À la séance du 7 décembre 1898 de la Société astronomique de France, M. A. Bouquet de la Grye, membre de l’Académie des Sciences, a fait une communication du plus haut intérêt sur les travaux du Congrès géodésique international de Stuttgart, et particulièrement sur la stabilité du sol de la France.
De tout un ensemble de faits, il paraît résulter que le sol de notre pays obéit à un mouvement de bascule extrêmement lent qui relèverait les parties méridionales et abaisserait les parties septentrionales.
L’axe de ce mouvement de bascule, surtout sensible ou du moins mesurable le long du littoral maritime, passerait un peu au Nord du Cotentin et du Calvados.
En effet, dès 1888, M. A. Bouquet de la Grye, dans une note remise à l’Académie des Sciences, avait cru pouvoir conclure que notre côte bretonne avait un exhaussement d’un tiers de millimètre par an, tandis qu’au Havre il y aurait un affaissement, confirmant dans une certaine mesure ce qu’a avancé le colonel Goulier sur l’affaissement général du bassin parisien.
D’autre part dans une des dernières séances de l’Académie des Sciences, M. Michel Lévy a présenté une note de M. Bigot, professeur de l’Université de Caen, sur les mouvements de retrait et d’envahissement de la mer le long des côtes du Cotentin et du Calvados. Il semble résulter de ce travail que ces côtes, qui a un certain moment se sont affaissées ; sont actuellement dans une période de relèvement.
Ces oscillations ont été surtout sensibles, depuis l’époque historique, dans la baie du Mont-Saint-Michel, et puisqu’elles font l’objet d’études très actuelles, il est intéressant d’en résumer ici les vicissitudes.
La baie du Mont-Saint-Michel est, avec celles de Saint-Malo et de Granville ; le point du littoral européen, et peut-être du monde entier, où les marées atteignent la plus grande amplitude. Dans cette espèce d’entonnoir, la disposition particulière des côtes, celle des bancs, des plateaux de roche, et des îles nombreuses qui s’étendent au Nord jusqu’à la pointe de la Hague, obligent le flot de marée à se partager en plusieurs ondes secondaires, et, en s’opposant à son mouvement, amènent sa surélévation. Aussi, tandis que la mer ne monte qu’à 7 mètres à Cherbourg et à 8 mètres dans le port de Brest, elle atteint, dans la baie du Mont-Saint-Michel, jusqu’à 15,40m au-dessus de la laisse des plus basses mers. On conçoit aisément l’importance de l’action mécanique accomplie depuis des siècles par cette énorme masse d’eau en mouvement, sur toute la partie du littoral où s’exerce sa puissance.
Cette action locale a été accentuée par le phénomène géologique plus général d’affaissement plus vu moins rapide dont nous parlons plus haut, et dont plusieurs constatations ont été faites depuis les temps historiques, à diverses époques et sur divers points.
En ce qui concerne la région comprise entre le Cotentin et la Bretagne, M. L. Quinault (les Mouvements de la mer, 1869) a recueilli une série de traditions et d’histoires locales absolument concluantes. Parmi les anciens documents publiés par lui, l’un des plus importants est une carte du Cotentin, au temps de Jules César, dressée en 1704 par Deschamps-Vadeville, ingénieur géographe du roi pour les côtes de France, d’après une carte en lambeaux qui se trouvait au Mont Saint-Michel, et qui datait de 1406 ; cette dernière était elle-même la copie d’une carte datant du IXe siècle. D’après ce document, l’île d’Aurigny faisait alors partie du Cotentin, ainsi qu’une bande de 10 kilomètres de largeur, aujourd’hui immergée, entre Aurigny et Jersey. Cette dernière île était également reliée au Cotentin par un isthme de plus de 20 kilomètres de largeur englobant les rochers des Écréhou, et sur lequel passait une route allant à Grannona (aujourd’hui Portbail). Il en était de même des îles Chausey. Les rochers des Minquiers formaient le centre d’une île, de 23 kilomètres sur 8, dont la forme correspondait exactement à celle du plateau actuellement submergé dans ces parages. Guernesey, Herm et Serk ne formaient qu’une seule île, s’étendant bien au delà des rivages actuels de ce groupe. Notre première carte, reproduction de celle de Deschamps-Vadeville, résume tous ces détails et montre l’extension des anciens rivages, comparativement à celle des rivages actuels.
M. Quinault a également recueilli de nombreux souvenirs relatifs à une immense forêt, la forêt de Scissy, qui s’étendait sur l’emplacement actuel de la baie, jusqu’à la chaîne des rochers de Chausey inclusivement, ceux-ci servant alors de digues naturelles à la mer. Une route militaire, partant de Rennes, la traversait dans toute sa longueur, passant en terre ferme à une grande distance à l’Ouest du Mont-Saint-Michel, pour aboutir à Crociatonum, chez les Unelles (Cotentin). Le 1er juillet 1892, M. de Beaurepaire a annoncé à la Société des Antiquaires de Normandie, à Caen, la découverte, dans les grèves du Mont-Saint-Michel, à 3,30m de profondeur, d’une chaussée pavée en diorite, laquelle n’était autre que la voie romaine dont nous venons de parler.
La forêt de Scissy, d’abord déserte et abandonnée aux bêtes sauvages (on a trouvé, en 1892, dans les grèves, trois crânes d’aurochs), devint du Ve au VIIIe siècle de notre ère, le séjour de nombreux anachorètes. Sur la lisière du côté de la Bretagne, s’établirent quelques villages : Sainte-Anne, Saint-Louis, Colombel, Croix-Morel, Saint-Étienne-de-Paluel, Mauny, La Feuilleste, Tommen, et d’autres dont on n’a pas même conservé les noms.
Mais, pendant ce temps, le travail d’érosion des flots et l’affaissement continu du sol avaient déjà considérablement réduit l’étendue des anciens rivages figurés sur notre première carte, lorsque, au mois de mars l’an 709, à la suite d’un tremblement de terre (phénomène assez fréquent dans le Cotentin), la mer envahit toutes les parties basses du littoral jusqu’à la zone grise figurée dans notre deuxième carte, et ensevelit sous l’épaisse couche de sable qu’elle charriait la forêt de Scissy et les villages dont nous venons de parler. Seuls, les rochers élevés du Mont-Saint-Michel et de Tombelaine restèrent émergés au-dessus du niveau général des nouvelles grèves.
Le 9 janvier 1735, secouée par un ouragan terrible, la mer souleva une partie de la couche de sable et mit au jour de nombreux troncs de chênes inclinés presque tous du Nord au Sud. Les rues du bourg disparu de Saint-Étienne-de-Paluel furent déblayées par les vagues, et l’on y découvrit des débris de maisons, un puits, le bénitier de l’église et d’autres objets.
On fait encore de temps en temps dans les grèves des découvertes du même genre, confirmant toutes l’existence des anciennes terres submergées.
Depuis l’irruption des eaux dans la baie du Mont Saint-Michel en 709, l’apport du sable par la mer n’a jamais cessé.
En pénétrant dans la baie, le flot de marée est toujours chargé de débris qu’il a arraché aux falaises de la côte et aux récifs, ainsi qu’à un immense banc de coquilles qui s’étend de Cancale aux îles Chausey et à Granville. À mesure que la profondeur et l’agitation de la mer diminuent, ces matières en suspension se déposent, et la plage s’exhausse continuellement par ces apports renouvelés chaque jour. C’est dans les anses où il existe un calme relatif que se précipitent les matières les plus ténues, composées d ’une argile impalpable, riche en principes fertilisants, connue sous le nom de tangue.
Si le niveau de la plage ainsi formée ne se trouve que très peu au-dessous des hautes mers ordinaires de vive eau, il y pousse spontanément une plante grossière appelée cris te marine. Quant l’atterrissement atteint et dépasse légèrement ce niveau, les pluies le dessalent peu à peu, et la criste marine est remplacée par l’herbu, sorte de gazon court, fin et serré, propre au pâturage et recherché surtout par les moutons.
Comme on le voit, la nature elle-même travaille, — avec une extrême lenteur, il est vrai, — à reprendre sur la mer les terrains qu’elle lui a jadis abandonnés. Ce phénomène a été longtemps retardé par les cours d’eau qui viennent déboucher dans la baie : leurs lits, se déplaçant incessamment sur ce sol plat et sans consistance, détruisaient sur leur passage les herbus, au fur et à mesure que ceux-ci se formaient.
Mais l’industrie humaine, intéressée à la reconquête de ces terrains sur la mer, est intervenue pour protéger les atterrissements et même pour hâter leur œuvre.
Les habitants du pays se sont appliqués, depuis très longtemps, à mettre les herbus à l’abri des marées et des divagations des cours d’eau par des digues de tangue revêtue de gazon, et les terrains ainsi conquis sur la mer sont devenus des polders fertiles et d’un grand revenu.
Mais ces rudimentaires travaux dé défense n’avaient guère d’efficacité. Les cours d’eau et surtout le Couesnon, démolissaient les digues et ravageaient les terrains déjà enclos et cultivés, C’est ce qui explique que, depuis la catastrophe de l’année 709 jusqu’en 1856, — en onze siècles et demi, — les riverains ne soient parvenus à reprendre sur la mer que la zone marquée en blanc sur notre deuxième carte.
Le 21 juillet 1856, l’État concéda à une puissante société — la Compagnie des Polders de l’Ouest — 2800 hectares de lais de mer compris dans un triangle limité à l’Est par le cours du Couesnon, au Sud par le rivage, qu’atteignait à cette époque le Syndicat des marais de Dol, au Nord, par une ligne droite allant de la chapelle Sainte-Anne à la chapelle Saint-Aubert (Mont Saint-Michel). La Compagnie avait à sa charge la rectification et l’endiguement définitif du cours du Couesnon sur une longueur de 6 kilomètres, depuis le territoire de Moidrey jusqu’au delà du Mont-Saint-Michel. C’était d’ailleurs une condition sine qua non de sécurité pour les futurs polders. Ce travail dura deux ans et coûta près d’un million.
Depuis qu’il a été exécuté, les atterrissements ont progressé rapidement, facilités en outre, par la chaussée insubmersible, de 1930 mètres de longueur, qui a été établie de 1878 à 1880, à l’Est du Couesnon, entre le Mont-Saint-Michel et la terre ferme, en prolongement de la route de Pontorson. Une autre chaussée, submersible celle-là, part de la pointe de Roche-Torin, et se dirige également vers le Mont, mais est interrompue à une distance de deux kilomètres de ce dernier. Elle a pour objet de maintenir dans le Nord de la baie la Sée et la Sélune, dont les courants mobiles présentaient les mêmes dangers que ceux du Couesnon. Mais cette seconde chaussée aura un autre effet : en retenant les apports des marées, elle accélérera les atterrissements dans les 1150 hectares de grèves qui la séparent du littoral. L’ensemble de ces travaux n’a d’ailleurs pas tardé à produire ce résultat fatal. Depuis quarante ans, la mer a été progressivement chassée de toute la zone du littoral distinguée sur notre deuxième carte par des hachures obliques. Cette zone ayant une profondeur moyenne de 4 kilomètres, cela représente un avancement moyen de 1 kilomètre tous les dix ans. Des calculs absolument précis attestent que la mer dépose annuellement 6315 mètres cubes de tangue par hectare. Il suffira donc d’une vingtaine d’années pour que le rivage méridional de la baie atteigne la ligne indiquée sur notre troisième carte, et qui s’allonge directement de la chapelle Sainte-Anne à la pointe de Roche-Torin, en passant par le Mont-Saint-Michel. Celui-ci ne sera plus qu’un rocher côtier, s’élevant au sein de terres en culture, comme le mont Dol.
Bien des gens ont protesté contre cette dernière perspective, et notamment l’administration des Beaux-Arts. Déjà, depuis la construction de la chaussée insubmersible, le flot de marée, gêné dans son expansion circulaire autour du Mont-Saint-Michel, bat avec violence la base du rempart et des assises rocheuses sur lesquelles s’élèvent les constructions de l’abbaye. Les murs sont ébranlés, et l’on est obligé depuis cette époque à de continuels et onéreux travaux de consolidation et de réparation. La digue présente d’ailleurs un autre inconvénient, celui d’enfouir sur une hauteur de plusieurs mètres la base de la partie du rempart à laquelle elle aboutit, et notamment les tours du Roi et du Guet, enlevant ainsi au premier aspect du Mont tout le caractère de grandeur architecturale qu’avait l’enceinte militaire de la vieille forteresse.
On a proposé, pour concilier les commodités des touristes avec les réclamations des Beaux-Arts, de couper la digue sur une longueur de 200 mètres environ avant son arrivée au Mont, ce qui permettrait de dégager la base des remparts et, en laissant accomplir aux marées leur développement circulaire, les empêcherait de battre en brèche les assises de l’abbaye. Un pont roulant, dans le genre de celui de Saint-Malo à Saint-Servan, ou de celui de Brighton, relierait l’extrémité de la digue à l’entrée du Mont, et donnerait aux voyageurs et aux habitants les mêmes avantages que la digue continue actuelle.
Reste à savoir qui l’emportera des amis de l’art ou des utilitaires.
Ceux-ci songent déjà à conquérir la baie tout entière, en réunissant toutes les eaux qui y divaguent en un seul canal qui, d’Avranches, gagnerait la Rance. Cet immense travail transformerait en ports de commerce local toutes les petites villes situées sur son passage, tandis que la baie, débarrassée des courants d’eau douce qui la transforment en marais à marée basse, se dessécherait peu à peu sous l’influence des atterrissements maritimes et de la formation d’un cordon littoral.
Cette dernière transformation ramènerait la baie entière du Mont-Saint-Michel à peu près à l’état dans lequel elle se trouvait avant le tremblement de terre de 709.
Une autre solution du même problème, moins. grandiose et moins onéreuse, mais aboutissant pratiquement au même résultat, a été proposée.
Elle consisterait à relier le bec d’Andaine au rocher du Mont Saint-Michel par deux chaussées submersibles : l’une allant du bec d’Andaine à Tombelaine, l’autre allant de Tombelaine au Mont Saint-Michel.
Comme on peut le voir sur nos deux dernières cartes, cette chaussée, combinée avec la digue insubmersible qui existe actuellement entre le mont et le rivage, fermerait complètement tout le fond de la baie.
Dans toute cette partie,se produiraient, avec une intensité croissante, les phénomènes d’atterrissements que l’on constate aujourd’hui au sud de la chaussée submersible de la pointe de Roche-Torin, la marée montante charriant des masses de tangue que le jusant ne pourrait ramener au large.
Comme il faut tenir compte des eaux de la Sée, de la Sélune, et de quelques autres petites rivières qui se déversent dans le fond de la baie, elles seraient toutes captées et réunies en un canal unique, qui déboucherait près du Mont-Saint-Michel et irait se réunir au canal du Couesnon.
Si on le compare au premier projet exposé plus haut, celui-ci est relativement modeste et facilement réalisable.
Paul Combes