont diamétralement le contraire des nôtres, le fourneau de la pipe à opium, au lieu d’être largement évasé, est presque hermétiquement fermé. C’est un récipient en forme de boule, percé sur la face supérieure d’une ouverture à peine suffisante pour introduire une aiguille (fig. 15, pipe chinoise, tuyau en écaille, fourneau en émail bleu, blanc et jaune) ; sur cet orifice le fumeur place une boule d’opium grosse comme un pois ; il l’allume, d’une première aspiration il introduit toute la fumée dans la boule et la déguste en trois ou quatre bouffées successives.
D’autres fois, sur un fourneau minuscule, mais alors ouvert, à peine assez grand pour qu’un enfant puisse y faire entrer l’extrémité de son petit doigt, on place ou l’opium, ou une pincée de tabac fortement opiacé (pipes chinoises, n°6 et 21 ; pipes anciennes japonaises, 11, 17, 22) ; si faible que soit la dose, elle suffit pour amener une ivresse momentanée.
Outre l’opium, il existe d’autres substances fortement enivrantes. Le chanvre fumé en Turquie, en Asie Mineure, dans presque toute l’Afrique septentrionale, depuis le Maroc jusqu’à la mer Rouge. On le brûle dans des pipes en argile rouge, grosses comme la moitié d’un dé à coudre. Par rare exception, et seulement chez les peuplades de l’extrême nord de l’Asie, chez les Samoyèdes, les Ostiaks, qui ne peuvent se procurer de l’opium, on fume des champignons vénéneux, soigneusement desséchés, qui procurent des journées entières de profonde ivresse.
Quant à l’ornementation des pipes, elle varie de peuple à peuple suivant le goût, l’instinct plus ou moins artistique de chaque race, ses habitudes d’économie ou de faste. En Orient on cite des narghilehs du schah de Perse ou du sultan qui valent, dit-on, un million de francs. Avec l’emploi des diamants, des pierres précieuses qui ornent ces bijoux, il n’y a pas de limites à leur valeur.
En Europe les pipes les plus chères sont en écume de mer (silicate de magnésie) ; leur prix dépend et de la pureté du minéral et de la perfection de la sculpture. Quelques-uns atteignent des prix de 5 à 6000 francs. Il existe également des pipes en bois dont le décor fait toute la valeur. Telle (fig. 7) une pipe italienne du XVIIe siècle provenant de la collection Spitzer, qui a bien voulu s’en dessaisir en ma faveur : elle représente Neptune sur son char, conduit par un triton qui tient deux chevaux marins. Les pipes allemandes en porcelaine atteignent souvent des prix élevés par la beauté des peintures de leurs fourneaux. Les quelques pipes sorties de notre manufacture de Sèvres ont pour elles et leur extrême rareté et leur bleu incomparable.
La politique (où ne va-t-elle pas se nicher), les événements historiques exercent également leur influence sur les pipes et sur leur ornementation. Louis XV termine la guerre de Sept Ans par le néfaste traité de Paris. Pour reconnaître les services rendus par cent chefs des tribus indiennes qui avaient combattu pour la France contre les Anglais, le roi fit faire, à la manufacture de Versailles, cent pipes-tomahawks portant la fleur de lis royale sur le fer, et la date de 1763 sur le fourneau (fig. 8). Les traits de Jean Ziska, le héros de la Bohême, sont, perpétués depuis des siècles par des fourneaux de pipes (fig. 12). Les armes impériales d’Autriche figurent incrustées en nacre dans le bois d’une pipe ramassée sur un des champs de bataille de la guerre de la succession d’Espagne. Les pipes aux armes étaient nombreuses jadis ! Aujourd’hui, alors que, suivant une phrase connue, « la démocratie coule à plein bord » les blasons sont remplacés par les bustes des personnages plus ou moins célèbres. On ne peut prétendre à la moindre notoriété si l’on n’a pas été fourneau de pipe. Cette mode de la France s’est étendue sur les pays voisins. L’exemple le plus curieux que je possède est un brûle-cigare de 1875, l’époque de la grande querelle religieuse du Kulturkampf allemand. Il représente le comte de Bismarck (il n’était pas encore prince), en cordonnier ; par un mécanisme très simple, à chaque bouffée que l’on aspire, le bras armé d’un marteau se lève et retombe lourdement sur le dos d’un prêtre. La légende porte : « Frappe plus fort ».
A vous-nous réussi à indiquer sommairement l’intérêt que peut présenter une modeste collection de pipes ? — les renseignements qu’elle peut fournir aux études ethnographiques, historiques, artistiques, industrielles ? — Nous n’osons l’espérer. — Mais nous serions heureux d’avoir pu montrer aux hommes sérieux qu’en dehors du plaisir d’absorber quelques bouffées de tabac, la pipe peut être l’objet d’études comparatives intéressantes. En un mot : Que la pipe n’est pas ce qu’un vain peuple pense !
Os. Baron de Watteville